Les stars et la mise en place de star-systems font partie intégrante de l’arsenal des stratégies économiques au service du capital dans les industries culturelles, et notamment dans l’industrie de la musique enregistrée. En tant que stratégie économique, toutefois, la création des stars n’en entre pas moins dans une relation tout à fait particulière avec les matériaux musicaux. Cet article propose une exploration théorique des stratégies socio-économiques de création de stars dans l’industrie musicale par une étude du rapport de ces stratégies à la réalité musicale des productions. Comme on le verra, ce rapport s’inscrit dans une tension entre stratégies d’individualisation et stratégies de formatage. C’est ce paradoxe qui est ici à l’étude, en se concentrant sur le domaine particulier de la musique populaire qu’on se contentera, pour ne pas entrer dans des discussions qui seraient trop éloignées du sujet du présent article, de définir en opposition aux répertoires des œuvres savantes de compositeurs contemporains ou, surtout, du passé.
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Du cinématographe au disque : la place des stars dans les stratégies socio-économiques de la production industrielle de la culture
Si le star-system se développe historiquement dans le cinéma bien davantage que dans le théâtre [1], il existe un mouvement analogue dans l’industrie musicale. C’est, en effet, essentiellement dans le cas de la musique enregistrée que le star-system se manifeste historiquement dans la musique. On pourrait même dire qu’il en est l’une des médiations principales, comme dans d’autres domaines culturels à leur époque industrielle : la création des stars et d’un star-system fait partie des stratégies de limitation du risque dans le secteur de la production industrielle des biens culturels. Comme pour les autres industries culturelles, l’économie de la musique enregistrée est fortement caractérisée par le risque. La consommation de marchandises symboliques répond, en effet, à des logiques extrêmement imprévisibles, même les productions pour lesquelles de grandes campagnes de promotion ont été réalisées peuvent être des échecs commerciaux alors que des projets au départ plus confidentiels peuvent bénéficier de bonnes critiques médiatiques et connaître une forte diffusion grâce à des effets de bouche-à-oreille. Ainsi, l’ensemble de ces secteurs que Richard Caves range dans la catégorie des creative industries — dont fait partie l’industrie de la musique enregistrée —, voient leurs chances de succès obéir à la règle selon laquelle « personne ne sait » (the nobody knows property), la demande étant incertaine [2].
Toutefois, pour ne pas laisser ce secteur de la production culturelle à l’écart de toute possibilité de retour sur investissement prévisible, et en faire même un champ économiquement profitable, le capital a mis en place certaines stratégies dont voici les principales :
- La stratégie de catalogue où les éditeurs « sont conduits à proposer une gamme de produits, répertoriés sur un même catalogue, et à calculer les résultats d’exploitation non titre par titre, mais catalogue par catalogue » [3] ;
- L’intégration : le secteur de la production musicale est en conséquence un secteur extrêmement concentré, dont l’organisation se caractérise par une « oligopole à frange concurrentielle » [4] ;
- La création de la rareté : dans la mesure où les productions culturelles ne sont pas détruites lors de leur consommation, elles ont un caractère de ce que les économistes appellent des « biens publics » ou « semi-publics ». Les industriels du secteur ont donc intérêt à la mise en place de lois de propriété intellectuelle afin d’en limiter l’accès ou la possibilité de reproduction. Également, entrent dans cette stratégie les tentatives d’attacher des valeurs spécifiques (travail de production sonore et création de stars) aux productions des biens culturels qui sont marquées par une forte standardisation, afin de leur donner un caractère plus individuel et original ;
- Le formatage des biens culturels par l’association de termes génériques (comme les genres) ou du nom d’artistes aux productions afin de suggérer a priori aux auditeurs quel type de plaisir en attendre [5].
Ce sont les deux dernières stratégies qui intéressent plus avant le propos du présent article. Comme on peut d’ores et déjà le constater, les stars servent à la fois la stratégie de création de rareté par l’individualisation des productions culturelles, et, sont, en même temps, intégrées à celle du formatage des produits culturels.
Les stars et l’individualisation du musical
Comme le rappelle David Buxton dans son travail sur le rock (1985), la première industrie de masse de la musique est l’édition de partitions. Au début du 20ème siècle, cette industrie est largement plus développée que celle des disques. Entre 1900 et 1910, cent partitions se sont vendues à un million d’exemplaires ; pendant la même période, il n’y eut que trois disques sur le marché mondial pour se vendre à un million d’exemplaires.[6] L’édition de partitions et celle de disques suivent des intérêts opposés :
L’édition [de partitions] s’appuie sur les musiciens amateurs et professionnels, donc la représentation soit sur scène, soit en privé. L’industrie du disque cherche, au contraire, à vendre des enregistrements des représentations et les moyens de les reproduire. D’où la nécessité pour l’industrie du disque d’exploiter des formes plus modernes de musique populaire coupées de la tradition folklorique établie ou qui sont difficilement reproductibles par les amateurs. [7]
Cette affirmation montre qu’une industrie de la musique enregistrée doit, en plus de la musique elle-même, trouver un objet spécifique qui, difficilement reproductible par les auditeurs ou sur partition, puisse augmenter la valeur d’usage du disque. Là où la partition a tendance à simplifier les œuvres, le disque doit chercher la virtuosité ; là où la partition cherche une standardisation jusque dans les timbres, le disque doit complexifier ceux-ci. Les stars entrent dans le réseau de ces éléments d’augmentation de la valeur d’usage des enregistrements musicaux.
« Dialectique d’interpénétration »
Dans son étude sur l’apogée du star-system dans le cinéma hollywoodien (1957), Edgar Morin rappelle que « la star n’est pas seulement une actrice. Ses personnages ne sont pas seulement des personnages. Les personnages du film contaminent les stars. Réciproquement, la star elle-même contamine ses personnages » [8]. L’auteur explique ainsi qu’il se produit une « dialectique d’interpénétration » entre stars et personnages, sans laquelle aucune star ne peut véritablement surgir parmi la société des acteurs. Les stars sont par conséquent des acteurs particuliers auxquels le public s’identifie via, en filigrane, l’ensemble des héros qu’ils ont joué et qu’ils portent en eux et à travers l’histoire précise de ces héros, dont chacun ajoute à l’histoire personnelle de l’acteur-même.
Tous les héros que Gary Cooper enferme en lui le poussent à la présidence des États-Unis, et, réciproquement, Gary Cooper ennoblit et grandit ses héros, les garycooperise. Le joueur et le joué se déterminent mutuellement. La star est plus qu’un acteur incarnant des personnages, elle s’incarne en eux et ceux-ci s’incarnent en elle[9].
Cette identification par le public à un ensemble de personnages joués par l’acteur à travers lui et réciproquement est, par ailleurs, magnifiée par l’ensemble des discours que crée l’industrie cinématographique sur les biographies des stars et les apparitions et discours publics de ces acteurs particuliers.
On peut ici établir une analogie avec le surgissement des stars dans la musique. Dans son travail sur les variétés (1981), Antoine Hennion rappelle qu’aux côtés des paroles et de la musique, il existe un troisième élément qui entre dans la composition des chansons populaires : il s’agit du « personnage », élément qui est dans une relation singulière avec le chanteur lui-même. En effet, selon Hennion, le chanteur de variétés « fait lui-même partie intégrante de la chanson qu’il chante, au titre de son “personnage”. La construction et la publicité de ce personnage ne sont nullement un simple travail de promotion situé en aval de la création artistique ; au contraire, ce travail est un élément central de la chanson, laquelle ne se conçoit que dans la crédibilité de l’association entre son texte, sa musique et le chanteur » [10]. C’est donc par la médiation de ce couple entre le chanteur lui-même et son identité de personnage mis en scène dans les chansons qu’il chante que, dans la musique, peut se réaliser l’identification permettant d’ériger des stars. Il faut, bien sûr, qu’il y ait une cohérence entre les discours créés autour du chanteur-star, ses prises de position et présentations publiques — et les valeurs que ces prises de position cristallisent — et l’ensemble général de son œuvre, l’évolution du « personnage » mis en scène dans ses chansons. Cet ensemble crée la star musicale et pénètre tout nouveau contenu musical en donnant à celui-ci une singularité et une originalité spécifique due aux valeurs particulières associées à cette image de star, image en permanence entretenue par les nouveaux projets et prises de positions publiques du chanteur. Dans son étude également, Hennion rappelle que les autres éléments des chansons, textes et musiques s’appuient sur un ensemble fini et réduit de formules qui reviennent inexorablement au long du temps (voir infra). C’est donc cet élément du personnage qui est garant du caractère original et individuel des productions musicales et qui peut même faire de deux enregistrements de la même chanson par deux stars différentes deux productions singulières.
À la manière de ce qui se passe dans l’histoire du cinéma, également, où l’apparition de certaines technologies de prises de vue et de son accroissent la possibilité pour les acteurs de donner davantage de corps aux personnages qu’ils interprètent et enferment, certaines techniques d’enregistrement ont, dans l’histoire de la musique, transformé les approches artistiques de la production des stars.
Sincérité et identification au timbre de la voix
Permettant de percevoir la moindre nuance dans la voix, le microphone offre aux chanteurs la possibilité de dépasser la virtuosité. Il les encourage à viser l’émotion et l’expressivité au-delà de la puissance, nécessaire dans les premiers temps de l’enregistrement sonore. Si les chanteurs de la tradition classique de l’Opéra avaient été éduqués dans le but de pouvoir chanter des notes claires et puissantes afin de dépasser le volume de l’orchestre, l’éducation au microphone offre la possibilité expressive du chuchotement, du tremblement de la voix ou du cri. Cela rend le timbre de la voix primordial par rapport au critère de puissance vocale dont le microphone pallie les manques. Le timbre peut alors véhiculer des émotions qui seront magnifiées par l’illusion de leur aspect authentique. L’individualisation est un paramètre central de la production de musique ; avec le microphone électrique cette individualisation passe par la sincérité. À l’opposé de la tradition classique, dans laquelle la nécessaire virtuosité pouvait aliéner les chanteurs en les obligeant à des prouesses techniques au détriment de ce que leur individualité avait à dire, le microphone offre la possibilité de renforcement de la vision romantique de l’artiste qui a vécu et qui raconte son histoire vraie sans recherche d’effet de style ou de technique nécessaire qui abîmerait son authenticité. Le timbre est alors partie intégrante de ce « vrai », de cette « authenticité » et accroît la possibilité d’identification aux personnages des chansons, et à travers eux, aux stars. L’artiste est sincère, il raconte sa réalité que son timbre de voix ne peut trahir. Cette sincérité revendiquée tend au rapprochement entre l’imaginaire des produits culturels et le réel. La sincérité de la voix, transmise par le microphone, offre un point d’appui réaliste pour s’identifier aux stars. Ainsi, c’est avec cette technique, qui magnifie les chanteurs à travers le simple médium de leur voix, que l’identification est rendue possible et permet l’avènement de stars dans la musique — combinée aux discours que l’industrie musicale construit autour d’eux et de leurs présentations publiques dans les médias, et la cohérence de ces discours avec ce que la « sincérité » que laisse entendre leur voix au microphone raconte.
Le microphone, dont l’utilisation et la démocratisation pour l’enregistrement sonore débute à partir du second quart du vingtième siècle est donc un élément central de la possibilité de « starification » des chanteurs dans l’industrie musicale et notamment dans la musique populaire où les stars, en relation avec les « personnages » des chansons, font partie intégrante des chansons qu’ils chantent.
La croissance de l’industrie de la musique pop pendant cette période, combinée avec la possibilité de diffusion offerte par la radio, posa les jalons de ce qui devait devenir l’adulation massive des “idoles”. Attirer l’attention sur les chanteurs fournissait la possibilité d’existence à un objet d’adulation pour lequel potentiellement l’expressivité dominait la technique. [11]
Si la virtuosité fut d’abord un moyen pour l’industrie du disque de résister à la standardisation des partitions, cette nouvelle attention portée sur les chanteurs est un moyen de dépasser la standardisation par le disque.
On comprend donc que les stars sur lesquelles se concentrent les stratégies de promotion de l’industrie de la musique enregistrée sont un moyen, dans la production musicale, d’individualiser les œuvres — et, par là, de limiter leur caractère conventionnel — en attribuant aux chansons des valeurs particulières, cristallisées par l’image des interprètes. Leur intérêt dans l’économie de la création musicale passe ainsi par leur particularité de définition du contenu symbolique des productions musicales dont elles déterminent en grande partie le caractère d’originalité.
L’aspect standardisé des processus d’individualisation de la musique par la star
Il est toutefois intéressant de remarquer que cette stratégie qui pousse à créer des stars dans un mouvement d’individualisation des matériaux de la musique populaire, et sert en cela la nécessité économique de contrôle de l’originalité et de la rareté dans la production musicale, entre également dans un processus de formatage des produits musicaux. Si l’individualisation est nécessaire pour vendre des productions dont l’originalité est valorisée et revendiquée, l’investissement capitalistique et son aversion pour le risque ne peuvent véritablement se satisfaire du caractère aléatoire que représenterait un trop plein d’originalité dans les productions culturelles. Ainsi, comme déjà mentionné supra, les stars permettent aussi, par l’association de certains matériaux musicaux et certains titre au nom d’interprètes connus, de limiter la profusion du code dans la production culturelle et, par là même, de standardiser celui-ci.
Il faut tout d’abord rappeler que le langage musical de l’essentiel des œuvres de musique populaire obéit à une rationalisation particulière. Comme mentionné supra, Antoine Hennion remarque que, dans les musiques de variétés, « les mélodies sont tonales, rarement modales (les mélodies modales sont trop fortement connotées ; elles ne servent que dans un contexte précis, où leur pouvoir d’évocation désuète crée l’atmosphère juste : ambiance ancienne, champêtre, cérémonieuse…) [et que] les principales harmonies sont familières » [12]. L’analyse de ce point me paraît primordiale dans l’analyse de la fonction de la musique de variétés comme production de l’industrie culturelle. La tonalité est ainsi utilisée comme langage musical à l’intérieur duquel la communication est possible et qui permet une compréhension immédiate du public. Le système tonal (la gamme dite « tempérée ») est une technique musicale localisée dans l’histoire de la musique occidentale ; il n’a rien de naturel et résulte d’une sédimentation sociale en rapport dialectique avec ses formes historiques. Il est pourtant nécessaire à la création des biens musicaux parce que son apparence donne l’impression d’une immanente compréhension qui permet une identification immédiate. Mais en même temps, comme nous l’avons vu plus haut, son utilisation constante concourt à l’aspect limité des schèmes harmoniques utilisés par la musique populaire [13] qui nécessite le concours des stars comme processus d’individualisation.
C’est à l’intérieur de ce langage que doivent en grande partie se construire ceux des stars, qui permettent de les reconnaître. Dans son ouvrage de musico-sémiologie sur « la rhétorique de la protestation morale » (1996), Christian Lahusen rappelle, en analysant la mise en scène des rassemblements caritatifs d’interprètes au disque et lors de concerts, que les interprètes connus (stars) qui participent à ces projets se voient toujours reconnus en leur nom au sein des productions : les arrangements laissent la possibilité à ces interprètes de mettre en scène leur « idiolecte », reconnaissable dans le son de la voix. C’est la capacité de cet « idiolecte » à absorber un ensemble cohérent de signifiants musicaux qui détermine, selon l’auteur, la possibilité de « starification » des interprètes :
La célébrité des artistes n’est rien d’autre qu’un indicateur d’un processus de condensation symbolique de leurs idiolectes (tokens) de représentation de styles particuliers, leurs origines, essences et authenticité (types) [14].
Ces idiolectes sont la traduction dans des signifiants musicaux de la personnalité authentique des stars et de leurs personnages, vers la définition d’un style particulier.
Cependant, en suivant l’analyse de Lahusen, on remarque que ces idiolectes s’appuient eux-mêmes sur des ensembles cohérents qui résultent déjà d’une standardisation du matériau musical par l’industrie culturelle. En effet, les signifiants musicaux absorbés dans l’idiolecte individuel des interprètes sont des signifiants dont la cohérence dans leur reconnaissance par les auditeurs dépend de leur existence en série dans les conventions de la production musicale industrialisée — il s’agit notamment des genres (que l’auteur allemand appelle « styles musicaux »).
Les artistes peuvent devenir des métonymies, synecdoques ou prototypes de styles musicaux plus larges s’ils sont capables d’absorber, personnifier et épuiser le type musical dans leur idiolecte. […] Ainsi lorsqu’on dit reconnaître la voix de Bruce Springsteen, on interprète des signes musicaux. Il en est de même lorsqu’on reconnaît l’improvisation de Darlene Love comme de la soul ou les couplets de rap comme du « son de la rue ». On pourrait objecter que ces interprétants circonstanciels et contextuels sont des possibilités contingentes de l’interprétation. J’affirme néanmoins que la signification du signe musical (par exemple la musique de rap) est le produit d’une convention sociale, qui implique que des interprétations particulières s’institutionnalisent en sens commun ou prennent le dessus sur les biographies des artistes et les contextes sociaux, politiques de leur musique.[15]
Par conséquent, outre le langage général dans lequel la musique populaire inscrit ses productions, les possibilités mêmes de l’individualisation de ce langage par la personnalité des stars, traduite dans leur idiolecte ou « style » musical, est sujette également à des processus de rationalisation. Ainsi, de la problématique du style dans la musique populaire à l’heure de son industrialisation : si le style est ce par quoi l’individuel entre dans l’œuvre d’art, son utilisation dans l’industrie culturelle tend à ne le laisser exister que comme image de lui-même. « Une fois que ce qui constitue sa différence est enregistré par l’industrie culturelle, il fait déjà partie d’elle comme le responsable des réformes agraires fait partie du capitalisme. » [16]
C’est ici que s’inscrit le paradoxe des stars dans l’industrie culturelle, mais ce paradoxe n’en reste pas un bien longtemps lorsqu’on comprend que la possibilité d’originalité dans la production musicale populaire est ainsi, à quelque niveau que ce soit, planifiée dans les conventions sur lesquelles s’appuient les procédés de création. Alors, l’originalité créée par l’utilisation des stars, qui est une nécessité économique de la production culturelle, est non seulement artificiellement créée, mais les moyens mêmes qui composent cette originalité sont également régis par des conventions.
Entre singularité et standardisation : la starisation des interprètes de musiques populaires comme « pseudo-individualisation »
À la lecture du présent article, le lecteur pourrait s’étonner de l’attention particulière qui a été portée sur la musique « populaire » au détriment de la musique dite « savante » dans l’analyse de la création des stars dans l’industrie musicale. N’y a-t-il alors pas de processus de « starification » et de star-system pour la musique « savante » ? Pourtant, depuis ses débuts, le disque est l’apanage également des compositeurs dits classiques et le microphone ainsi que la radiodiffusion jouent un rôle important dans la réception de ces compositeurs. En effet, s’appuyant sur les conclusions de l’ouvrage d’Antoine Hennion, La passion musicale (Métailié, 1993, 2007), Jacob Matthews le fait remarquer :
[Le] star-system ne concerne pas uniquement la musique populaire. En témoignent les cultes voués, dans le domaine de la musique “classique”, à des chefs d’orchestre comme Herbert von Karajan ou encore les “grandes voix” comme Luciano Pavarotti ou Maria Callas. [17]
Je me permettrais peut-être de nuancer une telle affirmation. S’il y a indubitablement des cultes voués à des vedettes dans le domaine du classique, il semble qu’une telle analogie passe un peu trop rapidement sur la nature des phénomènes de vedettariat qui se manifestent au sein de la musique « savante ». Dans l’industrie de la musique enregistrée, le « culte voué » à un compositeur n’est, en effet, pas de même nature que celui voué à un chef d’orchestre, à une « grande voix », et encore moins que celui voué à une star de rock. Il faut, à ce titre, rappeler que la majorité des compositeurs contemporains ainsi que leurs œuvres sont peu connus du grand public dans l’extrême majorité des cas. Pour ce qui est des œuvres et des compositeurs du passé, s’il y a des « tubes » véritables ainsi que des vedettes classiques, on ne peut vraiment constater d’identification à un personnage qui ferait que l’on puisse parler de véritables stars. Quand un auditeur écoute l’Allegro de Eine Kleine Nachtmusik de Mozart, il s’identifie bien sûr à cette musique en la reconnaissant, mais ne s’identifie pas au personnage de Mozart (dont il n’a finalement qu’une très vague idée). Le seul lien véritable entre le public et ces compositeurs et œuvres du passé est l’interprète. C’est à travers lui que l’identification à un personnage peut se faire et l’élever théoriquement au rang de star. Je pense cependant que cela n’est possible que dans des conditions extrêmement déterminées et par analogie avec ce qui se passe dans la musique populaire.
Sans prétendre avoir fait le tour de la question du star-system dans la musique dite « savante », il me semble donc certain que le star-system n’y est pas de même ordre que dans la musique populaire. Dans la musique savante, la star ne me paraît pas faire partie intégrante de l’œuvre, comme c’est le cas pour les chansons de musique populaire. C’est pourtant cet élément qui est essentiel dans les conditions de mise en place d’un star-system la musique enregistrée, et qui contient en lui-même ce paradoxe : les stars sont utilisées, dans l’économie de la musique, à la fois comme moyen de création d’originalité pour des objets musicaux standardisés et, par ce même mouvement, elles assurent que ces objets musicaux ne s’éloigneront pas trop du standard.
Ainsi, pour conclure en s’appuyant sur les propositions d’Adorno dans ses études de la musique populaire et leur reprise dans les travaux sur l’industrie culturelle, on peut affirmer que les stars entrent dans la production des titres musicaux comme procédé de « pseudo-individualisation », en réponse à la nécessaire standardisation économique du matériau musical. La musique populaire est, selon Adorno, « composée de telle manière que la transformation de l’unique en norme est déjà préparé et, dans une certaine mesure, accompli dans la composition elle-même » [18]. Toutefois, chaque titre doit garder un certain niveau d’autonomie par rapport aux autres, de manière à lui conférer un caractère différent des autres à l’intérieur même du champ du standardisé. L’utilisation des stars entre dans ce processus nécessaire de « pseudo-individualisation » comme un moyen de « camoufler le pré-digéré » [19].
Le corollaire nécessaire de la standardisation est la pseudo-individualisation. Par pseudo-individualisation, nous entendons la production culturelle de masse, entourée d’un halo de libre choix ou de libre marché se basant sur la standardisation elle-même. La standardisation des tubes contrôle les consommateurs en écoutant, pour ainsi dire, pour eux. La pseudo-individualisation, quant à elle, les contrôle en leur faisant oublier que ce qu’ils écoutent est déjà écouté pour eux […].[20]
Mais ce « camouflage » est lui-même sujet à la standardisation — et c’est bien là qu’il tire son caractère « pseudo ». La différence la plus infime entre tel ou tel interprète est élevée au rang de caractéristique distinctive, alors même qu’elle ne prend place que dans un ensemble limité de possibilités de différenciation, qui est en grande partie déjà lui-même organisé par la rationalisation industrielle de la production culturelle.
Christophe Magis est docteur en sciences de l’information et de la communication (2012), et chargé de cours à l’université de Paris 8. Sa thèse, sur les rapports entre musique et publicité, a été dirigée par Philippe Bouquillion (info-com) et Jean-Paul Olive (musicologie). Ce texte est extrait d’un mémoire de master recherche soutenu en 2008 à l’université de Paris 8. Il apparaît ici dans une version révisée et adaptée pour la web-revue.
Notes
[1] Cf. Edgar Morin, Les stars, Paris : Seuil, 1972 (troisième édition remaniée ; édition originale, 1957).
[2] Richard Caves, Creative Industries, Cambridge, MA : Harvard University Press, 2000, pp. 2-3.
[3] Bernard Miège, Les industries du contenu face à l’ordre informationnel, Grenoble : PUG, 2000, p. 23.
[4] Nicolas Curien & François Moreau, L’industrie du disque, Paris : La Découverte, 2006, p. 23.
[5] David Hesmondhalgh, The Cultural Industries, London : Sage, 2007, p. 23.
[6] David Buxton, Le Rock : star-système et société de consommation, Grenoble : La Pensée Sauvage, 1985, p. 31.
[7] ibid., p. 32.
[8] Edgar Morin, op. cit., p. 36.
[9] ibid., p. 36-37.
[10] Antoine Hennion, Les professionnels du disque : une sociologie des variétés, Paris : Métailié, 1981, p. 24.
[11] David Buxton, op. cit., p. 37.
[12] Antoine Hennion, op. cit., p. 22-23.
[13] On pourra à ce propos consulter l’étude de Gary Burns qui définit les « musical hooks » et les schèmes harmoniques les plus fréquents dans la musique populaire à partir d’un corpus de vingt-cinq ans de succès de musique populaire, Gary Burns, « A Typology of “hooks” in popular records », Popular Music, 6 (1), pp. 1-20.
[14] Christian Lahusen, The Rhetoric of Moral Protest, Berlin : De Gruyter, 1996, p. 208 (trad. C.M.).
[15] ibid., p. 208-9 (trad. C.M.).
[16] Max Horkheimer & Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison, Paris : Gallimard, 1974, p. 140.
[17] Jacob Matthews, Industrie musicale, médiations et idéologie : pour une approche critique réactualisée des “musiques actuelles”, Thèse de doctorat, Université de Bordeaux 3, 2006, p. 167.
[18] Theodor W. Adorno, « Sur la musique populaire », Current of Music : éléments pour une théorie de la radio, Laval (Québec) : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2010, p. 215.
[19] Theodor W. Adorno, Introduction à la sociologie de la musique, Genève : Contrechamps, 1994, p. 34.
[20] Theodor W. Adorno, « Sur la musique populaire », op. cit., p. 218.
MAGIS Christophe, « Socio-économie des stars dans l’industrie musicale : entre stratégies d’individualisation et de formatage », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2013, mis en ligne le 1er juin 2013. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/socio-economie-des-stars-dans-lindustrie-musicale-entre-strategies-dindividualisation-et-de-formatage-christophe-magis/
Christophe MAGIS est maître de conférences à l’Université Paris 8 («Vincennes à St-Denis») et chercheur au Centre d’Études sur les Médias, les Technologies et l’Internationalisation (Cemti).