Personnage iconoclaste et attachant, à l’image de Walter Benjamin utopiste et mélancolique, Mark Fisher (1968-2017) fut essayiste, journaliste, éditeur (chez Zero Books, puis Repeater Books), universitaire précaire avant d’avoir un poste juste avant la fin de sa vie (il enseigna au département de cultures visuelles à Goldsmiths College, London), DJ, producteur musical et blogueur (son site K-Punk, fondé en 2003, a été justement célèbre et influent, mélangeant la critique musicale et le commentaire politique dans le style du New Musical Express des années 1970). Il a publié notamment Le Réalisme capitaliste. Y a-t-il une alternative ? (Entremonde, 2018, traduction française du livre original publié en 2009, qui s’est vendu à 30 000 exemplaires), Ghosts of my Life: Writings on Depression, Hantology and Lost Futures (Zero Books, 2014, The Weird and the Eerie (Repeater, 2017), et K-Punk: the collected and unpublished writings of Mark Fisher (Repeater, 2018).
Influencé par Deleuze et Guattari, Althusser et surtout Fredric Jameson, son essai Le Réalisme capitaliste explore les effets catastrophiques du néolibéralisme sur la culture contemporaine à une époque où il est impossible d’imaginer une alternative cohérente à un capitalisme zombifié. Ghosts of my life est un riff sur le concept derridéen de « hantologie » ; selon Fisher, la culture est hantée par les « futurs perdus » effacés par l’idéologie néolibérale. Le « temps dépressif » évoqué ici n’était pas une simple formule pour Mark Fisher, qui a toujours insisté sur le lien étroit entre le « présent éternel » du capitalisme tardif et les désordres psychiques vécus au niveau individuel. Tragiquement, souffrant de maladie bipolaire, il s’est suicidé en janvier 2017. Ce billet, traduit par moi, fut publié dans Spike Art Magazine (original ici), #42, hiver 2014 (David Buxton).
Ce n’est pas tant qu’on ne peut plus rien oublier, mais plutôt qu’on souffre d’une sorte de trouble de la mémoire. Le sens fugace du temps qui fut la signature de l’âge de la radio et de la télévision – quand les évènements culturels ne se revisitaient que dans la mémoire ou dans le rêve – a été remplacé par une époque où rien ne meurt vraiment, et où toute expérience peut être différée. Maintenant on se demande toujours lors d’un évènement en direct : « est-ce qu’il y aura un enregistrement ? »
Nous sommes hantés par la perte de la perte. Ce qu’on croyait disparu revient sous forme d’une vidéo sur YouTube. De vieilles remarques spontanées perdurent sur les réseaux sociaux, attendant le moment où elles pourraient nous embarrasser. Une immense anxiété à propos des archives est une caractéristique de l’époque. Il ne s’agit pas seulement de l’accès très facile au passé récent, mais aussi du travail d’archivage du présent. L’activité frénétique d’enregistrement et de production d’images – mais désigner comme telles les « photos » qui pullulent sur les réseaux sociaux serait un archaïsme trompeur – efface le présent même qu’elle cherche à capter. Nous sommes devenus les archivistes de nos propres vies, tenant en l’air nos smartphones-caméras de façon névrosée pendant les concerts afin de ne rien manquer, mais en manquant tout. Et que dire de la bizarre impulsion narcissique qui nous fait croire qu’il y aura des gens dans l’avenir qui s’intéresseront à trier les cyber-déchets de notre époque (qui croissent exponentiellement) plutôt que d’archiver, voire de vivre leurs propres vies ? À qui se destine cette énorme archive numérique ? Pas une audience future, à qui on ne pourrait sérieusement demander de s’en occuper, ni nous-mêmes, fixés sans cesse sur la prochaine chose à capter. Voilà la dialectique du cyber-temps : alors que tout ce qui existait au-delà d’un passé récent s’éloigne de notre conscience, il reste virtuellement là, ineffaçable, rôdant avec une patience malveillante, attendant son moment.
De manière contre-intuitive, on pourrait dire que, plutôt d’être lestés d’un passé dont nous serions bien trop conscients, nous sommes les victimes d’une étrange forme d’amnésie. Celle-ci a quelque chose en commun avec la condition du personnage Lenny dans le film Momento (Christopher Nolan, 1990). Lenny souffre d’une amnésie antérograde pure, qui fait que sa mémoire à long terme reste intacte, mais qu’il est incapable de fabriquer de nouveaux souvenirs. Le passé profond reste non spolié, intouchable. Le passé récent n’étant pas retenu dans la mémoire, Lenny risque de toujours se répéter, de devenir prisonnier de boucles temporelles infinies sans s’en rendre compte. Il ne peut savoir s’il fait quelque chose pour la première ou pour la centième fois.
Déjà dans les années 1980, Fredric Jameson affirmait que le postmoderne se caractérise par précisément ce genre de trouble de la mémoire. Le sujet postmoderne, disait Jameson, subit un effondrement de la temporalité linéaire. Au lieu d’une narration reliant le passé, le présent et le futur, il existe « une série de temps présents, purs et non liés », soit une expérience du temps étonnamment similaire à celle de Lenny. Pour Jameson, ce sentiment de vivre dans un présent éternel – un présent déconnecté du passé, et incapable de tendre vers le moindre avenir – s’explique paradoxalement, du moins en partie, par la disparition de formes culturelles capables d’articuler le présent. Au lieu de celles-ci, on a vu une dépendance croissante, mais inavouée sur des formes passées. Les films hollywoodiens sont venus à se reposer sur des formes antérieures comme le film noir ou les feuilletons d’aventure des années 1930, mais cela est souvent déguisé par le cadre contemporain et par l’utilisation de technologies modernes. De nouveaux gadgets et d’effets spéciaux nous détournent du fait que ces films sont construits à partir de formes obsolètes.
Les analyses de Jameson se sont avérées extraordinairement prescientes, et ce qui fut une tendance émergente dans les années 1980 est désormais le mode dominant. Il est en fait si dominant qu’on ne le remarque plus. L’ubiquité du pastiche a pour conséquence de saturer le « présent » par le « passé », au point que la distinction entre les deux s’érode. De plus en plus, on nous fait oublier que ce qu’on voit et entend n’est pas nouveau. Nos attentes se sont graduellement, mais inexorablement baissées. Nous entrons dans un temps dépressif qui prétend que la vie a toujours été comme ça. D’une façon ou d’une autre, il faut se rappeler que ce n’est pas vrai. Jadis, le nouveau était possible ; peut-être bientôt il le sera encore.
Lire aussi en français de Mark Fisher « Acid Communism : drogues et conscience de classe », Période (revue en ligne), transcription et traduction d’une conférence donnée à Londres, le 23 février 2016 (disponible sur You Tube) par Jean Batou et Stéfanie Prezioso.
Pour une appréciation de Mark Fisher, lire Ross Wolfe, « Journey back into the Vampires’ Castle: Mark Fisher remembered », The Charnel House (revue en ligne), suivi par la critique controversée de Mark Fisher du tournant identitaire de la gauche, « Exiting the Vampire Castle » (2013).
Conférence de 2014. Activer les sous-titres en anglais (Google translation).
FISHER Mark, « Le présent éternel : est-il encore possible d’oublier ? – Mark FISHER », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2020, mis en ligne le 1er mars 2020. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/present-eternel-encore-possible-oublier-mark-fisher/