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Les Soprano, Le Plongeon : une série, un film
La série télévisée Les Soprano et le film The Swimmer (Le plongeon) [1] ont en commun la représentation de l’envers du rêve américain par un trop-plein véhiculé par le motif de la piscine. Ce trait esthétique, émergeant dans des périodes charnières, exprime inconsciemment l’affairement sous-jacent d’une industrie culturelle tentant de remonter la pente durant des périodes de mutations technologiques, économiques et sociales. En partant de l’analyse détaillée de ce motif obsessionnel dans les deux œuvres, je me propose d’aboutir à une analogie entre deux « renouveaux » : celui de Hollywood à la fin des années 1960, et celui de la série télévisée à la fin des années 1990. Des « renouveaux », qui ont en commun des ramifications idéologiques et commerciales profondes. Cette démarche aura le mérite de confronter la série télévisée à l’histoire en la mettant en perspective avec l’évolution esthétique et économique de l’image hollywoodienne [2]. Je trouve précieuses, en effet, les propositions énoncées par l’historien Marc Ferro dans son ouvrage classique, Cinéma et Histoire [3], où il tente de « partir de l’image » pour explorer la part d’histoire, d’en faire une archive historique [4].
La critique ne se limite pas non plus au film, elle l’intègre au monde qui l’entoure et avec lequel il communique nécessairement (…) Analyser dans le film aussi bien le récit, le décor, l’écriture, les relations du film avec ce qui n’est pas le film, l’auteur, la production, le public, la critique, le régime. On peut espérer comprendre non seulement l’œuvre, mais aussi la réalité qu’elle figure [5].
Le fait que ces propositions soient conçues par Ferro dans le dessein de disséquer des films ne m’empêchera pas de les appliquer à une série télévisée comme Les Soprano [6]. Car je partage l’avis de David Buxton, qui assimile la série intégralement feuilletonnante des années 2000 à un film, à la faveur de nouveaux modes de consommation (DVD, VOD etc…) : « Disponibles à l’avance en saisons entières, la série devient de fait un extra-long métrage, chaque saison prenant la forme d’un film unitaire découpé en une dizaine de parties » [7].
Présence et absence humaines dans la piscine
Entre les années 60 et 70, le peintre anglais David Hockney a représenté dans une série de tableaux des piscines californiennes ceintes de patios, où s’éparpillent des individus et des objets brulés par le soleil étincelant d’été. Dans l’un d’entre eux, A Bigger Splash (1967), un corps a déjà plongé. On lit sa trace, sans le voir, dans l’éclaboussure qu’il provoque dans l’eau. La piscine trouée par ce mouvement écumeux, contraste avec un ciel uniformément bleu, remplissant la moitié supérieure du tableau. Le regardeur s’interroge d’emblée sur la nature de ce qui vient de s’immerger depuis ce plongeoir qui traverse le cadre à son coin inférieur droit. Car de ce corps, il ne reste que des métonymies : d’abord cette éclaboussure blanche comme un nuage déchu, ensuite la chaise vide, une seule, placée perpendiculairement à la grande vitre de la villa placée en arrière-fond, suggérant une solitude définitive. La frontière entre la présence et l’absence humaines est au centre de cette scène qui connote, avec un dépouillement exemplaire, solitude existentielle et opulence matérielle.
On retrouve la piscine, chargée de cette même connotation, dans l’un des premiers films du Nouvel Hollywood, The Swimmer, sorti en 1968, mais réalisé à partir de 1966 par Frank Perry. Son idée de base se caractérise par un dépouillement aussi implacable que les tableaux de Hockney. Ned Merrill, interprété par Burt Lancaster, surgit en courant dans le champ de la caméra qui parcourait un bois vide et plonge dans la piscine d’un couple d’amis qu’il n’a pas vus depuis un long moment. A la suite de cette baignade, il leur annonce qu’il compte « rentrer chez lui à la nage » en empruntant l’enfilade des piscines de plusieurs résidences, lesquelles s’étendent devant leur regard, dans la perspective de la vallée d’une banlieue du Connecticut. Il appellera ce circuit la rivière Lucinda, du nom de sa femme : « L’une après l’autre, les piscines forment une rivière jusque chez moi (…) C’est le jour où Ned Merrill va traverser le comté à la nage ».
Du début jusqu’à la fin du récit, Ned ne fera donc qu’accomplir ce programme en maillot de bain, croisant dans sa geste maints personnages qui le ramèneront à une période trouble et traumatisante de sa vie. Les dialogues tout en déployant l’éthos de ses interlocuteurs, celui de riches hommes d’affaires égoïstes et blasés, révèlent qu’il avait appartenu à leur cercle consanguin, avant de faire faillite et changer définitivement de lieu d’habitation. Au fur et à mesure de l’avancement du récit, le présupposé de son programme (retourner chez lui) se révèle impossible à réaliser pour la simple raison que ce home sweet home ne lui appartient plus. Il a perdu sa résidence ainsi que sa famille pour cause de banqueroute, dont les circonstances resteront floues. La fonction poétique [8] qui investit son discours exprime son refus d’adhérer aux mécanismes discursifs des autres personnages (formules toutes faites et d’interjections mondaines) et à leur médiocrité somptuaire. Par exemple lorsqu’il contemple les nuages dans le ciel, il n’hésite pas à les comparer à une structure urbaine : « C’est magnifique. Comme une ville de rêve vue de loin. Lisbonne, Naples, Istanbul ! ».
Mais ses amis trouvent cette dissonance rhétorique malvenue et se montrent insensibles à sa parole. « Pourquoi faire une chose pareille ? », demande Helen avant de s’interroger, une fois qu’il entamera son périple : « D’où lui vient cette idée bizarre ? ». Il faut dire que la métaphore qu’il forge (piscines = rivière) marque une rupture avec le monde utilitariste de ces personnages déconnectés de la société et de la nature. Elle projette sur les piscines un regard vivifiant, plein d’émerveillement, et bien en phase avec le discours contre-culturel de l’époque.
Dans le cortège des personnages qu’il rencontre, seulement deux communiquent relativement avec lui dans cette perspective transfiguratrice: l’adolescente Anne Hooper, ancienne baby sitter de ses enfants, qui trouve son projet « original, comme s’il était… une sorte d’explorateur », et l’assimile à « une aventure ». Et un petit garçon, livré à lui-même dans l’une des propriétés, qui accepte de mimer des gestes de natation lorsque Ned Merrill l’invite à imaginer de « faire semblant de nager dans la piscine [vide] ».
Le rêve américain et son envers
Si cette métaphore est révélatrice de la volonté de Ned Merrill de réenchanter le monde à la faveur de la poésie, elle est aussi symptomatique de son déni d’une réalité dégradée, la piscine vide étant l’image de la décadence, au moins depuis Boulevard du crépuscule de Billy Wilder [9]. Et la réalité d’un cinéma hollywoodien frappé par une crise au début des années 60 ne nous échappera pas dans cette image, d’autant plus que le corps endolori de Burt Lancaster, acteur phare du cinéma des années 50, le souligne à chaque plongeon.
Il faut dire qu’au début des années 60, le thème de la décadence était une idée lancinante qui hantait les fictions d’un cinéma américain conscient de sa propre finitude. Il va sans dire qu’il y a plusieurs raisons à cette conscience accrue de la mort. D’abord, le poids de la crise économique, accablant l’industrie du cinéma. Cédric Donnat affirme qu’une des raisons profondes de la crise du studio system à cette époque « est la déconnexion de la majorité de la production des années 1960 vis-à-vis des grandes questions qui ébranlent la société américaine ». La question sociopolitique brûlante étant la guerre du Vietnam et ses conséquences sur la conscience collective :
On peut voir en effet dans le Vietnam le principal révélateur du hiatus de plus en plus intenable entre les images aseptisées que continue de déverser Hollywood, devant, rappelons-le, une affluence de plus en plus restreinte, et la violence qui contamine la société entière [10].
L’amnésie de Ned Merrill, son rapport problématique au temps pourraient être celles des studios américains face aux changements sociaux de l’époque [11]. Cette amnésie qui, loin d’être surdéterminée par des partis pris artistiques, est due à l’autocensure plombant le cinéma américain. De 1934 à 1966, le code Hays avait en effet enfermé les films dans une vision momifiée de la société, qui ne parlait pas à une frange de plus en plus large des spectateurs [12]. Or, dans un contexte social de plus en plus libéral et antiautoritaire, il fallait que l’industrie culturelle suive. Il était « vital que le cinéma reste en phase avec la société, d’où l’intérêt que suscite toute idée susceptible de renouveler l’offre, quitte à momentanément ouvrir un espace à la contestation » [13]. Vers la fin de cette décennie de crise, le Nouvel Hollywood replaça « au centre du cadre les perdants du rêve américain » [14].
Des références aux piscines de Hockney et de Frank Perry vont parsemer, à la fin des années 1990, Les Soprano, cette œuvre inaugurant l’ère décrite par certains critiques comme « le troisième âge d’or de la télévision» ou encore « une nouvelle ère où la télévision s’élèverait au rang de forme artistique » [15]. La diégèse de cette série est déclenchée par l’évanouissement du personnage principal, le mafieux dépressif Tony Soprano. C’est à cause de cet évanouissement que nous le voyons, dans le premier épisode, exposer si originalement à sa thérapeute (Jennifer Melfi) les causes de ses malheurs qu’il lie à un malaise devant la dégradation de la vie :
Le matin du jour où c’est arrivé, je me disais : c’est bien de gérer une affaire qu’on a créée, mais la mécanique s’enraye de temps en temps. D’autant que ces derniers temps, j’ai l’impression d’être au bout du rouleau. Le meilleur est derrière moi (…) Quand je pense à mon père, je me dis qu’il ne s’est jamais élevé dans la société comme je l’ai fait. Mais d’une certaine manière il avait plus que moi. Il avait les siens. Il y avait leur façon de vivre. Ils avaient leur fierté. Aujourd’hui qu’est-ce qu’on a nous ? [16]
La série cite A Bigger Splash de David Hockney au troisième épisode de la première saison, lorsque Tony est chez sa maîtresse, Irina. Cet épisode sonde l’angoisse que vit Tony face à aux graves problèmes de santé de son ami Jackie Aprile, chef de la mafia du New Jersey atteint d’un cancer incurable. Tandis que Tony discute avec Irina, son attention est soudainement happée par une réplique modifiée du tableau de Hockney, accrochée au mur de la chambre. Le montage insère un gros plan sur un détail du tableau, une chaise vide, avant que Tony, perplexe, ne demande à sa partenaire :
Tony : Il représente quoi ce tableau pour toi ?
Irina : Rien du tout. Il me rappelle seulement David Hockney.
La combinaison présence/absence humaine que nous avons analysée dans le tableau de Hockney, semble interpeler Tony qui décrira, dans le même épisode, Jackie Aprile à sa thérapeute comme un homme « seul avec sa saleté de cancer », et « déjà plus là », donc un homme à la fois présent et absent au monde.
Il faut dire qu’au-delà d’être un signe ostensible de prospérité sociale, la piscine dans Les Soprano et The Swimmer est présentée comme ambivalente, pouvant signifier le rêve américain et son envers. En effet, lorsqu’elle est vidée de son eau, celle-ci devient un gouffre béant et mortifère, happant les êtres. Dans The Swimmer, Ned Merrill se retrouve à un certain moment devant une piscine vide, en compagnie d’un enfant seul et obsédé par l’esprit de compétition scolaire que son entourage lui a inculqué. Lorsque Ned prend congé de lui, l’enfant commence à sauter sur le plongeoir comme s’il était sur le point de commettre un suicide. Ce geste, filmé en contre-plongée depuis le fond de la piscine, alarme Ned Merrill, qui court éloigner l’enfant du plongeoir.
On retrouve ce même emploi cauchemardesque de la contre-plongée au dixième épisode de la cinquième saison des Soprano. Ayant rompu avec sa femme Carmella, Tony retourne au domicile conjugal dans le but de se baigner dans la piscine. Il se retrouve devant une piscine vide, chose qui l’irrite énormément puisque la baignade est l’un de ses divertissements préférés. Carmella l’informe alors qu’elle l’a vidée parce que la facture devenait trop coûteuse pour une eau que personne n’utilisait. Dès lors, devant la vacuité de la piscine, une pénible scène de ménage commence. Mais dans le positionnement de la caméra, l’angle de prise de vue se détraque soudain en un mouvement descendant. S’immisçant dans un champ/contrechamp, un plan fixe les cadre en contre-plongée, depuis les profondeurs de la piscine vide, conférant à la scène une inquiétante étrangeté. En vertu de cette contre-plongée, l’échange discursif est un ploiement devant le gouffre, une étape de fracture, un acte risqué où l’on pourrait être absorbé par le tourbillon hystérique de l’autre, comme on peut trébucher dans la piscine vide.
Le désenchantement comme moteur industriel
Il est certain que la chaîne de câble premium HBO avait inauguré à la fin du 20e siècle avec Oz (1997) puis Les Soprano (1998) une vague de ferveur critique et populaire envers les séries télévisées [17]. À telle enseigne que les deux premières saisons des Soprano furent projetées et célébrées par le MoMA de New York (Museum of Modern Art) en février 2001, en présence de son showrunner David Chase (né David DeCesare), entrant ainsi dans le panthéon des œuvres d’art de cette institution. Quel basculement a pu créer cette vague d’engouement envers un média qui était considéré comme l’exact opposé de l’art ?
Brett Martin montre qu’avant la production d’une série comme Les Soprano, une déconnexion commençait à s’opérer entre les séries télévisées et le public des chaînes traditionnelles :
Les changements économiques révélèrent que c’étaient peut-être les publicitaires, et pas le public qui avaient en aversion les personnages tourmentés. Un retour à l’époque où les publicitaires produisaient et sponsorisaient leurs propres séries et soufflaient une tiédeur fade sur leurs contenus. De manière générale cela impliquait d’exclure tout ce qui menaçait trop directement l’adhésion enthousiaste et le statu quo consumériste que les spectateurs retrouvaient durant la pause commerciale [18].
HBO avait donc à l’époque d’autres soucis commerciaux que de contenter les publicitaires. Son objectif était plutôt d’intégrer les bouquets des opérateurs du câble (Time Warner, Cablevision, Cox), afin de percevoir leur taxe de diffusion. Après la production de miniséries comme Tanner ’88 à la fin des années 1980 [19], ce sont les séries « audacieuses » qui devinrent consubstantielles à son l’image de marque, un cheval de bataille pour capter une frange ciblée du public [20].
Bien entendu, HBO n’avait pas à s’inquiéter de tels sponsors. Sa préoccupation était d’entretenir le sentiment qu’une personne sensibilisée à la culture ne pouvait pas se permettre de ne pas avoir d’abonnement, même si celle-ci ne regardait la télévision qu’une heure par semaine [21].
Et « les personnes sensibilisées à la culture » vont justement être séduites par le slogan publicitaire brandi par HBO le 20 octobre 1996 : « It’s not TV, it’s HBO ». Car en vertu de ce supplément culturel, doublé d’une volonté de rupture apparente avec l’univers des grandes chaînes, les spectateurs vont consommer plus. Cela dit, ils le feront selon une nouvelle modalité, comme l’affirme Jason Mittell, professeur spécialisé dans la culture du cinéma et des médias au Middlebury College. Cité par le site Mediamerica, ce dernier compare la possession de l’intégrale de The Wire en DVD à la collection des œuvres de Charles Dickens et de Léon Tolstoï. La stratégie symbolique investie dans Les Soprano donna ses fruits, puisqu’en 2003 les coûts de production des trois premières saisons ont été couverts par les seules ventes de DVD [22].
Deux déclarations sont assez révélatrices de l’ambivalence entre la dénonciation de la consommation dans les messages que véhiculent les séries du câble premium, et l’incitation à celle-ci dans leur production. D’abord le témoignage de David Milch, scénariste de NYPD Blue et de Deadwood, qui entérine le besoin d’un « renouveau » narratif pour continuer à attirer les téléspectateurs :
Au cours des vingt-cinq premières années de la télévision, les publicités étaient sacrées – ce qui revient à dire qu’on ne pouvait pas offenser le sponsor. Par conséquent certaines valeurs devaient être prises en considération dans le traitement du sujet”. Les nouvelles réalités du câble, précise-t-il, ont balayé cette restriction, et fait surgir un monde prêt à accueillir “toutes les versions inversées des formes existantes”. Un lieu où le “Récit” était libre de “s’affirmer selon ses propres modalités, sans attentes préexistantes à combler ».
Le deuxième témoignage a été donné en 2013 par le président de HBO au magazine Télérama, dans le cadre d’un entretien, sur lequel régnait le champ lexical de la marchandisation. Richard Plepler y affirmait entre autres que « le cœur et l’âme d’HBO, ce sont les séries qui fidélisent le public. Notre but est de créer des addictions » [23].
Ainsi, « les hommes tourmentés » dont parle Brett Martin furent introduits à la télévision à la fin des années 1990, parce que HBO avait pour projet de combler l’horizon d’attente d’une catégorie du public, adulte, urbaine et cultivée, lassée des séries des networks classiques, NBC, CBS et ABC, les « big three » [24]. Une mutation considérable du système de financement des chaînes de télévision eut un effet considérable sur l’esthétique des œuvres produites, puisque avec le câble premium, « l’audimat pur et dur cessa d’être le critère absolu de la télévision. Il fut remplacé par quelque chose de moins quantifiable : la marque de fabrique, le buzz » [25].
La piscine, simulacre de négativité
Il existe une multitude de références au Nouvel Hollywood dans Les Soprano (la convocation de Martin Scorcese, ou bien la présence de Peter Bogdanovitch, et de Sydney Pollack au casting). Mais c’est le motif de la piscine qui m’intéresse en l’occurrence, dans la mesure où il permet de déceler une parenté inhérente au contexte commercial de production. Il pointe en effet, inconsciemment, la conscience de soi d’un système « régi par le principe de simulation », si l’on veut emprunter la terminologie de Jean Baudrillard dans son ouvrage Simulacre et simulation. Celui-ci analyse en effet les mécanismes d’un pouvoir réfracté à tous les niveaux de la société [26], qui « peut mettre en scène son propre meurtre », en période de déperdition, « pour retrouver une lueur d’existence et de légitimité » [27].
La seule arme du pouvoir, sa seule stratégie contre cette défection, c’est de réinjecter partout du réel et du référentiel, c’est de nous persuader de la réalité du social, de la gravité de l’économique et des finalités de la production [28].
Un système « hyperréel » qui perpétue le « simulacre », notamment à travers les médias et le cinéma. La piscine espace artificiel par excellence, « gadget liquide » avide d’eau [29], nous semble être à l’image de l’industrie culturelle qui a généré à la fois le Nouvel Hollywood et la série télévisée moderne : un simulacre auquel il faut réinjecter sans cesse de la négativité pour le maintenir en vie. Et cette négativité pourrait être ce mouvement de dissidence teinté de critique acerbe, apporté à chaque période de crise, par les studios et par les chaînes. La mise en scène et l’esthétisation du désenchantement par le motif de la piscine sont un moyen trouvé par le système pour « chercher du sang frais dans sa propre mort » [30].
C’est la critique et la négativité qui seules secrètent encore un fantôme de réalité du pouvoir. Si elles s’exténuent pour une raison ou pour une autre, le pouvoir n’a d’autre solution que de la ressusciter artificiellement, de l’halluciner [31].
Quand le cinéma migre vers la télévision
Il n’est pas interdit de dire, à la lumière de l’analogie esquissée entre ces deux œuvres, que les séries télévisées à la fin des années 90 furent plus que jamais une opportunité de recyclage pour l’industrie du cinéma qui y trouva, lors d’un énième moment de crise [32], un terrain fertile pour se développer. Esthétiquement le cinéma a opéré une migration vers l’univers des séries télévisées, l’époque étant celle d’une synergie entre les industries du cinéma, des télécommunications, du câble télévisuel et de l’informatique [33].
Dès lors, il n’est pas étonnant que David Chase soit un showrunner qui méprise le monde de la télévision, et dont l’imaginaire est hanté par les films [34]. Il n’est pas étonnant non plus de voir qu’un pan du personnel du cinéma a migré vers les séries télévisées, comme une sorte de mue naturelle. La longue liste des réalisateurs, acteurs et producteurs qui ont investi ce milieu dans les années 2000 est assez éloquente [35]. Ainsi pourrait-on aller jusqu’à voir dans le « renouveau » de la série télévisée (dont Les Soprano furent le parangon) l’émergence d’une forme esthétiquement hybride, combinant, tant bien que mal, cinéma et télévision et dictée par des contraintes économiques majeures. C’est cette idée que prédisait déjà l’historien Pierre Arnaud en 1995 :
… si le rôle des salles diminue, la différenciation entre fiction télévisuelle et fiction cinématographique risque de devenir plus floue aux yeux des spectateurs. Tant que le succès en salle sera le point de départ du succès domestique, le cinéma tel qu’on le connaît aujourd’hui continuera d’exister, même si le box-office constitue un pourcentage déclinant des revenus. Mais si, avec l’avènement généralisé du pay per view, les salles cessent de jouer ce rôle pilote, le spectacle cinématographique tendra à s’identifier avec la production télévisuelle, et ce d’autant plus que les œuvres seront de plus en plus destinées à des audiences ciblées, desservies par des canaux spécifiques : jeunes, vieux, cols blancs, cols bleus, femmes actives, ménagères, etc. [36].
De formation littéraire (université de Tunis), Aymen Gharbi est actuellement doctorant à l’université de Paris-Nanterre sous la direction de David Buxton.
Notes
1.Long métrage produit entre 1966-8 par Columbia, adapté d’une nouvelle de John Cheever dans le New Yorker (1964).
2. Nous utilisons ici le terme Hollywood pour désigner à la fois l’industrie de la télévision et celle du cinéma.
3. Marc Ferro, Cinéma et Histoire, Paris, Gallimard, 1993 (édition originale, 1977).
4. op. cit, p. 40.
5. op. cit, p. 42.
6. Série de six saisons, diffusée de 1999 à 2007 sur HBO.
7. David Buxton, « La forme de la série de télévision comme contenu sédimenté », in Décadrages, n° 32-33, printemps 2016.
8. Il s’agit de l’une des six fonctions du langage établies par le linguiste Roman Jakobson dans Essais de linguistique générale, Éditions de Minuit, 1963, aux côtés de la fonction expressive, la fonction conative, la fonction phatique, la fonction référentielle et la fonction métalinguistique.
9. Dans ce film de 1950, afin de signifier la décrépitude de Norma Desmond, une actrice glorieuse du muet cloitrée dans sa riche demeure de Los Angeles, et oubliée depuis l’apparition du cinéma sonore, un plan focalise sur sa piscine vide au fond de laquelle se promènent des rats.
10. Cédric Donnat, « Cinéma, industrie, idéologie, 1967-80 : comment le « Nouvel Hollywood » a sauvé l’ancien », [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, mis en ligne le 5 janvier 2013. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/cinema-industrie-ideologie-1967-80-comment-le-nouvel-hollywood-a-sauve-lancien-cedric-donnat/
11. Dans l’imaginaire artistique et littéraire, l’eau symbolise le temps. Pour le critique Jean-Baptiste Thoret, « la piscine, c’est le contraire du temps, c’est le contraire du mouvement, c’est le contraire de la durée ». https://www.youtube.com/watch?v=_B-mL84iZQY
12. Motion Picture Production Code, un code de censure des films hollywoodiens établi par le sénateur américain William Hays. La motivation principale de l’application de ce code à partir de 1934 fut économique. Des groupes de pressions (sociétés religieuses, ligues de vertu, clubs féminins, associations de parents, d’éducateurs, des réformateurs) menacèrent de boycotter les films hollywoodien du début des années 1930, ce qui a poussé les majors à mettre en place ce système d’autocensure. Voir à ce sujet Francis Bordat, « Le Code Hays. L’autocensure du cinéma américain », Vingtième siècle. Revue d’histoire, volume 15 : 1, juillet-sept. 1987, pp. 3-16.
13. ibid.
14. ibid.
15. Brett Martin, Des hommes tourmentés. L’âge d’or des séries, Éditions de la Martinière, 2014, p. 280.
16. Il est bien évident que l’idée de base de la série est peu vraisemblable mais très féconde en problématiques existentielles, éthiques et sociales.
17. Un concept inventé par le fondateur de HBO, Charles Dolan et dont la problématique initiale se résumait, selon Brett Martin, à cette question : « Comment faire payer les gens pour une chose qu’ils payaient déjà ou à laquelle ils avaient parfois même accès gratuitement », op. cit, p. 84.
18. Brett Martin, op. cit., p. 141.
19. Réalisée par Robert Altman, réalisateur emblématique du Nouvel Hollywood.
20.http://www.telerama.fr/series-tv/richard-plepler-president-de-hbo-notre-but-est-de-creer-des-addictions,102539.php
21. Brett Martin, op. cit., p.141.
22. « La diffusion des séries TV aux États-Unis : évolutions et mutations », http://mediamerica.org/television/la-diffusion-des-series-tv-aux-etats-unis-evolutions-et-mutations/
23.http://www.telerama.fr/series-tv/richard-plepler-president-de-hbo-notre-but-est-de-creer-des-addictions,102539.php
24. Un surnom qui rappelle la domination des « Big Five » (Paramount, MGM, Twentieth Century-Fox, Warner Bros., RKO) durant l’époque du studio system, dans les années 1930 et 1940.
25. Brett Martin, op. cit., p. 143.
26. La « dimension féodale du pouvoir » des studios fut décrite par l’ethnologue Hortense Powdermaker dans Hollywood, the Dream Factory. An Anthropologist looks at Movie Makers, Little, Brown & Co., Boston, 1950, dont deux chapitres traduits par Dominique Pasquier ont été publiés dans Réseaux, 86, nov-déc 1997, pp. 115-34.
27. Jean Baudrillard, Simulacre et simulation, Galilée, 1981, Paris, p. 35
28. ibid.
29. ibid, p. 141.
30. ibid, p. 36.
31. ibid, p. 43.
32. Au mitan des années 90, plusieurs critiques parlaient de la contamination fatale de l’image cinématographique par celle, vide, de la télévision. Voir Serge Daney, La Maison cinéma et le monde, tome 4. Le Moment « Trafic » (1991-1992), POL, 2015.
33. ibid.
34. « Ecoutez, je ne me soucie guère de la télévision. Je ne m’intéresse pas à son devenir ou à quoi que ce soit qui la concerne, a-t-il affirmé, trois ans après que le dernier clap de la série Les Soprano eut raisonné comme l’un des manifestes de la décennie. Je ne suis qu’un homme qui a voulu faire des films », David Chase cité par Brett Martin, op. cit., p.63.
35. Pierre Langlais, « Le cinéma est-il entrain d’être dévalisé par les séries télé », http://www.slate.fr/story/30859/cinema-devalise-par-series-televisionhttp://www.slate.fr/story/30859/cinema-devalise-par-series-television
36. Pierre Arnaud, « Cinéma et nouvelles technologies : quelles images pour demain », in Cent ans d’aller au cinéma. Le spectacle cinématographique aux Etats-Unis, 1896-1995, Francis Bordat, Michel Etcheverry (dirs), Presses Universitaires de Rennes, 1995, version électronique, http://books.openedition.org/pur/1691
GHARBI Aymen, « La piscine, motif du désenchantement dans « Les Soprano » et « Le plongeon » – Aymen GHARBI », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2017, mis en ligne le 1er mars 2017. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/piscine-les-soprano-aymen-gharbi
Doctorant à l’université Paris Ouest Nanterre sous la direction de David Buxton.