Introduites et promues en France à partir de 2007, tardivement donc, par Éric Macé et Éric Maigret, puis par Maxime Cervulle et Nelly Quemener (1), les cultural studies n’y ont pas d’existence institutionnelle, contrairement aux pays anglo-saxons où elles ont réussi à trouver une niche dans le système universitaire, même si c’est au prix d’un éclatement en de multiples spécialisations, parfois insolites ou douteuses selon son point de vue. En France, les cultural studies sont plutôt le fait d’une nébuleuse d’individus en information-communication, sociologie et études anglophones. Comme dans le monde anglo-saxon, ses thèmes de recherche s’orientent désormais plutôt vers des questions d’identité et de domination symbolique dans une perspective décidément postmarxiste (et postmoderne), à l’image de l’évolution de la figure tutélaire qu’était Stuart Hall. Il est vrai que le contexte social et politique est très différent de celui des années 1970 et 1980, quand le marxisme critique et les penseurs français comme Barthes et Althusser ont fortement influencé les travaux pionniers du Centre de Birmingham. Les débats théoriques y côtoyaient des travaux empiriques et ethnologiques ; même le courant féministe naissant citait Althusser !
Méprisé par l’administration, totalement dépourvu de moyens, le Centre de Birmingham a tout de même agrégé des étudiants le plus souvent issus des milieux populaires, rejetés par les autres universités ; beaucoup d’entre eux ont combiné leurs recherches avec une activité militante. Bien que très engagé à gauche, le Centre n’a jamais succombé au sectarisme théorique ou politique : les affiliations diverses allaient des groupuscules trotskystes au Parti travailliste, de l’empirisme sociologique à l’américaine au marxisme de Gramsci et de Poulantzas. Remarquablement, la plupart des papiers ronéotypés, défricheurs et hautement originaux, étaient écrits par des étudiants au niveau master (on peut consulter ceux-ci, ainsi que des entretiens avec des anciens, dans les archives en ligne). Il va sans dire qu’un tel foisonnement intellectuel serait impossible dans l’université de plus en plus normalisée d’aujourd’hui.
Ce papier a été écrit par Robert Seiler en 2004 comme accompagnement d’un cours en master qu’il donnait à l’université de Calgary (Alberta), Canada (http://people.ucalgary.ca/%7Erseiler/british.htm). Il a le mérite d’être pédagogique et objectif. Le texte a été adapté et traduit par moi (David Buxton).
(1) Sans oublier le court livre d’introduction, globalement neutre, mais parfois critique, d’Armand Mattelart et d’Érik Neveu en 2003.
Depuis les années 1970, les cultural studies (CS) ont investi la vie intellectuelle, fournissant aux universitaires intéressés par le rapport entre culture et société une alternative aux paradigmes établis (Hardt, 1989 ; Grossberg, 1997). La tradition britannique des CS a émergé des travaux effectués au Centre for Contemporary Cultural Studies (CCCS), un laboratoire interdisciplinaire fondé par Richard Hoggart et Stuart Hall à l’université de Birmingham en 1964. Différents chercheur(e)s se réclamant des CS ont donné des définitions diverses de cette problématique (Hall, 1996 : 31), mais la plupart d’entre eux diraient que les CS leur permettent d’analyser des objets et des pratiques culturels du point de vue de leur interaction avec, et au sein des relations de pouvoir. Hall (1984) affirme que les méthodologies employées dans les CS sont à la fois interprétatives et évaluatrices ; il rejette, cependant, l’équation simple de la culture avec la « haute » culture [1], soulignant la nécessité d’étudier toutes les formes de production culturelle par rapport à d’autres pratiques culturelles, et par rapport et à des structures sociales et historiques.
Je m’appuie largement sur l’histoire du CCCS écrite par Norma Schulman (1993 : 52). Comme elle, je discuterai les antécédents historiques des CS, et j’expliquerai le but des CS donné par les fondateurs et leurs successeurs ; je me pencherai aussi sur les obstacles pratiques et théoriques à la réalisation de ce projet, et j’indiquerai les contributions que le CCCS a faites dans l’étude de la culture et de la communication. Finalement, j’esquisserai les caractéristiques marquantes de cette problématique.
Contenu
Antécédents
Il est possible de faire remonter l’origine des CS au poète Samuel Taylor Coleridge (1772-1834), qui a introduit en Angleterre les idées de Kant, Fichte et Schelling, et a fait des commentaires critiques sur la littérature et sur des sujets culturels divers. Mais il est plus utile de commencer avec les écrits de Matthew Arnold (1822-88), de T. S. Eliot (1888-1965) et de F. R. Leavis (1895-1978). Tous les trois voyaient dans « la grande tradition littéraire » un remède aux problèmes sociaux contemporains, opposant la culture à la démocratie, et fournissant des analyses concrètes et précises d’expériences culturelles.
Le poète et critique Arnold fut professeur de poésie à l’université d’Oxford de 1857 jusqu’à sa mort. Dans Culture and Anarchy (1869), il esquissa la fonction du critique culturel ; selon lui, la société tendait vers l’anarchie (il voyait comme preuve de cela la mentalité contemporaine autorisant chacun de « faire ce que bon lui semble ». Seule la culture peut sauver la société. Pour Arnold, à travers l’histoire, deux forces ont gouverné la société : a) l’impulsion du devoir, du contrôle de soi et du travail et b) l’impulsion de la connaissance et des idées. Deux races, les Hébreux et les Grecs, incarnent ces impulsions. Par « hébraïsme », Arnold entend « l’obéissance ferme » et « la conscience stricte », et par « hellénisme », il entend « l’intelligence éclaircie » et « la conscience spontanée ». Ces impulsions s’alternent à travers l’histoire, le christianisme représentant le triomphe de l’hébraïsme, et la Renaissance celui de l’hellénisme.
Idéalement, on doit pouvoir équilibrer ces deux impulsions ; c’est la cause que le critique Arnold veut promouvoir. Dans les faits, cependant, la mission qui consistait à « améliorer » la populace revenait à promouvoir la Culture avec un C majuscule (pour les opposants d’Arnold la culture était triviale). Arnold parle de la culture comme l’étude de la perfection, le désir de rendre le monde meilleur, et de réaliser l’idéal du bonheur humain. Selon lui, la grande littérature (surtout la poésie) préserve ces aspects de la culture. Dans cette perspective, la poursuite de la culture équivaut à l’amélioration de la société.
Dans les années 1930 et 1940, T. S. Eliot et F. R. Leavis, champions d’une culture élitiste, furent des influences majeures en Grande-Bretagne. Eliot, le poète et dramaturge né aux États-Unis, produisit quantité de critiques provocatrices de la société. Dans Modern Education and the Classics (1934), par exemple, il affirme qu’on devrait étudier les classiques non uniquement pour le plaisir, mais comme soutien de la Foi (anglicane). Dans Notes towards the Definition of Culture (1939), il voit la culture comme étant hiérarchique et non démocratique.
F. R. Leavis enseigna à l’université de Cambridge de 1932 à 1978, et dirigea la revue Scrutiny de 1932 à 1953, qui insistait sur l’inculcation de critères pour juger la littérature. Comme Arnold, Leavis était de l’avis que culture et démocratie étaient immuablement opposées ; tous les deux voyaient en les grandes œuvres littéraires une source de valeurs esthétiques et morales offrant un salut contre le déclin supputé du niveau moral de la vie contemporaine en raison de la marchandisation de la culture. Dans Culture and Environment (1933), Leavis fournit un guide pour enseignants et étudiants, avec une liste d’exercices et de sujets de composition. Avec sa focalisation sur le journalisme, la publicité et la fiction de genre, ce livre anticipe les futurs manuels de media studies. Les exercices sont censés aiguiser la capacité à être discriminant, à « voir les choses comme elles sont ». Ultérieurement, dans The Great Tradition (1948), Leavis prolonge la conception arnoldienne de la culture comme remède aux maux de la société en y ajoutant la nostalgie pour le mode de vie préindustriel.
Catalystes
Après la Seconde Guerre mondiale, la Grande-Bretagne a vécu une révolution culturelle (Hall, 1989 : 337), caractérisée par l’expansion rapide de « la société de masse » (et son corollaire, « la consommation de masse »), par la prolifération des moyens de communication de masse, par l’influx des populations des Antilles et de l’Asie du Sud-est, et par l’américanisation de la culture britannique. L’expérience de tout cela fut liée à la perte du statut de grande puissance ; le pays se débattait avec la tâche de forger une nouvelle identité culturelle.
Plusieurs facteurs ont contribué au développement des CS en Grande-Bretagne. D’abord, les gouvernements successifs d’après-guerre ont élargi les possibilités d’éducation, notamment l’éducation pour les adultes, à des fins de reconstruction. Deuxième, la culture américaine industrielle – la musique rock, les films hollywoodiens, les fictions télévisées – a déplacé la culture populaire traditionnelle. Troisième, les écrits des penseurs français comme Roland Barthes, Louis Althusser et Michel Foucault ont apporté aux intellectuels britanniques une nouvelle façon d’aborder la question de la culture. Quatrième, la Nouvelle Gauche, qui a émergé en Grande-Bretagne comme réponse à l’invasion soviétique de la Hongrie en 1956, a ressuscité la critique marxiste du capitalisme.
Pionniers
Trois intellectuels issus du milieu ouvrier, Richard Hoggart, Raymond Williams et E. P. Thompson, ont focalisé dans des textes fondateurs des CS sur la question de « culture » dans une société de classes.
Richard Hoggart (1918-2014) a enseigné la littérature dans le programme d’éducation pour adultes à l’université de Hull de 1946-59, avant de rejoindre le département de Lettres anglaises à l’université de Birmingham, où il fut directeur du CCCS de 1964-69. Dans The Uses of Literacy (1957) [2], Hoggart « lit » la culture de la classe ouvrière pour les valeurs et les significations enracinées dans ses modes de vie et ses façons de s’organiser (Hall, 1996 : 31) ; il décrit sa jeunesse à Leeds pendant les années 1920 et 1930, communiquant de manière poignante la mentalité ouvrière vis-à-vis de la religion, de la politique, du sexe, etc. Dans la deuxième partie du livre, il critique la culture de masse contemporaine. Comme Leavis, il perpétue la dichotomie entre la « bonne » culture des communautés ouvrières (organiques) du passé, et la « mauvaise » culture du présent, massivement importée des États-Unis.
Raymond Williams a lui aussi enseigné dans le programme d’éducation pour adultes, cette fois-ci à Oxford (1946-60). En 1961, il a rejoint le département d’études littéraires à l’université de Cambridge, où il fut nommé professeur d’Études théâtrales en 1974. Dans Culture and Society (1958), l’histoire se conçoit comme un processus dans lequel les formes culturelles (la presse, la publicité, le roman etc.) configurent, et se font configurer par le contexte de l’époque. Williams analyse des « mots clés » comme « démocratie », « classe » et « culture », faisant remarquer que l’usage de ces termes s’est modifié au cours de trois grandes phases historiques : a) le 19e siècle à travers les écrits de J. S. Mill, Jeremy Bentham, Coleridge et Arnold ; b) le court intervalle entre siècles (George Bernard Shaw) ; et c) le 20e siècle (Eliot, Leavis et George Orwell).
Williams nous donne une large définition de la culture, qui englobe aussi bien la « haute culture » que la « culture de masse », tout en prônant une approche holistique. Dans cette perspective, retrouver la « structure de sentiment » (structure of feeling) d’une époque implique d’aller au-delà des textes littéraires canoniques et d’aborder une variété de « textes » oubliés comme des lettres privées, des pamphlets, des documents électoraux, etc. En reliant ces derniers à l’histoire sociale et politique, on peut esquisser le « caractère social » d’une époque. Williams affirme en même temps le besoin d’une « culture commune » qui met en valeur « la diversité communautaire », permettant la fierté de sa propre position et le respect pour les capacités des autres. Dans son livre successeur, The Long Revolution (1961), il prolonge sa thèse en une série de propositions pour sortir de « la stagnation » qu’il a prédite.
Historien marxiste, Edward P. Thompson (1924-93) a écrit The Making of the English Working Class (1963), un livre monumental de quelques 900 pages sur un sujet ignoré des historiens conventionnels. Dans ce livre, Thompson raconte la formation politique et culturelle de la classe ouvrière anglaise, abordant celle-ci à partir de trois perspectives : a) traditions du radicalisme anglais de la fin du 18e siècle (dissidence politique, religieuse, influence de la Révolution française) ; expérience vécue de la Révolution industrielle par des groupes divers (tisserands, fileurs de coton, ouvriers agricoles, etc.) ; c) émergence d’une conscience ouvrière manifestée dans une variété de nouvelles institutions sociales, politiques et culturelles.
Bref, Thompson affirme que la classe sociale est un phénomène historique, qui ne peut être compris comme une structure. Afin de comprendre la notion de classe, dit-il, il faut la voir comme une formation sociale et culturelle issue de processus qui se décantent à travers une longue période. Ainsi, il faut comprendre la culture en termes d’expériences vécues des gagnants et des perdants dans une lutte pour imposer des significations sociales [3].
Les influences françaises
Des intellectuels français, incluant Roland Barthes, Claude Lévi-Strauss, Louis Althusser, Michel Foucault, Pierre Bourdieu et Michel de Certeau ont été des pionniers dans le développement d’approches structuralistes (et poststructuralistes) pour l’analyse de la culture. Le linguiste suisse Ferdinand de Saussure a conclu que le langage produit du sens à travers un système de relations – un réseau de similarités et de différences. Les principes qui gouvernent des systèmes linguistiques, disaient les structuralistes, organisent d’autres systèmes de communication comme le film ou la mode. La façon dont on s’habille, mange, etc. communique des messages, et peut être étudiée comme un système de signes. Pour les sémioticiens, il faut placer un texte dans son contexte.
La Nouvelle Gauche
La suppression soviétique du soulèvement populaire en Hongrie en 1956 fut un moment définissant pour les communistes européens (Schulman, 1993 : 58). La Nouvelle Gauche a été lancée par des intellectuels marxistes qui avaient dénoncé cette intervention ; certains comme Stuart Hall (1932-2014), né en Jamaïque, ont apporté une perspective extra-européenne aux positions conventionnelles de la gauche. Contrairement à la gauche traditionnelle, la Nouvelle Gauche ne défendait pas l’Union soviétique ; sa critique du capitalisme était anti-impérialiste, et antiraciste. Elle a également prôné le désarmement nucléaire, et l’enrichissement de la vie culturelle de la classe ouvrière. La lutte pour le socialisme dans les années 1950 a dû affronter deux facteurs nouveaux : la richesse relative et la Guerre froide. Les réformes keynésiennes avaient éliminé le chômage de masse, permettant à la classe ouvrière d’améliorer son niveau de vie (Schulman, 1993 : 58-9).
La Campaign for Nuclear Disarmament (CND) a rajeuni la vie politique britannique ; la vaste majorité des gens ont pris conscience du peu de contrôle qu’ils avaient sur leur vie. E. P. Thompson fut vice-président de l’organisation, qui représentait le point culminant d’une certaine critique indigène du capitalisme, allant du poète William Blake au socialiste utopique William Morris en passant par le critique John Ruskin et le romancier D. H. Lawrence.
La Nouvelle Gauche a atteint son apogée pendant les années 1957-60, et a commencé son déclin à partir de 1961, avec l’échec de sa tentative de formuler une vision politique cohérente (Schulman, 1993 : 60). Malgré cet échec, le marxisme a été influent dans la recherche en sciences sociales, largement en raison de sa focalisation sur la relation dialectique entre l’existence sociale et la conscience sociale, dialectique au cœur de la possibilité de comprendre le processus historique dans une perspective marxiste. Raymond Williams (1961) affirme que l’explication capitaliste de la société ne peut que justifier la domination du marché, plutôt qu’avancer une conception de l’usage social.
Les Cultural Studies à Birmingham
Directeur du CCCS de 1969 à 1979, Stuart Hall (1989 : 337-8) l’a conçu comme un lieu où des chercheurs du même esprit pouvaient trouver une « vocation intellectuelle » [4], s’adressant aux questions ignorées comme la distinction entre haute et basse culture. Pour lui, une sorte de révolution culturelle était en train de se produire en Grande-Bretagne.
De même, dans son discours inaugural en 1964, Hoggart a critiqué l’étroitesse de l’enseignement de la littérature anglaise, et a annoncé une approche interdisciplinaire appelée « littérature et études culturelles contemporaines » (Hoggart, 1970). Mettant en question les courants de pensée élitistes qui détachaient la haute culture de « la vie réelle », Hoggart a proposé un programme de recherches permettant d’analyser les pratiques culturelles et leurs artéfacts dans un sens très large. Ce programme devait se composer de trois parties : historique et philosophique ; sociologique ; et littéraire. Au début, il y avait seulement deux enseignants titulaires (dont un à mi-temps) au Centre, et une vingtaine d’étudiants aux niveaux master et doctorat en littérature, et ensuite en sociologie aussi (ils étaient environ 70 vers la fin des années 1970). Selon Hall (1980, 1984), le Centre s’est démarqué des approches positivistes dans l’étude de la culture et de la communication :
1. On a rompu avec les modèles d’influence directe fondés sur le schéma béhavioriste du stimulus-réponse. Au lieu de cela, on a vu les médias comme des forces culturelles et idéologiques importantes, voire dominantes dans la définition des relations sociales et des problèmes politiques. Il s’agissait d’un « retour » aux liens entre les médias et les idéologies (Hall, 1980 : 117). En d’autres termes, les chercheur(e)s au CCCS concevaient les médias comme des forces sociales et politiques dont l’influence était indirecte, voire imperceptible (Schulman, 1993 : 56).
2. On a mis en question l’idée que les textes médiatiques étaient des véhicules de sens transparents. Au lieu de cela, on a focalisé sur les textes médiatiques comme des formes structurées. Alors que Marshall McLuhan affirmait dans une veine formuliste que « le message, c’est le médium », on a analysé comment le sens créé par les médias (« encodage ») atteint les audiences (décodage ») (Schulman, 1993 : 57).
3. On a rompu avec la conceptualisation traditionnelle de l’audience comme une entité passive et homogène. Autrement dit, on a analysé les façons dont les individus avec des orientations sociales et politiques différentes décodent les messages médiatiques.
4. On a rompu avec la tradition consistant à voir la culture comme un phénomène homogène, insistant plutôt sur la circulation médiatique des représentations idéologiques dominantes.
Faire connaître les Cultural Studies comme courant de pensée
Dès le début, le Centre a promu la recherche collaborative, entreprise par des groupes entre six et dix personnes qui passaient en revue un domaine de recherche, examinaient ses méthodologies, et critiquaient les résultats obtenus. De manière significative, les chercheur(e)s au Centre recouraient à une variété de méthodes de recherche : critique de l’idéologie ; économie politique ; ethnographie ; sémiotique ; psychanalyse ; narratologie, etc. Je parlerai de quelques projets qui indiquent l’évolution du programme.
1. Au mitan des années 1960, on a exploré la médiation culturelle des rapports sociaux, appliquant à la Grande-Bretagne la tradition américaine de l’étude des communications de masse. Comme l’explique Hall (1980 : 117-18), cette tradition était enracinée dans les débats entre « communication de masse » et « société de masse ». La Rowntree Trust (une fiducie philanthropique de l’église Quaker) a financé le premier projet sur les médias : une analyse de la presse populaire et les changements sociaux depuis les années 1930. Le deuxième projet financé était une étude de fictions policières à la télévision, qui devait tester des approches alternatives. Un troisième projet a focalisé sur les représentations des femmes dans les spots publicitaires.
2. Au moins une étude (1968-69) a traité la façon dont un corpus de magazines pour femmes a représenté « la féminité ». Cette étude était la première à s’appuyer sur les analyses des mythes de Lévi-Strauss, et le travail de Roland Barthes (Hall, 1980 : 119). À l’époque, on a commencé à privilégier la télévision comme objet d’étude, se concentrant d’abord sur les contenus de divertissement, et ensuite, le traitement des manifestations contre la guerre du Vietnam en 1968, déplaçant ainsi l’accent du divertissement à la communication politique (les journaux télévisés et les émissions d’actualités). Trois thèmes majeurs s’imposaient à qui cherchait à analyser les médias : a) les questions de crédibilité, d’accès, de biais, et de déformation dans la manière dont les évènements controversés étaient représentés par les médias (mis à l’agenda par les mouvements de contestation et les crises de l’époque) ; b) les questions portant sur la relation entre la télévision, la politique et l’État, ainsi que le rôle des institutions médiatiques dans l’exercice du pouvoir ; c) les problèmes issus de la tentative de comprendre comment les médias jouent un rôle idéologique (comme voix de la classe dominante), tout en étant « autonomes ».
3. Pendant les années 1970, les chercheur(e)s au Centre ont affiné leur programme grâce à l’apport de la sémiotique, notamment les livres de Roland Barthes, Mythologies (traduction anglaise 1972) et Éléments de Sémiologie (traduit en 1967). Cela a créé une nouvelle problématique pour la recherche sur les informations et sur les images d’actualité : la « fabrique » des nouvelles (par exemple, The Manufacture of News, 1980, sous la direction de Stanley Cohen et Jock Young). D’autres travaux dans cette veine étaient effectués par le Glasgow Media Group (Bad News, 1976, et More Bad News, 1980) (5), et par le British Film Institute. Au CCCS, David Morley a travaillé sur la notion d’audience, Stuart Hall sur les stratégies d’encodage et de décodage, et Dorothy Hobson sur le feuilleton sentimental. À partir de 1972, le Centre a commencé à publier les Working Papers in Cultural Studies, une série irrégulière et variée de papiers de recherche ronéotypés qui ont traité entre autres sujets les travaux de Roland Barthes, Louis Althusser, Umberto Eco et Pierre Bourdieu.
4. Pendant cette période, le Centre a dû affronter la critique féministe, qui a introduit la dimension du genre dans l’analyse des médias. Angela McRobbie a été l’une des premières à affirmer que le Centre tendait à ignorer les pratiques culturelles des femmes ; avec Charlotte Brunsdon, Janice Winship et Dorothy Hobson, elle a créé le Women’s Studies Group en 1974 qui s’est donné comme objectif a) l’étude des « genres féminins » (notamment les feuilletons sentimentaux et les magazines de mode) ; b) l’étude qualitative de la réponse des audiences féminines aux contenus médiatiques ; c) la sauvegarde de la littérature des écrivaines inconnues ; d) la théorisation du rôle du travail domestique (non payé) ; e) l’examen du rôle joué par les femmes au sein de la famille vis-à-vis de la consommation des médias (Schulman, 1993 : 68-69).
La plupart des travaux du Women’s Studies Group ont été publiés dans le recueil Women Take Issue (1978), très influent dans les études féministes naissantes. Les divers articles présentent entre autres thèmes les résultats de l’observation participante dans des familles ouvrières, où des femmes au foyer parlent de leur solitude, et des adolescentes parlent de façon pessimiste de leurs attentes pour l’avenir. Cette critique féministe a eu des implications profondes pour le Centre, rendant la recherche moins ésotérique à une période caractérisée par la théorisation excessive. La critique féministe était entièrement en phase avec l’accent placé par Hoggart et par Williams sur l’utilisation de l’expérience vécue pour illustrer les phénomènes sociaux. Les études menées sur les systèmes familiaux et scolaires ont confirmé le rôle joué par les « appareils idéologiques d’État » (Althusser) dans la perpétuation de la patriarchie (Franklin et al, 1991 : 176).
5. Petit à petit, le Centre a délaissé l’étude des publics, et des institutions médiatiques en faveur d’une perspective néomarxiste qui a rajouté des questions de race et de genre à celle de la culture ouvrière. Sous l’impulsion de Stuart Hall, le Centre a intégré les écrits d’Antonio Gramsci (1891-1937), l’un des fondateurs du Parti communiste italien. Pour Gramsci, l’hégémonie est une forme de domination où une idéologie réussit à subvertir ou coopter une autre, sans recours à la violence. En d’autres termes, la culture est l’un des domaines où la lutte pour l’hégémonie a lieu. Par exemple, les publicitaires exploitent souvent le thème du féminisme, pour donner l’impression que telle entreprise soutient les droits des femmes, réinterprétés ainsi dans l’intérêt de l’économie capitaliste.
Pendant la même période, un nombre de chercheur(e)s au CCCS se sont penché sur le travail provocateur de Michel Foucault (1926-84), qui a analysé comment les gens sont gouvernés et comment ils se gouvernent eux-mêmes, par la production et la circulation de régimes de vérité qui organisent les relations entre savoir et pouvoir de manière spécifique (Bennett, 1996 : 318). Il a mis en question l’idée courante que le savoir mène nécessairement à l’émancipation ; au lieu de cela, pensait-il, le savoir mène souvent à de nouvelles formes de contrôle.
Mentionnons aussi Lawrence Grossberg (1992) qui a été un pionnier dans l’émergence des cultural studies aux États-Unis ; Angela McRobbie (1980) qui a étudié les subcultures chez les adolescentes ; Dick Hebdige (1979) qui a analysé les subcultures comme les Mods et les punks (Subcultures. The Meaning of Style) ; et Paul Willis (1977) qui a fait une étude ethnographique sur la construction d’identité chez les jeunes de la classe ouvrière (Learning to Labour).
Conclusion
Les CS ont commencé comme un mouvement intellectuel dissident en dehors de l’institution universitaire. Depuis, elles ont intégré l’establishment académique sous une forme plus scolaire, éloignée de l’expérience vécue. Mais par-ci, par-là, les CS écrivent et réécrivent leur histoire, se construisant et se reconstruisant en réponse à de nouveaux défis. De cette façon, elles constituent une approche toujours « contextuelle ».
Bien qu’il soit difficile de définir les CS, cela ne veut pas dire que n’importe quoi peut relever des CS. Il est utile de penser les CS dans les termes qui suivent (Hall, 1996) :
1. Les chercheur(e)s en CS analysent les pratiques culturelles dans leur relation au pouvoir. Dans tous les cas, l’objective est de dévoiler les rapports de force, et d’examiner comment ces rapports influencent et encadrent les pratiques culturelles.
2. Les chercheur(e)s en CS n’étudient pas les formes culturelles comme des entités isolées ; au lieu de cela, on cherche à analyser les contextes sociaux et politiques au sein desquels la culture se manifeste.
3. La culture est à la fois l’objet d’étude, et le lieu de critique et d’action ; cela veut dire qu’on s’engage dans un projet aussi bien théorique que pratique.
4. Les chercheur(e)s en CS ont pour ambition de surmonter la division entre formes de connaissance tacites (intuitives, fondées sur des cultures locales) et objectives (soi-disant universelles). On suppose que le connaisseur et le connu, l’observateur et l’observé sont d’un intérêt égal.
5. Les chercheur(e)s en CS font une évaluation morale de la société, et adoptent une ligne d’action radicale, militante. La tradition de recherche en CS n’est pas neutre.
[Dominée par la faculté – très conservatrice – de science et de médecine, l’université de Birmingham n’a jamais été bien disposée envers le CCCS ; pendant longtemps, le Centre a fonctionné avec seulement un enseignant titulaire à plein temps et un autre à mi-temps, et on a refusé à plusieurs reprises de nommer un professeur pour remplacer Richard Hoggart après son départ en 1969. En 1986, le CCCS s’est transformé en département de Cultural Studies, avec un programme d’enseignement en premier cycle ; en 1989, il a fusionné avec le département de sociologie. En 2002, le CCCS a été dissous de manière péremptoire (seuls 4 des 15 enseignants ont été reconduits) par l’administration de l’université, à la suite d’une mauvaise évaluation par la Research Assessment Exercise (l’équivalent britannique du HCERES français). Victime des pratiques managériales néolibérales qui entraient en vigueur à l’université, le Centre a connu une triste fin, en dépit de sa créativité historique et de son influence à l’échelle internationale (ajouté par DB)].
Notes
1. Le CCCS n’a donné aucune définition unique et non problématique de la « culture ». Le concept reste complexe, un lieu d’intérêts divergents, plutôt qu’une idée logique et clarifiée. Comme l’a dit Hall (1996 : 33), « cette richesse est un domaine de tension et de difficulté permanentes ».
2. The Uses of Literacy fut traduit en 1970 sous le titre La Culture du pauvre dans la collection « Sens commun » dirigée par Pierre Bourdieu, et sa réception s’est faite à travers le prisme de la sociologie bourdieusienne. La traduction, moins moraliste, fut adaptée au contexte social français, et au langage sociologique. Dans un bilan critique en 2016, Paul Pasquali parle « de coupes, d’élagages, de transpositions et de choix de traduction qui atténuent les jugements de valeur par rapport à l’édition originale » (référence ci-dessous). (NdT)
3. Il est à noter que l’historien Thompson a publiquement pris ses distances avec le CCCS dans les années 1970. The Poverty of Theory (traduit en français chez L’Echappée en 2015 sous le titre Misère de la théorie) est une charge polémique contre la dérive théoricienne de penseurs français comme Althusser, et la mauvaise influence de celui-ci. Le CCCS (parmi d’autres comme la revue de cinéma Screen) était explicitement visé par cette attaque. (NdT)
4. D’emblée, Hall (1996 : 33) a situé « la politique du travail intellectuel » au centre des CS, comme un souci inéluctable. D’après lui, « le règlement de comptes » dans les livres de Hoggart, de Williams et de Thompson a défini l’espace ouvrant sur un nouveau domaine d’analyse et de pratique.
5. Sur le Glasgow Media Group, voir Jacques Guyot, « Glasgow University Media Group. La critique de l’information télévisée », in Fabien Granjon, Jacques Guyot, Christophe Magis (dir.), Matérialismes, culture & communication 3. Économie politique de la culture, des médias, et de la communcation, Presses des Mines, 2019, p. 195-211. (NdT)
Traductions françaises (DB)
Hall, Stuart, Identités et cultures 1. Politiques des Cultural studies (édition établie par Maxime Cervulle), Amsterdam, 2007.
___, Identités et cultures 2. Politiques des différences (idem), Amsterdam, 2013.
___, Le Populisme autoritaire. Puissance de la droite et impuissance de la gauche au temps du thatchérisme et du blairisme, (Policing the Crisis), Amsterdam, 2008.
___, « Signification, représentation, idéologie. Althusser et les débats poststructuralistes », Raisons politiques, 46 : 4, 2012, p. 131-62.
Gleverac, Hervé, Macé, Eric, Maigret, Eric (dir.), Anthologie des Cultural Studies, Armand Colin, 2008 (recueil d’articles en traduction).
Hoggart, Richard, La Culture du pauvre (The Uses of Literacy), Minuit, 1970.
Thompson, E. P., La Formation de la classe ouvrière anglaise, Seuil, 1988, 2012.
Williams, Raymond, Culture et matérialisme, Prairies ordinaires, 2010.
______, « Une longue révolution » (entretien), Période (revue en ligne), 2015 (extrait de Politics and Letters, NLR, 1979).
______, « Le Théâtre comme laboratoire » (entretien), Période, 2015 (idem).
Willis, Paul, L’École des ouvriers. Comment les enfants ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers (Learning to Labour), Marseille, Agone, 2011.
Quelques publications en français sur les cultural studies (DB)
Alizart, Mark, Hall, Stuart, Macé, Eric, Maigret, Eric, Stuart Hall, Amsterdam, 2007.
Cervulle, Maxime, « Stuart Hall et Richard Hoggart. Du « moment Birmingham » à l’internationalisation des cultural studies », Hermes, 69, 2014/2.
Cervulle, Maxime et Quemener, Nelly, Cultural Studies, 2e édition, Armand Colin, 2018 (2015).
Cervulle, Maxime et Quemener, Nelly, « Les Cultural Studies » (entretien), Web-revue des industries culturelles et numériques, 2015.
Cervulle, Maxime, Quemener, Nelly, Vörös, Florian (dir.), Matérialismes, culture et communication, tome 2. Cultural studies, théories féministes et décoloniales, Presses des Mines, 2016.
Granjon, Fabien, « Sciences sociales critiques et cultural studies », Questions de communication, 25/2014.
Hartley, Daniel, « Introduction à Raymond Williams », Période (revue en ligne), 2015.
Lecercle, Jean-Jacques, « Lire Raymond Williams aujourd’hui », introduction à Culture et matérialisme (voir ci-dessus), 2010.
Macé, Éric, Critique de « Inside culture. Re-emaging the method of Cultural Studies (Nick Couldry) », Réseaux, 104, 2000, p. 329-34.
Maigret, Eric, « « Médiacultures » et coming out des cultural studies en France », Cahiers de recherche sociologique, 47, p. 11-21, 2009.
Maigret, Eric, « Ce que les Cultural Studies font aux savoirs disciplinaires », Questions de communication, 24/2013.
Mattelart, Armand et Neveu, Erik, Introduction aux cultural studies, La Découverte, 2003.
Pasquali, Paul, « La culture du pauvre : un classique revisité. Hoggart, les classes populaires et la mobilité sociale », Politix, 2016/2, 114, p. 21-45.
Bibliographie en anglais (de l’auteur)
Bennett, Tony, « Putting Policy into Cultural Studies », in John Storey (dir.), What is Cultural Studies? A Reader, London : Arnold, 1996, pp. 307-35.
Clarke, John, Chas Critcher, Working Class Culture: Studies in History and Theory, Urbana : University of Illinois Press, 1985.
Cohen, Stanley, Jock Young (dir.), The Manufacture of News, London : Constable, 1981.
Fiske, John, Understanding the Popular, Boston : Unwin Hyman, 1989.
Franklin, Sarah et al (dirs.), « Feminism and Cultural Studies: Pasts, Presents, and Futures », Media, Culture, and Society no. 13 (1991) : 171-92.
Hall, Stuart, « Cultural Studies and the Centre: Some Problematics », in S. Hall et al. (dirs.), Culture, Media, and Language, London : Hutchinson, 1984, pp. 117-21.
—-, « Race, Culture, and Communications : Looking backward and Forward at Cultural Studies » (1989), in John Storey (dir.), What is Cultural Studies? A Reader, London : Arnold, 1996, pp. 336-43.
—-, « Cultural Studies: Two Paradigms » (1980), in John Storey (dir.), What is Cultural Studies? A Reader. London: Arnold, 1996, pp. 31-48.
—-, « Encoding/Decoding » in S. Hall, D. Hobson, A. Lowe, P. Willis (dir). Culture, Media, Language: Working Papers in Cultural Studies, 1972–79. London: Hutchinson, 1980, pp. 128–138.
Hall, Stuart, et al., Policing the Crisis: Mugging, the State, and Law and Order, London : Macmillan, 1979.
Hardt, Hanno. « The return of the « Critical » and the Challenge of radical Dissent: Critical Theory, Cultural Studies, and American Mass Communication Research », Communication Yearbook no. 12 (1989) : 558-600.
Hebdige, Dick, Subculture: The Meaning of Style, London : Routledge, 1979.
Hoggart, The Uses of Literacy, London : Routledge, 2013 (1957).
Larrain, Jorge, « Stuart Hall and the Marxist Concept of Ideology », Theory, Culture, and Society, no. 8 (1991) : 1-28.
McRobbie, Angela, Postmodernism and Popular Culture, London : Routledge, 1994.
Morley, David, The « Nationwide » Audience: Structure and Decoding, London : British Film Institute, 1980.
Nava, Mica, « Consumerism and its Contradictions », Cultural Studies, no. 1 (1987) : 209-10.
Nelson, Cary, Paula A. Treichler, Lawrence Grossberg. « Cultural Studies: An Introduction», in Lawrence Grossberg, Cary Nelson, Paula A. Treichler (dirs.), Cultural Studies, London et New York : Routledge, 1992, pp. 1-21.
Schulman, Norma. « Conditions of their own Making: An intellectual History of the Centre for Contemporary Cultural Studies as the University of Birmingham », Canadian Journal of Communication, no. 18 (1993) : 51-73.
Turner, Graeme, British Cultural Studies: An Introduction, Boston : Unwin Hyman, 1990.
Williams, Raymond, Culture and Society, London : Chatto and Windus, 1958.
—, The Long Revolution, London : Chatto and Windus, 1961.
—, Marxism and Literature, London : Chatto and Windus, 1977.
Willis, Paul, Learning to Labour: How working-class Kids get working-class Jobs, Farnborough: Saxon House, 1977.
Women’s Studies Group, Women take Issue: Aspects of Women’s Subordination, London : Hutchinson, 1978.
SEILER Robert, « Notes sur la tradition britannique des cultural studies – Robert M. SEILER », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2019, mis en ligne le 1er décembre 2019. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/notes-tradition-britannique-cultural-studies-robert-m-seiler/
Robert Seiler est professeur émérite en communication à l’université de Calgary (Alberta), Canada. Il est l’auteur notamment de Reel Time: Movie Exhibitors and Movie Audiences in Prairie Canada (avec Tamara Seiler), University of Athabasca Press, 2013.