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Le mouvement dans le cinéma et la musique : une question mal posée
Avant de poser la question du mouvement au cinéma et en musique, il convient de rappeler que le rapport entre le cinéma et la musique est aussi vieux que le cinéma qui n’a jamais été « muet ». Si l’on se réfère aux usages qui avaient cours dès son commencement, et non à une histoire du cinéma reconstruite après coup, les premiers films étaient souvent en couleur (peints au pochoir, par exemple, chez Méliès), ils pouvaient être aussi sonores et même parlants. Il ne s’agissait pas d’une piste sonore optique couchée sur la pellicule, mais d’un accompagnement en direct de voix (un bonimenteur) et de musiques (un pianiste dans la salle). Et le « mouvement » de la musique soulignait le « mouvement » des images.
Le mouvement dans l’image
Il est des évidences claires et distinctes qu’on ne démontre pas, des sortes de postulats allant de soi et qui, recouvertes par une longue tradition dans les histoires et les théories du cinéma, ne sont plus interrogées et qui, même chez les cinéphiles et les théoriciens, sont communes aux œuvres du septième art et aux produits de l’industrie culturelle cinématographique. Et pour le cinéma, justement, c’est son étymologie à laquelle on se réfère naturellement qui induit une connaissance biaisée, comme nous allons en apporter la preuve. Si l’on prend les appellations de kinétoscope d’Edison, l’inventeur du film mais pas du cinéma (on ne « visionnait » ses films que dans une boite, individuellement, au travers d’un binoculaire) et de cinématographe des Frères Lumière, les inventeurs de la projection de « photographies animées » sur un écran, devant un public, ces deux appellations, kinétoscope et cinématographe, se réfèrent au grec signifiant mouvement.
Le mouvement dans la musique
Quant à la musique classique occidentale qui a été pillée d’emblée par les pianistes en salle de cinéma, n’est-elle pas elle-même « mouvement » ? Une symphonie ne se divise-t-elle pas en quatre « mouvements » ? Ainsi, le début du quatrième « mouvement » de la Symphonie du nouveau monde de Dvorak ne valide-t-il pas à double titre cette appellation de « mouvement » dans son développement musical ?
D’ailleurs, John Williams, le musicien attitré de Steven Spielberg, un des maîtres de la nouvelle industrie cinématographique hollywoodienne, ne s’y est pas trompé en « empruntant » le tout début de ce quatrième mouvement, revu et corrigé, pour le film Jaws. Le thème musical principal des Dents de la mer, ne semble-t-il pas s’accorder au mouvement du requin, au déplacement de son aileron qui surnage sur une mer calme ?
De même, ne suffit-il pas, sur une table ou un banc de montage, de monter en parallèle un travelling avant ou latéral pris d’une voiture ou d’une moto et une musique pour vérifier que ça fonctionne. La résultante des deux mouvements, de la musique et de l’image, donne la recette du road-movie, un des genres les plus prisés encore aujourd’hui, de Easy Rider (Dennis Hopper, 1968)…
…en passant par Thelma et Louise (Ridley Scott, 1991)…
…jusqu’à Into the Wild (Sean Penn, 2007).
Interroger l’analogie entre le mouvement de l’image et le mouvement en musique
Interroger l’analogie entre le mouvement de l’image et le mouvement en musique revient donc à opérer la critique d’une évidence du sens commun cinéphilique et des pratiques musicales de l’industrie culturelle cinématographique. Ce questionnement permet a contrario de pointer les tentatives parfois désespérées pour s’en démarquer dans un tour de force artistique qui ressemble souvent au long « matyrologe » décrit par Gilles Deleuze dans l’avant-propos (p. 8) de son livre L’Image-mouvement pour donner corps – quand même – à cette utopie de l’existence d’un septième art.
Pour distinguer justement ce septième art de l’industrie culturelle cinématographique, des théoriciens du cinéma ont fait du rapport musique-image un marqueur ou plutôt un « démarqueur ». La critique européenne dénonce l’usage du pléonasme musical – forcément américain – qui consiste à plaquer un type de mouvement musical allant dans le même sens que le mouvement des images. Cette critique opposera à cette pratique un art du contrepoint musical comme celui revendiqué par le maître Eisenstein qui, dans sa collaboration avec Prokofiev, sert encore de référence culturelle et critique. A cet égard, Alexandre Nevski (1939) est toujours cité comme exemple pour l’emploi de la musique au cinéma et son intégration dans le montage final.
Mais l’art du contrepoint n’en reste pas moins lié à l’idée qu’image et son se répondent à l’intérieur du film comme le contrepoint en musique superpose à une partie essentielle une ou plusieurs autres parties à la fois indépendantes et fondues dans l’ensemble polyphonique. Aussi, dans le cas qui nous intéresse, cela ne permet pas à la musique de s’émanciper de l’image, toujours prisonnière de cette analogie du mouvement. On peut, certes, préférer le raffinement esthétique du contrepoint image-musique et la collaboration avec un musicien de renom comme Prokofiev à la grosse cavalerie du pléonasme qui, il est vrai, infantilise le public avec une sorte de mépris démagogique.
En effet, la musique dans l’industrie culturelle cinématographique participe à la prévention des risques commerciaux encourus par les producteurs et les distributeurs en instrumentalisant la réception des images. Dans une double logique économique et esthétique, la musique accompagne non seulement les images mais elle accompagne surtout le spectateur, l’enfermant dans le cadre d’un langage et non pas d’un art, essayant de contrôler les codes et les signes, scandant les informations diégétiques (le « monde » induit par l’histoire du film) et pourvoyant à la communication émotionnelle, partie importante de la valeur d’usage du produit culturel.
Détour épistémologique
Bref, cette analogie entre le mouvement au cinéma et le mouvement dans la musique (au moins occidentale) fait quasiment office de postulat, cette vérité claire et distincte qu’on ne peut démontrer à l’instar du fameux postulat d’Euclide dont une des variantes les plus célèbres, dite des « parallèles », est due au mathématicien Proclus : « Par un point donné, on peut mener une et une seule parallèle à une droite donnée« .
Et l’on sait ce que la science moderne doit, sinon à la remise en cause de ce postulat, du moins à son contournement. On sait aussi qu’Einstein, pour sa théorie de la relativité, a eu besoin des géométries « non euclidiennes », « courbes » qui justement sont parties d’un postulat contraire à celui d’Euclide puisque ce dernier restait indémontrable.
Mais revenons à notre analogie entre le mouvement dans la musique et le cinéma, ce que j’ai appelé dans mon livre Adorno et les industries culturelles, le postulat d’Eisenstein. Les exemples donnés précédemment, du road-movie au film d’Eisenstein, semblent donc lui donner raison à ce postulat, l’expérience commune cinéphilique ou professionnelle, mais pas l’expérimentation scientifique. Pour l’épistémologie, qui prend comme objet les critères de scientificité d’une science particulière, la distinction entre expérience et expérimentation est constitutive. Si l’expérience nous montre, du point de vue d’un observateur terrestre, que le soleil se lève à l’est et se couche à l’ouest, l’expérimentation nous apprend que c’est la terre qui tourne autour du soleil et pas l’inverse.
Mais l’épistémologie nous enseigne aussi que l’expérimentation est d’abord une pensée critique armée d’outils théoriques et surtout affichant clairement un poste d’observation. Et pourquoi les sciences humaines et sociales feraient-elles l’économie de cette exigence intellectuelle ? Alors, que se passe-t-il si l’on remet en cause ce postulat fondé sur l’analogie du mouvement entre cinéma et musique puisqu’il ne repose, rappelons-le, que sur une tradition théorique et historique dont on ne peut apporter la démonstration ?
En tout cas, Adorno et Eisler, dans leur livre Musique de cinéma (p. 76-77) franchissent le Rubicon en dénonçant l’ambiguïté de la notion de mouvement en musique comme au cinéma :
La notion fondamentale de mouvement y est elle-même ambiguë. En musique, il faut entendre par mouvement essentiellement l’unité de mesure constante qui est à la base du morceau, telle que, par approximation, le métronome l’indique, quoiqu’on puisse concevoir ici quelque chose de différent, par exemples les traits les plus rapides (les doubles croches d’un morceau de type « bumble-bee » dont l’unité de mesure est cependant la noire) ou le « mouvement » dans un sens plus élevé, le rythme général, la proportion entre les parties et leur rapport dynamique, la poursuite ou l’arrêt de l’ensemble, en quelque sorte l’inspiration et l’expiration de la forme considérée globalement. Il va de soi que ce concept général de mouvement musical non seulement échappe à toutes les méthodes de mesure, mais n’est traduisible en images que par analogies très vagues et peu probantes.
Ils ajouteront (p. 128) :
Le concept de mouvement, tel qu’il est utilisé au cinéma, est encore plus difficile à cerner.
Gilles Deleuze, déjà cité pour le premier tome de sa somme sur le cinéma : L’Image-mouvement, n’a-t-il pas écrit un second tome intitulé L’image-temps où cette « image-temps » renverse le rapport de subordination, où le temps n’est plus la mesure du mouvement, où le mouvement devient la conséquence d’une présentation directe du temps, à la manière de la physique contemporaine et de sa vulgarisation dans certains récits de science-fiction.
Si l’on fait débuter l’approche du cinéma avec le son (mais sans la faire dériver toute du son), alors cela implique de tenir la notion de mouvement à distance, en distinguant bien le concept musical (le mouvement d’une symphonie) du concept cinématographique qui renverrait à son étymologie (le cinématographe comme enregistrement du mouvement). Cela signifie aussi que remettre en question la prétention de cette notion de mouvement à constituer le lien entre les deux domaines musical et cinématographique est un geste scientifique producteur de nouvelles connaissances sur notre objet d’étude.
De ce point de vue, repenser les rapports entre le cinéma et la musique permet de repenser le cinéma et ses prétendues ontologies : image, mouvement, rythme… et d’interroger aussi la notion de montage, un montage englobant dont Eisenstein a été le chantre et qui reste si important dans des dispositifs de communication audiovisuelle modelés par la publicité, publicité qui était pour Adorno et Horkheimer le paradigme esthétique des industries culturelles. (Adorno, Horkheimer, 1974, p. 171)
Un nouveau contrat image-son
Mais dans l’état actuel de ce programme de recherche, la question de la place et de la fonction de la musique dans la réception des produits culturels cinématographiques est d’abord à repenser sous l’angle des conséquences méthodologiques à tirer de la remise en cause du dogme toujours en vigueur d’un « monde des images ».
Inverser le rapport du son (surtout de la musique) et de l’image dans une sorte de renversement copernicien implique que c’est l’image qui tournerait autour du son et pas l’inverse. Ce renversement du rapport entre le son et l’image au travers de la mise en crise de la notion de mouvement est à rapporter au paradigme musical qui a innervé la vie intellectuelle d’Adorno, le co-auteur du concept de Kulturindustrie, mais aussi le théoricien de la nouvelle musique et… le musicien qui n’a cessé de composer. Le professeur Adorno et le musicien Eisler, dans leur livre : Musique de cinéma, rappellent aussi que des analogies rapides, des affinités rythmiques ne doivent pas servir à nier l’altérité entre l’image et la musique, leur rapport conflictuel, dialectique mais sans dépassement possible, en deçà des métaphorisations abusives de l’histoire académique du cinématographe et des pratiques artistiques. Bref, la nécessaire autonomisation de la bande-son – ici rien à voir avec les produits dérivés : les CD « musique du film » – ne constituerait-elle pas la condition nécessaire de la prétention artistique d’un film voulant échapper, en terme de réception, à la marchandisation esthétique ?
Aussi n’est-il pas si étonnant de lire, toujours sous la plume d’Adorno et Hanns Eisler (p. 79-80), une défense du genre « Comédies musicales » :
C’est dans les films de comédies musicales et de revues, considérés comme des distractions de niveau inférieur, où la psychologie dramatique est souvent exclue, que l’on trouve le plus souvent une amorce de cette technique d’interruption par la musique, ainsi qu’une utilisation valablement indépendante de la musique, dans les chants, les danses et le final.
Faute de titres de comédies musicales données dans le texte, on se prend à parcourir le catalogue : et si Adorno sauvait la série Gold Diggers (Chercheuses d’or – 1933, 1935), revues filmées par Mervyn Le Roy. Chercheuses d’or 1933, chorégraphiée par Busby Berkeley, est célèbre, outre pour le numéro des violons, pour son final magnifique et inattendu dans une comédie musicale sur les horreurs de la guerre 14-18 : Remember my forgotten man.
Une leçon dont s’est souvenue Jacques Demy dans toutes ses comédies musicales (Pour mémoire, Les Parapluie de Cherbourg – 1964 – est une des rares références à la guerre d’Algérie dans un film grand public) et – en 1982 – pour Une Chambre en ville, incluant le fameux chœur des CRS.
Enfin, Jean-Luc Godard qui s’amuse dans Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution (1965) avec le genre science-fiction. La musique s’y joue du pléonasme ou au contraire du contre-emploi par rapport à l’image.
RÉFÉRENCES
Adorno, T. W., Eisler, H. (1972) : Musique de cinéma, Paris, L’Arche (trad. française Jean-Pierre Hammer).
Adorno, T. W., Horkheimer, M. (1974) : « La Production industrielle de biens culturels » in La Dialectique de la raison, Paris, Tel Gallimard, (trad. française Eliane Kaufholz).
Deleuze, Gilles (1983), L’Image-mouvement, Paris, Les Éditions de Minuit.
Deleuze, Gilles (1985), L’Image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit.
Eisenstein, S. M. (1958) : Réflexions d’un cinéaste, Moscou, Editions du Progrès (trad. française Lucia et Jean Cathala).
Eisenstein, S. M. (1969) : The Film sense, New York, Harcourt, Brace & World.
Hiver Marc (2011) : Adorno et les industries culturelles – communication, musique et cinéma, Paris, L’Harmattan, collection Communication et civilisation.
London, Kurt (1970) : Film music ; a summary of the characteristic feature of its history, New York, Amo Press.
Lire d’autres articles de Marc Hiver
Le mouvement : la question en musique et au cinéma – Marc HIVER, Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2013, mis en ligne le 4 février 2013. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/mouvement-musique-cinema-marc-hiver/
Philosophe, spécialiste des sciences de l’information et de la communication, d’Adorno et des industries culturelles
Dernier livre : « Adorno et les industries culturelles – communication, musique et cinéma »,
L’Harmattan, collection « communication et civilisation »