Ce compte-rendu, traduit par moi, est paru dans Jacobin Magazine (New York), octobre 2021 (David Buxton).
Caitlin Petre, All the News that’s Fit to Click : How Metrics Are Transforming the Work of Journalists, Princeton University Press, 2021.
Le journalisme est en crise. Les deux dernières décennies ont vu disparaître des dizaines de milliers d’emplois dans le secteur ; des centaines de villes sont devenues des déserts informationnels. Sans régulation, le commerce continue à évider et à déformer les médias de façon dangereuse. Mais en dépit de ces signes inquiétants, les contours précis de cette transformation échappent à l’analyse, et ce qui est vraiment nouveau n’est pas clairement établi. Après tout, les médias ont toujours desservi et mal représenté de larges segments de la société, divisée selon des lignes socioéconomiques. La discrimination en matière d’information fait partie de l’ADN d’une presse commerciale qui privilégie les profits sur le service aux citoyens.
Ce que nous voyons aujourd’hui, cependant, c’est l’ultime étape du déclin d’un journalisme dépendant de la publicité et impulsé par le marché. Beaucoup de ses maladies visibles – la frénésie des capitalistes-vautours disposant de fonds spéculatifs, les propagandistes d’extrême droite exploitant les vides d’information, les plateformes monopolistiques dévorant les revenus publicitaires, et amplifiant de fausses nouvelles – viennent des parasites opportunistes qui exacerbèrent la crise sans en être la cause. Toute la structure des médias commerciaux est pourrie jusqu’à la moelle, et les implications de cette décomposition, surtout pour ceux qui œuvrent en faveur d’un avenir plus démocratique, n’ont pas encore été pleinement comprises.
Parmi ces pathologies structurelles, une qui devient plus visible (et qui reste sous-étudiée) est le lien entre la course désespérée après des revenus en baisse, et la détérioration des conditions du travail, ce qui mène à la dégradation du bien-être des journalistes, des contenus informationnels, et de la société dans son ensemble.
Sociologue des médias à l’université de Rutgers (New Jersey), Caitlin Petre vient de publier un livre important et tombant à pic, qui capte de manière vivante ces métamorphoses. Son livre, bien écrit et documenté, se penche sur une manifestation particulièrement flagrante des pressions commerciales intensifiées : la montée des métriques de la rédaction (newsroom metrics) qui mesurent et jaugent l’engagement des lecteurs avec des contenus en ligne. En fétichisant ces analyses du lectorat, les journalistes se poussent à optimiser le déclenchement de clics, à même de dégrader leurs propres conditions de travail.
À travers des recherches ethnographiques méticuleuses menées au New York Times, au magazine numérique Gawker, et à la société spécialisée dans la mesure des audiences Chartbeat, Petre dévoile comment de telles pressions sont en train de restructurer les rédactions et de déformer le travail des journalistes d’une manière profondément troublante. Elle trace comment la logique derrière les métriques vise à maximiser les bénéfices en extirpant une plus grande productivité des travailleurs, et une plus grande valeur commerciale des contenus produits.
Les organes de presse dépendent de plus en plus des métriques pour donner du feedback incessant sur la performance des contenus en ligne. Gawker a même installé un grand écran mural (« big board ») affichant des données diverses, essentiellement un tableau de rendement d’articles spécifiques. Petre remarque que la spécialité de Chartbeat est d’aller au-delà des simples vues de pages pour calculer le temps passé sur tel contenu, et le nombre de partages. Suivant compulsivement en temps réel les données sur l’écran, et renforcés par des récompenses, beaucoup de journalistes développent une obsession perverse pour les métriques. Cette fixation grandissante, selon Petre, « transforme le processus de travail journalistique ».
Petre affirme que les métriques font partie d’un ensemble de stratégies de management émergentes visant à discipliner le travail. Une nouvelle forme de taylorisme s’insère graduellement dans le travail « créatif et intellectuel », qui jouissait typiquement de plus d’autonomie que le travail industriel. Bien que les attentes professionnelles aient toujours été un peu idéalisées (les travailleurs culturels sont, après tout, des travailleurs et en tant que tels, exploités), le sens d’indépendance chez les journalistes est aigu, et donc spécialement touché par le nouveau régime de travail.
En soulignant que le journalisme est avant tout un travail, approche souvent ignorée dans les études universitaires, Petre réussit à dévoiler les rapports de force au sein de l’industrie de l’information. Elle note que les métriques y servent de « forme de discipline qui façonne l’organisation et le vécu du travail journalistique sous le capitalisme ». S’appuyant sur l’ouvrage classique de Harry Braverman (Travail et capital monopolistique, 1974), qui montre comment le taylorisme « déqualifie » les travailleurs pour mieux les contrôler, Petre intègre aussi les apports du sociologue Michael Burawoy pour montrer à quel point ce régime exige « des participants volontaires dans l’intensification de leur propre exploitation ».
Pour que cette stratégie managériale réussisse, les journalistes doivent maintenir un semblant de pouvoir d’agir (agency). Cet arrangement est rendu plus acceptable par le côté jeu vidéo des tableaux de bord, qui ont une qualité addictive alors qu’on essaie en permanence de gagner ce que Petre appelle « le jeu du trafic » (traffic game). Elle soutient que cette interface en temps réel sert de « régime de surveillance managériale ».
Après avoir longuement étudié les deux salles de rédaction du jour au jour in situ, Petre conclut que la stratégie de Chartbeat a réussi haut la main. Les journalistes deviennent obsédés par les moyens d’augmenter le « trafic » de leurs articles, se poussant à travailler encore plus, et privilégiant les intérêts managériaux plus que les leurs, en dépit de l’absence de coercition. Rappelant les observations du journaliste Dean Starkman en 2014 sur la « hamstérisation » du journalisme, Petre révèle comment des organes d’information en difficulté obligent les journalistes à travailler plus pour moins, dans des conditions de plus en plus informelles et précaires.
Elle évoque le gorille de 400 kilos dans la pièce : la monstruosité qu’est Facebook (sujet dont elle aurait pu en dire plus). Étant donné le rôle de gatekeeper de Facebook, portail primaire pour un lectorat mondial massif, on internalise une conscience quasi instinctive des sortes de contenu qui figurent bien dans son fil d’actualités. Une telle dynamique incite les journalistes – beaucoup d’entre eux sont en situation de précarité aiguë – à façonner leurs articles selon les critères d’attrape-clics qui mettent l’accent sur les controverses, les conflits, le sensationnel, tout ce qui pousse à s’engager avec une histoire, générant ainsi plus de revenus publicitaires.
Depuis longtemps des voix critiques affirment qu’un journalisme fonctionnant aux métriques préfère la poudre aux yeux à la qualité, tout en conditionnant les journalistes à traiter leur public comme des consommateurs apolitiques à la recherche du divertissement, et non comme des participants actifs dans une société démocratique. En assimilant les opinions sociales aux choix de consommation, les valeurs commerciales réduisent l’engagement du public à une transaction marchande, au détriment des aspects moins faciles à mesurer, par exemple l’apport à la vie civique.
À son actif, Petre revient souvent à ces questions normatives, en même temps qu’elle nous fait un portrait détaillé de la manière dont les journalistes négocient cette dynamique. Une question fondamentale qu’elle pose est ceci : « L’impératif de profit dans la production commerciale des informations peut-il coexister avec le mandat civique de la profession ? » Les faits présentés dans ce livre et ailleurs suggèrent que ces deux visées sont de plus en plus incompatibles.
Les premiers partisans des métriques prétendaient qu’elles devaient permettre aux journalistes d’être plus réactifs aux souhaits du public, rendant ainsi les nouvelles plus démocratiques. En fin de compte, cependant, la métrification du travail journalistique constitue un affront à la dignité et à la qualité de vie des travailleurs de l’information, et de plus en plus, de tous les travailleurs dans les industries créatives et de savoir.
Alors que Petre montre clairement les effets nocifs des métriques – et à quel point celles-ci sont stressantes et démoralisantes -, elle prétend qu’elles peuvent aussi avoir des effets positifs, allant à l’encontre d’une narration simpliste d’exploitation managériale. Dans son analyse nuancée de « l’ambiguïté interprétative », Petre adopte ce qu’elle décrit comme une approche dialectique oscillant entre contrôle managérial et autonomie ouvrière, dans laquelle « les journalistes et les outils analytiques s’engagent dans un processus de formation mutuelle ».
Petre montre aussi que les journalistes s’efforcent d’établir une frontière éthique entre des usages « propres » et « sales » des données, et qu’il existe une petite marge de manœuvre pour interpréter les données qu’ils reçoivent implacablement. Citant le sociologue Erik Olin Wright qui parle « des lieux contradictoires au sein des relations de classe », elle reconnait la double loyauté des rédacteurs en chef dans la gestion des métriques, prenant tantôt le côté des journalistes, et tantôt le côté des managers. Elle insiste sur les différences significatives entre la stratégie du New York Times de minorer le rôle des métriques et la stratégie managériale de Gawker de les mettre en avant.
Un bénéfice potentiel, contre-intuitif, des métriques qu’évoque Petre est qu’elles « pourraient par inadvertance cultiver un sens de griefs partagés, d’identification collective et de conscience de classe parmi les travailleurs du savoir ». Il est notable qu’en 2015 Gawker Media soit devenu le premier grand organe de presse numérique à accepter la syndicalisation quand leurs salariés ont vote d’une majorité écrasante à rejoindre la Writers Guild of America East (WGAE), déclenchant une série toujours en cours de victoires syndicales.
Dans sa conclusion, Petre voit une lueur d’espoir sur le front syndical dans un paysage par ailleurs sinistre. Elle parle des efforts de syndicalisation au sein des rédactions, qu’elles soient traditionnelles ou numériques, comme preuve d’un sens accru de solidarité, nécessaire à contrer les abus sur le lieu du travail et les prédations du capitalisme. En fin de compte, affirme Petre, les métriques rappellent aux journalistes qu’ils sont des ouvriers, bien que leur travail puisse sembler « créatif, prestigieux et autonome […] et bien qu’ils aient de la passion pour lui ».
Le livre de Petre est un antidote à l’optimisme excessif quant aux potentialités d’un journalisme des données qui a caractérisé tant d’écrits et de déclarations dans la décennie précédente. Il révèle comment le commercialisme avilit chaque facette de nos systèmes d’information. Mais comme d’autres problèmes plus visibles – de la perte d’emplois à la prolifération de fausses nouvelles en passant par la « Foxification » des médias -, les conditions dégradées du travail journalistique sont autant d’épiphénomènes d’une corruption institutionnelle plus profonde.
Petre nous fournit ce qui est essentiellement une méso-analyse des rapports de force dans le journalisme actuel, située entre la macro-critique (appropriation privée de l’information, idéologie capitaliste), et la micro-analyse (routines et valeurs journalistiques). Elle relie adroitement ces niveaux d’analyse, tout en notant que les phénomènes qu’elle étudie sont des symptômes de transformations structurelles plus profondes, celles de l’ascendance non entravée du néolibéralisme.
Cette étude inestimable est un apport de plus aux recherches mettant en question un journalisme motivé par des profits. C’est une critique nécessaire pour pouvoir imaginer des alternatives systémiques aux modèles commerciaux en faillite. À partir de cette fondation intellectuelle, il faudrait imaginer un système qui donne du pouvoir aux journalistes à travers la réappropriation et le contrôle de leurs salles de rédaction.
Les critiques à gauche n’ont pas de mal à accabler les médias capitalistes, mais ont moins réussi à concevoir un autre système médiatique, de propriété publique et véritablement démocratique. Cette disjonction est surprenante, étant donné qu’historiquement la gauche a vu la presse comme un terrain crucial pour les luttes. Les mouvements sociaux se sont toujours appuyés sur des formes diverses de journalisme, même au sein des médias commerciaux, pour faire avancer des causes progressistes. Un journalisme fiable, et un système médiatique qui fonctionne correctement sont des composantes essentielles de tout effort de transformation sociale, qu’il s’agisse du combat contre de nouvelles formes de fascisme ou du freinage du réchauffement de la planète.
Bref, nous ignorons à notre péril la mort par métriques des médias d’information. L’union indue du capitalisme et du journalisme s’effiloche sous le poids de ses contradictions, et les conditions de travail dégradées doivent faire partie d’un jugement plus général porté sur les médias. Le livre de Petre révèle l’étendu de la crise, et nous encourage de voir en celle-ci l’occasion de créer autre chose.
Note : Voir aussi dans la Web-revue dans la rubrique Actualités, «Le nouveau paysage médiatique américain » (2017), « Buzzfeed débarque en version française » (2013) ; « Les changements de rapports de force dans le journalisme d’aujourd’hui » (2013).
PICKARD Victor, « Le management par métriques est en train de tuer le journalisme – Victor PICKARD », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2021, mis en ligne le 1er décembre 2021. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/management-par-metriques-tuer-le-journalisme-victor-pickard/
Victor Pickard est associate professor à l’Annenberg School of Communication, université de Pennsylvanie. Il a publié notamment After Net Neutrality (avec David Berman) et Democracy without Journalism.