Traduction d’un post sur le blog de Michael Roberts, le 28 janvier 2025. J’ai rajouté quelques chiffres. Original ici (DB).
La plupart des lecteurs sauront maintenant que DeepSeek, une entreprise chinoise, a sorti un modèle d’intelligence artificielle appelé R1 qui est comparable aux meilleurs modèles créés par des entreprises américaines comme OpenAI (ChatGPT), Anthropic et Meta (Facebook), mais qui a été développé à un coût radicalement inférieur (6 millions de dollars par rapport à 1 milliard pour ChatGPT) avec des puces beaucoup moins puissantes. Qui plus est, Deepseek a rendu public suffisamment de détails de son modèle pour que d’autres puissent en profiter gratuitement. C’est une torpille qui a frappé les entreprises américaines de la tech, les « sept magnifiques », en dessous de la ligne de flottaison.
DeepSeek a développé R1 avec des puces plus anciennes et plus lentes de Nvidia, non concernées par les sanctions contre l’exportation de la technologie informatique à la Chine. Le gouvernement américain et les géants de la tech pensaient qu’ils avaient un monopole de l’intelligence artificielle (IA) en raison des coûts énormes impliqués dans la fabrication de meilleures puces et dans la construction de meilleurs modèles. Désormais, le succès de DeepSeek suggère que des entreprises moins capitalisées peuvent opérer des modèles de l’IA compétitifs. En effet, R1 peut s’utiliser pour un coût trente fois inférieur, nécessitant beaucoup moins de puissance informatique, et étant aussi performant que ses concurrents à « l’inférence », le terme pour la capacité à répondre aux questions posées. De plus, il fonctionne sur toutes sortes de serveurs ; les entreprises n’auront pas besoin de payer des rentes exorbitantes à OpenAI.
Encore plus important est le fait que R1 relève de la « source ouverte » (logiciel libre), à savoir que son codage et ses méthodes d’entraînement peuvent être copiés et développés par tout le monde, comme les produits pharmaceutiques génériques. C’est un coup dur pour les secrets « propriétaires » que Gemini (Google) et OpenAI renferment dans une « boîte noire » pour garantir les profits.
Il semble que bâtir d’énormes centres de données fonctionnant aux puces chers et puissants ne soit pas nécessaire pour réussir dans l’industrie de l’IA. Jusqu’ici, les entreprises américaines se sont engagées dans des projets demandant des financements gigantesques. Le jour même du communiqué de DeepSeek, Meta a annoncé des investissements de 6 milliards de dollars dans l’IA ; quelques jours auparavant, le Président Trump avait annoncé des subventions publiques de l’ordre de 500 milliards de dollars dans le cadre du projet Stargate (construction d’un réseau de centres de données pour l’IA générative). Le PDG de Meta, Mark Zuckerberg a déclaré : « Nous voulons que les États-Unis fixent le standard mondial pour l’IA, et non la Chine. »
Désormais, les investisseurs ont peur que ces dépenses ne soient pas nécessaires, et qu’elles sapent la profitabilité. Les cinq entreprises dans le domaine de l’IA – le fabricant des puces Nvidia, et les quatre « hyperscaleurs » (fournisseurs de services d’infrastructure) Alphabet (Google), Amazon, Microsoft et Meta Platforms) – ont perdu collectivement 750 milliards de dollars de leur valeur boursière en une journée. DeepSeek menace vraiment les profits de ces entreprises, plus ceux des opérateurs de l’eau et de l’énergie qui s’attendaient à bénéficier de l’activité des hyperscaleurs. Le boom de la bourse américaine se concentre lourdement dans les « sept magnifiques ».
Alors, est-ce que DeepSeek fera éclater la bulle boursière des entreprises américaines de la tech ? L’investisseur milliardaire Ray Dalio le pense bien. Il a dit au Financial Times : « les prix ont monté à des niveaux hauts en même temps qu’il existe un risque sur les taux d’intérêt, et une telle combinaison pourrait faire éclater la bulle. […] Là où nous sommes dans un moment du cycle qui est similaire à l’endroit où nous étions en 1998 ou 1999. […] Autrement dit, il s’agit d’une nouvelle technologie majeure qui changera certainement le monde. Mais certains confondent cela avec la rentabilité des investissements. »
Ce jugement est peut-être prématuré. La valeur boursière de Nvidia a beau plonger (600 milliards de dollars le 27 janvier), mais son langage de code « propriétaire », Cuda, reste le standard de l’industrie aux États-Unis. Bien que sa valeur boursière ait chuté de 17%, ça représente son niveau, déjà surélevé, atteint en septembre.
Sa valeur future dépendra d’autres facteurs comme le maintien des taux d’intérêt élevés en raison d’une remontée du taux d’inflation, et si Trump mettra en œuvre des tarifs douaniers et des expulsions massives d’immigrés sans papiers, politiques inflationnistes.
Ce qui doit mettre en colère les oligarques de la tech qui lèchent les bottes de Trump, c’est le fait que les sanctions américaines contre les entreprises chinoises n’ont pas empêché ces dernières de faire des avancées importantes dans la guerre technologique entre les deux pays. L’entreprise chinoise Huawei a émergé comme le principal concurrent de Nvidia pour la fabrication des puces nécessaires pour l’inférence. Elle travaille avec des entreprises de l’IA comme DeepSeek pour adapter des modèles entraînés sur les processeurs graphiques de Nvidia à ses propres puces Ascend. Selon un investisseur en semi-conducteurs à Beijing : « Huawei s’améliore. Elle profite du fait que le gouvernement recommande aux entreprises de la tech en Chine d’acheter leurs puces et de les appliquer à l’inférence. »
Cela démontre que l’investissement dans la haute technologie, poussé et planifié par l’État chinois, est beaucoup plus efficace que dans des entreprises privées dirigées par des nababs. Pour reprendre Ray Dallo : « Dans notre système, en général, on se dirige vers une politique plus industrielle, mandatée et influencée par le gouvernement, car l’enjeu est trop important pour être laissé au secteur privé. Le capitalisme seul – le but lucratif seul – ne pourra gagner cette bataille. »
Néanmoins, les titans américains de la tech ne se retrouvent pas encore à bord du Titanic. Ils continuent à investir des milliards dans des centres de données et dans des puces plus puissantes. Cela consomme de la puissance informatique de façon exponentielle.
Dans cette politique, on ne prend pas en compte ce que les économistes appellent poliment « des externalités ». D’après un rapport de Goldman Sachs, une question à ChatGPT consomme presque dix fois plus d’énergie qu’une recherche sur Google. Le chercheur en grands modèles de langage Jesse Dodge a fait le calcul : « Une seule question à ChatGPT consomme autant d’électricité qu’une ampoule pendant vingt minutes. Imaginez des millions de gens utilisant cette technologie tous les jours, et cela ferait une consommation d’énergie gigantesque. »
Google s’est donné le but d’atteindre zéro émission de CO2 en 2030. Depuis 2007, il prétend que ses opérations sont carbone neutre en raison des achats de carbone en compensation. Mais en 2023, il note dans son rapport de soutenabilité que la politique de compensation a été abandonnée, même s’il maintenait le but de zéro émission en 2030. Selon Jesse Dodge : « Leur vraie motivation est de bâtir le meilleur système IA possible. Google est prêt à y investir massivement, à entraîner des systèmes dans des centres de données de plus en plus grands, afin d’inventer des ordinateurs surpuissants, ce qui implique la consommation énorme d’électricité, et donc les émissions importantes de CO2. »
De plus, il y a le problème de l’eau. Alors qu’on voit des sécheresses et des feux de forêt, les entreprises de l’IA puisent massivement dans la nappe phréatique pour refroidir les puces dans les centres de données. Les géants de la Silicon Valley sont même en train d’accaparer les infrastructures de l’approvisionnement en eau pour satisfaire leurs propres besoins. On estime qu’environ 700 000 litres d’eau ont été utilisés juste pour entraîner ChatGPT chez Microsoft. Entraîner des modèles IA consomme en général 6000 fois d’énergie qu’une ville européenne moyenne. Tandis que des minéraux comme le lithium et le cobalt sont plutôt associés avec des batteries dans l’industrie automobile, ils sont non moins cruciaux pour les batteries dans les centres de données. Leur extraction nécessite la consommation d’importantes quantités d’eau, sans parler de la pollution conséquente de la nappe phréatique.
Sam Altman, héros de l’OpenAI non lucratif dans une autre vie, mais qui travaille désormais pour Microsoft, affirme que, malheureusement, il y aura des « compromis » (trade-offs) à faire dans le court terme afin d’atteindre le stade de l’IAG (intelligence artificielle généralisée) qui nous aidera alors à résoudre tous ces problèmes ; pour lui, le sacrifice des « externalités » vaudra donc largement la peine.
L’IAG est le saint Graal des développeurs de l’IA, des modèles « surintelligents » bien au-delà de l’intelligence humaine. Dans ce stade, dit Altman, l’IA pourra remplacer non un travailleur, mais tous les travailleurs, « elle fera le travail d’une organisation ». Ce serait le sommet de la maximisation de la profitabilité [sic : la productivité ?] quand les machines de l’IA font toutes les opérations d’une entreprise, un rêve apocalyptique pour le capital, mais un cauchemar pour les travailleurs.
C’est pourquoi Altman et les autres nababs de l’IA continueront à dépenser sans compter sur les centres de données et les puces plus puissantes, même si leur modèle commercial actuel a été miné par le succès de DeepSeek. Selon l’institution financière Rosenblatt, la réponse des géants de la tech ira « dans le sens d’une capacité améliorée, fonçant encore plus vers l’AGI ».
Certains voient la course vers l’IAG comme une menace à l’humanité elle-même. Stuart Russell, professeur de l’informatique à l’université de Californie à Berkeley, affirme : « Même les PDG engagés dans la course disent que le gagnant aura la possibilité significative de provoquer l’extinction humaine, car nous n’avons aucune idée comment contrôler des systèmes plus intelligents que nous. Autrement dit, la course vers l’IAG est une course au bord de la falaise. »
Peut-être, mais je doute toujours que l’intelligence humaine soit remplacée par l’intelligence machine, principalement parce qu’elles sont différentes. Les machines ne peuvent concevoir des changements potentiels qualitatifs. Des connaissances nouvelles viennent de ce genre de transformation propre aux humains, et non de l’extension des connaissances existantes (la machine). Seule l’intelligence humaine est sociale, et peut voir le potentiel pour du changement, surtout du changement social qui mène à une meilleure vie pour l’humanité et pour la nature.
Ce que démontre l’émergence de DeepSeek, c’est que l’IA peut être développé à un niveau qui aide l’humanité et ses besoins sociaux. Il est gratuit et libre d’accès à tout le monde. Il n’a pas été développé pour faire des bénéfices. Comme le dit un commentateur : « Je veux que l’IA fasse le linge et la vaisselle afin que je puisse écrire et faire de l’art, non le contraire. [Les managers introduisent de l’IA] pour résoudre des problèmes de management au détriment des usages plus intéressants comme le travail créatif. […] Si l’IA va réussir, il faut qu’elle vienne d’en bas, sinon elle sera inutile pour la grande majorité des travailleurs. »
Plutôt que de développer l’IA pour faire des bénéfices et supprimer des emplois et des moyens de vivre, l’IA comme propriété commune pourrait réduire le temps de travail, et favoriser le travail créatif que seule l’intelligence humaine peut faire.
Michael Roberts est un économiste marxiste britannique, qui a travaillé à la City de Londres (la Bourse) pendant plus de quarante ans. Il est l’auteur de plusieurs livres sur l’économie mondiale : The Great Recession (Lulu, 2009), The Long Depression (Haymarket 2016) et World in Crisis (dirigé avec Guglielmo Carchedi) (Haymarket, 2018).
ROBERTS, « L’intelligence artificielle prend le chemin DeepSeek – Michael ROBERTS», [en ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2025, mis en ligne le 1er mars 2025. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/lintelligence-artificielle-prend-le-chemin-deepseek-michael-roberts/
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