Posté sur le blog de Jason Read unemployed negativity le 5 avril 2025, traduit par moi (DB).
Professeur de philosophie dans une université d’État régionale (Maine du Sud) où la vaste majorité d’étudiants n’est pas spécialiste, je n’ai jamais trouvé une référence à cette matière dans la culture pop que je n’ai pas appréciée. J’ai fait cours sur le travail à travers Breaking Bad (2008-13), sur l’aliénation à travers Fight Club (1999), et sur l’esclavagisme et le racisme à travers Get Out (2017), entre autres exemples. Mais jusqu’à récemment, je n’avais pas exploité Matrix (1999) dans mon enseignement.
En grande partie, c’est parce que je n’y trouvais pas grand-chose d’exploitable : quelques phrases sur la nature de la réalité, des « piles » humaines sous verre, et beaucoup de kung-fu avec balles. J’ai longtemps pensé que ce film est mieux vu comme le pastiche d’un genre, plutôt qu’une méditation métaphysique ou politique. Son astuce principale est de récupérer les clichés du film d’action – le héros qui maîtrise tous les styles des arts martiaux, qui peut piloter n’importe quel véhicule, et qui arrive à esquiver les balles – et de les intégrer dans un contexte relevant de la science-fiction. Tant qu’à trouver un lien avec idéologie, j’ai toujours préféré Invasion Los Angeles (John Carpenter, 1988).
Cela a changé quand j’ai lu le petit livre de Joshua Clover, Matrix [traduit en français chez Akileos, 2019]. Je l’ai tellement aimé que j’ai décidé d’y consacrer un cours. L’enjeu du livre est de revendiquer une interprétation marxiste contre une glose issue de la culture pop ; pour Clover, le vrai sujet du film est la nature du travail. (À propos, cet argument implique que le troisième film de la série (Matrix : Résurrections, 2003) soit la vraie suite du premier, posant la question de ce qui se passe quand le travail se déplace en dehors du box).
Dans les scènes les plus conceptuelles de Matrix, s’y niche selon Clover la logique d’un autre film, La Société du spectacle (Guy Debord, 1973), d’après le livre du même nom. Pour emprunter un concept affectionné par les situationnistes, Matrix pourrait même être perçu comme un détournement du film de Debord, réinsérant des phrases sur l’effet aliénant de l’image dans une histoire de kung-fu et de robots.
Comme l’écrit Clover, résumant l’argument de Debord :
« [Son] livre accepte le récit classique du déplacement social d’une phase d’être à une phase d’avoir. Son extension significative est de décrire un monde qui est entré dans une phase de paraître. Dans cette société, des images spectaculaires dominent ; ceux possédant le pouvoir de les produire, de gérer les symboles qui semblent occuper l’entier espace public, dominent absolument. »
« Cela répond à la question de comment une sous-classe, noyée dans des images, ne peut « s’arme[r] contre un flot de troubles, se dresse[r] et leur met[tre] fin » (1). Une grande partie des efforts de ceux qui possèdent le pouvoir vont dans le maquillage de la réalité afin de contrer de telles révélations. L’Histoire elle-même doit être dissimulée sous un tourbillon de fausses apparences, de peur qu’on réussisse à s’éveiller. Ainsi, une caractéristique de l’époque est que l’Histoire a, en effet, disparu. Le temps s’est arrêté pour tout le monde. Si la machine de l’Histoire conduit, en fin de compte, à la révolution, le « spectacle » fait gripper l’embrayage, tout en donnant l’impression d’un mouvement en avant. »
On pourrait voir Matrix comme un reboot pop de La Société du spectacle. La même thèse de base se retrouve dans les deux : la domination des images qui dissimulent et qui maintiennent une condition de servitude universelle. Mais Matrix a une relation plus ambivalente au spectacle, produisant le sien tout en dénonçant le spectacle en général (j’y reviendrai).
Dans mon cours sur Matrix, j’ai aussi abordé deux films de Jordan Peele. J’ai été frappé par le livre de Kevin Wynter, Critical Race Theory and Jordan Peele’s « Get Out », qui fait un parallèle entre Matrix et Get Out à travers deux métaphores visuelles : la matrice et le « lieu submergé » (sunken place) (2). Les deux concernent l’assujettissement ou l’esclavage, et la conscience nécessaire pour soutenir une telle condition. On pourrait dire qu’il est question de deux scènes avec des fauteuils en cuir : dans l’une, Morpheus expose au protagoniste Neo son emprisonnement afin qu’il puisse en sortir ; dans l’autre, Chris s’y enfonce encore plus.
Bien entendu, leurs conditions sont différentes. L’assujettissement de Neo est lié à l’exploitation de son énergie vitale ; pour autant que Morpheus lui signale son esclavage, celui-ci est généralisé, sans la division raciale et sans le travail forcé. Cela change fondamentalement le sens d’être libéré.
Comme l’écrit Wynter :
« Malgré leurs similarités, il y a une différence cruciale dans les situations existentielles de Chris (Get Out)] et Neo. Celui-ci lutte pour le retour à l’état du monde d’avant la rupture. Ainsi, alors qu’il entre dans le désert du réel, et que son intégrité psychique est cassée par l’impact de la vérité, il (littéralement, comme « l’Élu ») incarne la possibilité d’une telle restauration. Fidèle à la formule du « dernier frère », entrer dans le désert du réel pour Chris, c’est franchir la porte du non-retour. Dans une fin alternative, on pourrait imaginer que ce soit Morpheus qui délivre Chris du domaine des Armitrage : plutôt que la tentative d’humour de son ami et sauveteur Rod (« la putain de situation est réglée »), ce serait Morpheus qui accueille Chris avec une « bienvenue au désert du réel ». Assis dans le véhicule de Rod, épuisé et sous le choc, ses yeux décochant le monde extérieur, Chris entre dans le désert du réel que j’appelle le Black America Now : un monde où on lui a jeté de la poudre aux yeux, l’amenant à croire qu’il était un homme noir libre et sensible. Ce monde était un mirage. La vérité – pour paraphraser Morpheus – est qu’il vivait dans un rêve (peut-être le rêve de Martin Luther King) dans lequel la possibilité d’inclusion, d’équité et d’intégration semblait atteignable. En réalité, dans le Black America Now, Chris a été, et sera toujours considéré comme un esclave dans un monde idéologiquement aussi roussi et anéanti que celui dévoilé à Neo. »
Le « sunken place » dans « Get Out » (2017)
Quelques remarques sur ce détournement, ou mashup de Matrix et de Get Out. D’abord, malgré le titre, l’analyse de Wynter est autant afro-pessimiste que partisane de la Critical Race Theory. Ensuite, toute comparaison des deux films doit prendre en compte non seulement la création des concepts en amont, mais aussi la façon dont ils ont produit deux des concepts pop les plus influents, à savoir la pilule rouge et le lieu submergé. Finalement, autant le lieu submergé peut être compris comme la vie sous le spectacle, c’est un autre film de Jordan Peele, Nope (2022), qui s’approche davantage à un remake de La Société du spectacle.
Le terme « spectacle » figure bien dans l’épigraphe de Nope, et apparaît plusieurs fois dans le film, notamment quand le personnage Jupe parle de la viralisation des images horrifiantes d’un chimpanzé qui attaque les acteurs d’une sitcom en plein tournage, disant que « c’était un spectacle ». Ce n’est pas seulement le mot qui est répété, mais sa logique : le spectacle est quelque chose qui est non seulement séparé de la vie, mais qui la consomme (dans le film, littéralement).
Le spectacle est une image aliénante, qui existe en dehors de nous ; en tant que telle, il a sa vie propre. Le clip de Muybridge vit indépendamment du jockey filmé, de même que l’attaque du chimpanzé survit après que la scène a été supprimée. En fin de compte, le spectacle vit en consommant d’autres gens. Le désir de capter, et d’être le spectacle, peut devenir une passion dévorante. Comme le dit le personnage Antlers Holst, évoquant le même langage de rêve éveillé de Morpheus : « Le rêve que vous poursuivez, qui se termine au sommet d’une montagne où vous êtes fixé par tout le monde, c’est un rêve duquel vous n’éveillerez jamais. »
« Nope » (2022)
Autre reboot de La Société du spectacle, Nope en est également une mise à jour. Autant le spectacle existe pour réprimer l’Histoire, dit Clover, il ne peut l’échapper, y compris l’histoire du spectacle lui-même. Le pouvoir de produire des images est désormais accessible à n’importe qui avec un smartphone, et loin d’être une libération, une démocratisation, il nous subjugue encore plus au spectacle. Loin d’être piégés dans des caissons fournissant de l’énergie, ou enfermés dans un lieu submergé, subissant passivement les évènements, nous sommes devenus des producteurs actifs du spectacle même qui nous consomme. « Pourquoi tu ne filmes pas ? », demande le personnage Nobody dans Nope. C’est la question de notre temps.
Guy Debord a transformé son livre en film. Bien qu’il y eût plus de spectateurs du film que de lecteurs du livre (malgré les éditions pirates ou bon marché), celui-là n’est pas exactement un spectacle. La philosophie pop de Matrix, de Get Out et de Nope a accumulé des audiences plus importantes, mais elle les a obtenues justement en embrassant le spectacle. Dans une société dominée par celui-ci, comment produire des idées à travers des images, sans être captés par ces dernières ?
Notes
1. Citation du célèbre soliloque dans Hamlet (Shakespeare) (NdT).
2. Métaphore pour la soumission et le sentiment d’impuissance vécus par les Afro-américains dans une société marquée par le racisme systémique (NdT).
Lire aussi dans la Web-revue sur Matrix :
Jason Read : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/sois-meta-avec-moi-sur-matrix-resurrections-jason-read/
Imane Sefiane : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/neuromancien-matrix-particularites-esthetique-cybernetique/
READ Jason, « Le spectacle va au cinéma : le legs pop de Guy Debord – Jason READ», [en ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2025, mis en ligne le 1er mai 2025. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/le-spectacle-va-au-cinema-le-legs-pop-de-guy-debord-jason-read/
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Jason Read est un philosophe, spécialiste de Marx, Spinoza et Deleuze, qui enseigne à l’université de Maine du Sud à Portland (États-Unis). Depuis 2006, il tient un blog intitulé « unemployed negativity » (recommandé), alimenté plusieurs fois par mois.