Le rock, star-system et société de consommation, livre de David Buxton adapté d’une thèse de doctorat soutenue en 1983, fut publié par La Pensée sauvage, petit éditeur grenoblois, en 1985 ; il est devenu introuvable, sauf dans quelques bibliothèques universitaires et encore. À l’initiative du webmaster, la Web-revue a décidé d’en assurer une nouvelle édition numérique au rythme d’un chapitre par mois. Ce livre se voulait une approche conceptuelle et critique de l’impact idéologique du rock. Des débuts de l’industrie du disque microsillon aux punks et aux vidéo-clips, en passant par l’invention du teenager et l’impact capital de la contre-culture et des nouveaux médias de l’époque, le rock sert de point d’entrée dans la société afin de mieux comprendre d’autres phénomènes sociaux comme la consommation de biens culturels et la technologie. Après les quatre premiers chapitres publiés en janvier, février, mars et avril 2014, voici le chapitre 5 en mai 2014.
Interdit à la reproduction payante.
Contenu
« We don’t cover hit records anymore. We cover hit philosophies » (manager de CBS Records, 1968).
Une révolution culturelle
Dans la contre-culture américaine, on a investi la musique rock d’une importance politique considérable, qui se fondait sur une analyse libertaire des possibilités offertes par la « société de consommation ». Comme l’a dit, par exemple, le psychothérapeute « alternatif » Joseph Berke :
Les États-Unis (et bientôt l’Occident tout entier) ont réalisé la situation historiquement unique d’une économie au-delà de la subsistance. Cela veut dire que seule une petite part du PNB consiste en marchandises de base comme la nourriture, les vêtements et le logement. Le reste consiste en biens de luxe ou de non-subsistance. Afin de maintenir ceci, l’économie est devenue une économie de consommation : la production se fonde sur un niveau toujours croissant de la consommation. L’économie de consommation et la mesure de la richesse aux États-Unis fournissent la base pour un contre-environnement. On n’est plus lié au cycle études, travail, consommation, ce qui aurait été le cas si on vivait toujours dans une économie de production… On n’est plus lié au soutien du gouvernement, des institutions ou des parents, car on peut vivre sans leur soutien économique. Pour la première fois, on ne vit que pour soi-même. Pour la classe moyenne, la confrontation et la lutte politiques sont principalement culturelles parce que le pouvoir politique s’exerce à travers les canaux culturels. Déchirer la façade des institutions bourgeoises, c’est montrer ce qu’elles sont devenues : des mécanismes de contrôle social et de manipulation. Les fils et les filles de la bourgeoisie ne sont pas dupés par cette oppression. Maintenant, ils transforment la culture en un terrain de guerre. [1]
Selon Charles Reich (voir la fin du chapitre 4) dans The Greening of America :
La révolution doit être culturelle, car la culture contrôle la machine économique et politique, pas l’inverse. Si la culture change, la machine n’a d’autre choix que de se soumettre. Car l’acheteur irréfléchi de ce que produit la machine sera remplacé par un acheteur qui choisit. La machine sera obligée d’en tenir compte et le pouvoir économique des acheteurs sera maintenu. Pour acquérir ce pouvoir, l’acheteur doit se libérer des griffes de la publicité par le développement d’une autre conscience. Une fois qu’il l’a fait, la machine deviendra son esclave… Un des moyens les plus puissants de la révolution… c’est la subversion à travers la culture. La musique, le théâtre et les arts plastiques sont devenus des canaux importants pour les idées critiques, et il n’y a rien que l’État puisse faire pour empêcher cela. Dans le domaine du rock, le gauchisme de Dylan, des Rolling Stones et des Jefferson Airplane atteint le grand public d’une façon significative. [2]
Dans une société d’abondance et de plein emploi, une société où le travail est en train de s’automatiser, le problème principal devient la liberté de choix. Il fallait imposer son droit au libre choix des marchandises et des styles de vie contre « l’État corporate » (curieux amalgame de l’État et des entreprises privées). Il est nécessaire ici de parler plus longuement des thèses de Reich sur l’évolution des consciences.
D’après Reich, on peut distinguer trois niveaux dans l’évolution moderne de la conscience. La conscience 1 serait marquée par la compétition féroce entre les hommes, une mentalité hautement individualiste. Dans cette vision du monde, le succès est le résultat d’une moralité puritaine, le travail et le caractère. Cette étape correspondrait au capitalisme primitif, marqué par une absence relative de l’État. La conscience 2 correspondrait au capitalisme industriel moderne dans lequel les institutions et le gouvernement prévalent sur les individus. La conscience 2 cherche à créer un monde où la raison et l’intérêt public prévalent sur l’agressivité naturelle des hommes ; c’est un monde caractérisé par la régulation de la société par l’État. Le résultat de la conscience 2, c’est un homme soumis à la domination de la machine et aux valeurs d’efficacité et l’obéissance aveugle que demande « l’État corporate ». Il s’agit d’un homme qui se permet d’être dominé par la technique, la propagande, la formation, la publicité et l’État, un homme trop conformiste pour qui l’irrationalité, l’imprévisibilité, la complexité et l’émotion existent peu.
La personnalité qui sort de ce traitement [par l’État corporate] est coincée, c’est-à-dire tendue, bornée. Celui qui est coincé, c’est quelqu’un qui, avec une couche ou une croûte qui lui permet de tolérer des relations impersonnelles, le manque d’authenticité, la solitude, des mauvaises vibrations, est préoccupé par les aspects non-sensuels de l’existence… La mort guette [ces gens] déjà dans leur ennui maussade, leurs routines invariables, leurs esprits fermés aux nouvelles idées et aux nouveaux sentiments, leurs corps écroulés devant la télévision pour regarder le base-ball le dimanche. [3]
C’est donc la contradiction entre le besoin d’une discipline de travail et le besoin d’une consommation « libre » qui constitue le maillon faible du capitalisme :
Il se peut qu’un consommateur trop convaincu ne soit plus un travailleur bien disposé. Afin d’avoir des consommateurs pour sa fluctuation toujours croissante de produits, l’État corporate doit avoir des individus qui vivent pour un plaisir hédoniste, un changement constant et de plus en plus de liberté. Afin d’avoir des travailleurs pour son système de production, l’État doit se doter d’individus qui sont de plus en plus puritains, disciplinés et bornés. [4]
Dans cette logique, tout ce qui privilégie la liberté de la consommation aux dépens de la discipline de travail devient « révolutionnaire ». Ce courant, la conscience 3, que Reich voyait dans la contre-culture et la musique rock, serait le fondement de la libération. La conscience 3 serait une vision du monde qui apparaît dès lors que l’individu se libère de l’acceptation automatique des impératifs de la société et de la fausse conscience qu’elles impliquent. L’individu serait libre de construire ses propres valeurs et sa propre philosophie, son propre style de vie et sa propre culture. A la différence de la conscience 2 qui accepte la société, l’intérêt public et les institutions comme la réalité primordiale, la conscience 3 commence avec le moi, seule vérité vraie.
La musique rock serait donc le principal moyen d’expression et de communication pour les gens de la « nouvelle conscience ». Dans une interview donnée au magazine Rolling Stone, Reich déclare :
[Le rock] est incroyablement important parce qu’il est le langage et le moyen de communication clé pour les gens de cette nouvelle conscience, particulièrement les jeunes. Les kids ont développé un nouveau moyen de communication, un peu à la manière de la perception extrasensorielle… Je crois que le rock d’aujourd’hui est un moyen capable de communiquer presque tout ce que nous pouvons sentir. Dans le cas des plus grands artistes, le rock mène le bal. Je suis certain que pour certains d’entre eux (Bob Dylan, Jefferson Airplane, Grateful Dead, les Beatles, les Rolling Stones), le rock est très loin en avance de [la conscience générale]. [5]
Le rock aide alors à « desserrer le corps, produisant ainsi un consommateur actif au lieu de la « passivité » encouragée par la télévision. Grâce à l’amplification électronique : « [le rock] arrive à faire un effet total, ainsi, au lieu d’un public d’auditeurs passifs, il y a maintenant des publics de participants totaux, ressentant la musique avec tous leurs sens… ». [6]
Selon Marcuse, dont la pensée fut reprise par Reich, c’est à travers le travail et la pénurie que s’exerçait la répression dans la première étape de la société industrielle. Mais dans le capitalisme avancé, la répression s’opère à travers une sur-abondance de biens de consommation qui encourage le conformisme et la docilité politique. Pour la contre-culture, c’est donc la façon dont on se sert de ces biens qui est primordiale. Logiquement, si la consommation peut jouer un rôle « répressif », il s’ensuit qu’un autre usage, une consommation « active » pourrait les transformer en outils de libération. De plus, le rock, à la différence des autres biens de consommation, fut vanté comme une marchandise sous contrôle populaire, une marchandise dont le sens appartenait au peuple. À l’extrême, la simple consommation du rock incarnait la révolution. La plupart des commentateurs sociaux des années 1960 se sont mis d’accord quand même pour dire que le rock constituait une véritable « révolution culturelle ». Dans sa préface de The Age of Rock, le journaliste Jon Eisen écrit :
Le mouvement rock est normalement compris comme un effondrement moral pour ceux qui ont peur du libidinal… Les gens du rock ont cherché à tâtons des façons de reconstituer un sens de la communauté. La musique rock ne doit pas être mise à part du mouvement qui pousse les jeunes à refaire leur vie d’une façon qui reflète leur désillusion intense envers des sociétés qui prospèrent en séparant les gens… Comme telle, elle est une forme de musique profondément politique… La musique rock est née d’une révolte contre l’imposture de la culture occidentale… Comme telle, elle était profondément subversive. Elle l’est toujours. [7]
Rappelant les idéologues de la consommation des années 1920 qui soulignaient le rôle de la jeunesse comme force d’adaptation au « monde moderne », le critique de jazz Ralph Gleason a décrit les rock stars ainsi :
… Et je crois que [les rock stars] sont des personnages religieux. Elles représentent l’âme de la jeunesse, de toute la jeunesse sans distinction de race ou de couleur et elles ont eu un rôle très important dans la formation de la façon dont les jeunes (qui, après tout, se sont déjà adaptés à une société électronique d’abondance et de loisir tandis que leurs parents en restent fondamentalement ignorants) voient eux-mêmes et le monde. La radio et la musique rock appartiennent à la jeunesse. La télévision appartient à leurs parents… Graduellement, la suprastructure de la société se fait transformer par les jeunes… [8]
D’une façon ou d’une autre, le rock était devenu symbolique des besoins sous leur forme pure et libidinale par rapport aux faux besoins engendrés par la société de consommation. On a caractérisé celle-ci comme une agglomération de moutons, aux cerveaux lavés par un médium docile en soi : la télévision. L’opposition entre le rock et la télévision fut investie des oppositions entre la consommation active et la consommation passive aussi bien que de celles entre les vrais besoins et les faux besoins (« Le rock est vrai. On reconnaît quelque chose dedans qui est vrai », a dit John Lennon. [9] Un article dans le magazine britannique de la contre-culture International Times (IT) affirmait : « Tandis que leurs parents continuent à être leurrés par les publicités-créatrices-de-besoins à la télévision, la première génération à avoir grandi avec la télévision se tourne rapidement vers la musique, l’art et la littérature, non seulement les consommant, mais aussi les créant ; le nombre de musiciens, d’artistes et d’écrivains semble augmenter ». [10]
Se doublant d’une opposition entre consommation active et passive, cette opposition entre médium actif (le rock) et médium passif (la télévision) devait jouer un rôle primordial dans les discussions sur le caractère des médias. Dans les années 1960, les traits structurels et les usages du rock semblaient former une unité indissoluble. Des critiques influents comme Jon Landau et Greil Marcus affirmaient que le rock était en fait une véritable musique populaire, dont les valeurs étaient communes au public comme aux musiciens. Landau décrit le rock ainsi : « c’était sans aucun doute une musique folk. Au sein des contraintes des médias, les musiciens affirmaient des mentalités, des styles et des sentiments qui furent de véritables reflets de leur propre expérience et de la situation sociale qui a contribué à produire cette expérience ». [11]
Pour Greil Marcus, le rock était un « secret » qui liait une génération, culturellement indépendante de ses aînés, tandis que pour un autre critique, Robert Christgau, le rock était une source de solidarité avec son public. Dans cette optique, il n’y a aucune différence entre les musiciens et les fans. Selon Landau :
Il existait un fort lien entre l’artiste et le public, une forme de parenté naturelle, la croyance que l’on n’imposait pas les stars d’en haut, mais qu’elles ont surgi parmi nous. On pouvait s’identifier avec elles sans hésitation. [12]
C’était justement la technologie du rock, surtout la radio, qui permettait de fournir, pour certains critiques, une expérience partagée à un public séparé par l’éloignement géographique. Selon Marcus :
Nous cherchons dans le goût nivelé et collectif du Top 40 quelque chose qui nous appartient. Mais quand nous le trouvons, ce n’est pas seulement à nous ; c’est un lien avec des milliers d’autres qui partagent avec nous. Comme simple chanson, c’est peut-être peu de chose ; comme culture, style de vie, c’est imbattable. [13]
L’idée d’une consommation « active » du rock se fonde sur une vision d’une communauté qui le consomme, faisant son choix et transformant ce choix en symbole de solidarité. Comme l’indique très bien Simon Frith, cet argument est circulaire : le rock est une musique folk, une musique « active » parce que son public est une vraie communauté, mais cette communauté se distingue seulement par sa consommation de la musique rock. Communauté ou non, une grande partie de la crédibilité d’un tel discours se fondait sur la notion d’un public qui partageait des valeurs propres à la contre-culture. En fin de compte, on a jugé la consommation du rock comme étant « active » à cause de son rôle qui était supposé « changer la société » ; plus que les liens complexes et contradictoires que la contre-culture entretenait avec la « nouvelle gauche », cette mentalité devait beaucoup plus à un penseur influent à l’époque, Marshall McLuhan.
L’influence de McLuhan
Une telle importance accordée à McLuhan dans une analyse de la musique rock peut surprendre, étant donné qu’il a vu en la télévision l’agent principal de changement social. En effet, McLuhan ne parle pas du rock dans son Pour comprendre les médias (publication originale, 1964), mis à part plusieurs généralités sur le disque (« un music-hall sans murs » qui dépasse les vieilles catégories de haute culture et culture populaire). Le noyau de sa pensée peut se résumer ainsi : si on accepte que l’homme serait déterminé par son environnement, il faut constater que ce n’est plus la nature qui constitue celui-ci, mais les médias électroniques. Ce sont les médias, donc, qui conditionnent la conscience. Les positions de la contre-culture ont oscillé entre le déterminisme technologique (« les médias sont en train de changer la société pour le mieux ») et une approche volontariste « si les médias conditionnent la conscience, il faut travailler dans les médias pour changer le monde »), Dans l’une et l’autre approche, les médias sont centraux. La contre-culture acceptait donc la nature essentiellement « positive » des médias électroniques, à condition, cependant, que l’on en fasse un « bon usage ». Certains médias étaient, en raison de leur ouverture, plus adaptés à travailler le tissu social dans le bon sens que d’autres. Jim Haynes, rédacteur du magazine de la contre-culture IT et fondateur du Arts Lab (une maison de la culture expérimentale en Angleterre) affirmait en 1969 :
Lisez McLuhan et vous verrez qu’on peut [changer la société d’une façon non-violente]… Il y a beaucoup de façons d’agir, je ne sais pas, en fait, laquelle est la meilleure. Mais je crois que les gens doivent changer, inévitablement : c’est un long, long chemin. À mon sens, aucune révolution dans l’histoire n’a encore changé les gens… Pour pouvoir réellement changer quelque chose, il faut d’abord mettre les gens sur la bonne voie. On ne peut le faire qu’individuellement en parlant à chacun. Évidemment, cela peut prendre longtemps. La musique de Dylan, des Rolling Stones, des Beatles a déjà fait plus à mon avis pour changer la conscience des gens que n’importe quel acte révolutionnaire, n’importe quel livre dans la même période… Encore une fois, lisez Pour comprendre les Médias, c’est à la fois le livre le plus révolutionnaire et l’un des plus réalistes et des plus optimistes de ces dix dernières années. Lisez aussi le nouveau livre de Tim Leary, Politique de l’extase. Des gens comme McLuhan ou Buckminster Fuller sont plus révolutionnaires que Marx. [14]
Pour d’autres idéologues de la contre-culture comme John McHale (chapitre 4), les médias électroniques formaient une « noosphère » (le concept de Teilhard de Chardin) qui permettait une « mobilité psychique » pour une plus grande masse de citoyens. Les médias électroniques reculent les frontières de notre « environnement psychique » de par leur défilé ininterrompu d’images et de sons. Tout dépend en effet, de la nature de ces images et de ces sons, mais c’est dans et par les médias que l’on doit apprendre à se déconditionner. Le rock, qui aide à « desserrer » l’esprit trop conditionné par la télévision, est évidemment le fer de lance dans cette bataille pour les consciences.
L’influence de McLuhan sur le rock vient de deux éléments généraux de sa « théorie ». L’aphorisme qu’il a rendu célèbre, à savoir « le message, c’est le médium « (the medium is the message, autrement dit, le médium en soi comporte un sens qui prime sur celui des contenus véhiculés) servait de justification théorique pour les créances révolutionnaires du rock comme forme médiatique progressiste en soi. Cela se confirmait tout d’abord dans la « révolution sexuelle » qui se présentait comme une conquête de la contre-culture, et qui se confirmait dans la « sexualité flagrante » de « sa » musique. On rejoint ici les propos de Reich sur l’importance politique de « desserrer le corps trop puritain d’une société opprimante » ; inextricablement lié à un certain discours sur la sexualité, le rock devait jouer un rôle politique de par son existence. Cette notion, qui tend vers une détermination technologique des idées sociales, fut confirmée par McLuhan lui-même : « les médias électriques, en stimulant tous les sens simultanément, proposent également une nouvelle dimension, plus riche, à la sexualité ordinaire… ». [15]
Deuxièmement, le rock a pris à son compte les affirmations de McLuhan quant au « nouveau tribalisme » engendré par les médias. Pour lui, le monde devient un « village mondial relié » (wired-up global village) caractérisé par un sens de communauté typique du village tribal primitif : « électroniquement lié, le monde n’est qu’un village ». C’est l’apparition du livre et de ses conséquences (pensée linéaire, individualisme, alphabétisation, logique séquentielle, nationalisme) qui auraient bouleversé le sens de la communauté des sociétés traditionnelles. La technologie électronique change cette situation ; s’imposant au livre et recréant la globalité sensorielle à l’échelle mondiale, elle transforme le monde en village tribal. « Aujourd’hui nous nous trouvons devant deux âges : celui de la dé-tribalisation et celui de la ré-tribalisation ». [16]
L’importance de cette notion pour le rock semble évidente. Si les médias électroniques tendent à former une communauté « tribale », il s’ensuit que le rock donne naissance à la communauté la plus développée et la plus cohérente. On a interprété les festivals énormes de Monterey et de Woodstock dans ce sens. La mythologie bien répandue d’une « Woodstock nation », une communauté de jeunes basée sur les valeurs du rock, montre à quel point les idées de McLuhan faisaient partie du sens commun de l’époque, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la contre-culture. Le rock, musique violente de l’avant-garde de la société, à savoir la jeunesse, étendrait les sens plus loin que tous les autres médias. Fustigé ou méprisé pendant les années 1955-65, le rock a fini par être valorisé en tant qu’avant-garde de toute une révolution technico-culturelle. McLuhan semble avoir confirmé cette interprétation. Après coup, en 1970, il déclare : « le rock est un événement électro-acoustique, reliant magnétiquement la planète ». [17]
L’idée que le rock en tant que « nouveau médium » peut dépasser Marx a trouvé son expression dans le magazine français Actuel en 1969 : « si Marx s’exprimait par le livre, si la télévision reflète et distribue la conception actuelle de la politique, la pop musique pourrait bien être le média d’une autre révolution ». [18]
« La révolution psychédélique »
Au cours d’une interview dans Playboy en 1969, McLuhan a déclaré : « [Les drogues] sont un moyen naturel d’aplanir les transitions culturelles et aussi un raccourci vers le vortex électrique. L’essor de l’usage des drogues est intimement lié à l’impact des médias électriques… La prise des drogues est un moyen d’exprimer le rejet des valeurs obsolètes du monde mécanique. Les drogues hallucinogènes, en tant que stimulants chimiques de notre environnement électrique, rétablissent ainsi les sens depuis longtemps atrophiés par l’orientation visuelle de notre culture mécanique ». [19]
Le futur acteur hollywoodien Peter Coyote a exprimé la même idée deux ans avant : « L’âge cybernétique entraîne un changement dans notre cadre de référence. Les concepts spatio-temporels traditionnels sont démodés… l’ordinateur digital nous insère dans l’âge électronique/automatique de la même façon que la machine à vapeur nous a fait pivoter dans la révolution industrielle. À cette époque, c’était du gin. Il coulait comme de l’eau. Les gosses en furent nourris, les sociétés s’y sont opposées. Maintenant, c’est de l’acide. Le LSD est pour nous ce que fut le gin pour les Victoriens. Il lubrifie notre acceptation d’une ère nouvelle ». [20]
Timothy Leary, psychologue et grand apôtre de la « révolution psychédélique », voyait dans les hallucinogènes la possibilité d’étendre la conscience :
Comme mon ami Marshall McLuhan l’a si éloquemment fait remarquer, le mauvais usage de l’imprimerie est une des plus grandes catastrophes qui se soient abattues sur le système nerveux humain. Il a obligé l’homme à penser de façon linéaire avec un sujet et un complément, ce que McLuhan et moi-même tentons d’abolir, et ce que les techniques modernes avancées telles que l’électronique et les substances psycho-chimiques comme le LSD changeront inévitablement. [21]
Le rock est aussi un domaine privilégié de la « révolution psychédélique » :
Le culte du LSD a déjà opéré des changements radicaux dans la culture américaine. Si vous deviez dresser la liste des jeunes musiciens qui apportent quelque chose de nouveau dans le pays, vous vous apercevriez qu’au moins 80% d’entre eux recourent systématiquement à des substances psychédéliques… Et ce nouveau style psychédélique ne détermine pas seulement un nouveau rythme pour la musique moderne, mais de nouveaux décors pour nos discothèques, une nouvelle façon de faire les films, un nouvel art visuel du mouvement, une nouvelle littérature et a commencé à réviser notre pensée philosophique et psychologique. [22]
Le psychédélisme a convergé avec l’idée de communauté et avec la technologie de pointe, toutes les deux présentes dans le rock. D’une certaine façon, on peut voir le psychédélisme comme une technologie de pointe douce, qui complétait les médias vers un but commun : l’approfondissement de la conscience. Leary, qui aimait adopter des métaphores techniques (« le LSD est une automobile intérieure »), vantait la nécessité des drogues psychédéliques dans une société avancée : « dans notre future société technologique, le problème ne sera pas de faire travailler les gens, mais de développer une vie plus sereine, plus créatrice, et les psychédéliques aideront à atteindre ce but ». [23]
L’usage des substances psychédéliques servait à résoudre la contradiction entre le déterminisme technologique et le volontarisme posée par la doctrine de McLuhan ; si les médias électroniques étaient en train de transformer la société, l’usage (un acte volontariste) des substances psychédéliques (une technologie) permettait à l’esprit de rattraper, voire de devancer ce décalage.
En 1967, à l’apogée du « Flower Power » et de la scène de San Francisco, les vêtements psychédéliques étaient devenus de rigueur. Les musiciens rock qui nourrissaient des prétentions artistiques plus sérieuses cherchaient à tout prix à se distinguer des groupes « commerciaux », dont le seul but était de « faire du fric ». C’était leur réponse à la marchandisation brutale de la musique. Il devint important pour eux de distinguer les convictions intérieures de l’artiste par opposition aux fioritures extérieures du style. En s’opposant aux manipulations stylistiques, les musiciens retournaient à un ancien critère de jugement des stars, la sincérité, manifestée dans l’engagement « authentique » en faveur des valeurs de la contre-culture (et trivialement dans l’usage assumé des substances psychédéliques).
Le romantisme
Les valeurs de la contre-culture étaient, en grande partie, tirées du romantisme du XIXe siècle, époque où les artistes s’opposaient aussi à la commercialisation de l’art. Au XVIIIe siècle, l’art était la chasse gardée de l’aristocratie oisive et d’une bourgeoisie qui se faisait de plus en plus prospère. Les artistes travaillaient d’ordinaire sous le patronat des grands, ou des magnats, et étaient supposés satisfaire les goûts et les ambitions de leurs maîtres. Pour les compositeurs aussi, le patronage aristocratique était essentiel, il donnait à l’artiste un très haut statut social, similaire à celui du lettré, et lui permettait d’être considéré comme talentueux à cause de ses capacités artistiques.
L’industrialisation transforme le statut de l’artiste. À mesure que déclinait le pouvoir de l’ancienne aristocratie et donc le mécénat, l’an devenait de plus en plus une marchandise à vendre sur un marché avec d’autres marchandises. Le prestige social de l’artiste était sérieusement remis en question. Le mouvement romantique des artistes, des poètes et des musiciens méprisait la bourgeoisie parce qu’elle représentait la routine « mécanique » d’une société industrielle, laquelle était redoutée par l’artiste comme sa propre Némésis. Ceux qui se révoltaient contre la situation de producteurs de marchandises renonçaient à la récompense matérielle et au statut (déjà perdu) pour un statut plus « spirituel ».
Le poète Shelley déclarait que les poètes devaient être des « révélateurs de l’humanité », et que la littérature et l’art étaient des branches spéciales et privilégiées de la moralité. L’art aidait l’homme à résister à l’égoïsme et à sympathiser avec la beauté de toute l’humanité. Donc, c’est l’imagination de l’artiste qui devait être l’agent du bien moral. L’artiste aidait à créer « le bien, l’amour » qui devrait un jour être atteints par tous les hommes, en dépit des efforts des tyrans et des inhibitions du reste de la société. Le poète Byron sentait qu’il devait mourir jeune, pour éviter l’installation dans la conformité et la respectabilité bourgeoises. A ce titre, il propose « l’aliénation » comme la distinction et la plaie spéciale de l’artiste qui ne veut pas s’adapter à la société industrielle. L’artiste était alors l’archétype du rebelle qui se tenait à l’écart de la société et de ses contraintes. Le poète Keats pensait que l’art est la plus haute réalité, attitude qui ressurgit plus tard en tant que doctrine esthétique : « l’art pour l’art ».
Le romantisme français n’apparut pas avant que le mouvement n’ait atteint son apogée en Angleterre, et fut d’abord identifié avec la contre-réaction catholique (Chateaubriand). Comme leurs confrères anglais, les romantiques français étaient choqués de ce que la culture soit devenue la propriété des bourgeois « philistins » et voulaient subvertir ce monde soumis à la marchandise. Cette attitude marqua aussi la fin de l’adoration naïve du « peuple », où l’artiste se considérait comme appartenant au « peuple » ou lui ressemblant de quelque façon, attitude prévalant parmi les premiers romantiques. Pour les derniers romantiques, le « peuple » sont complices du matérialisme sans âme des bourgeois, privés de toute créativité et de toute sensibilité. Une fois encore, et d’une manière plus élitiste, l’artiste était le gardien de valeurs plus hautes.
Correspondant à cette attitude, émergea une « société bohémienne » au Quartier Latin, communauté séparée pour les artistes et les errants. Comme on pouvait s’y attendre, ces quartiers créèrent leurs propres critères d’habillement et de conduite. Les jeunes Français romantiques cultivaient des chevelures étonnantes et s’habillaient pour se distinguer des citoyens ordinaires et « épater le bourgeois ». Poursuivre une carrière, c’était tuer les instincts artistiques et encourager à la fois la montée sociale et la routine de la vie. On considérait comme une vertu positive d’aller aussi loin que possible dans le renoncement au monde bourgeois, « être un grand poète et mourir ». Baudelaire fut symptomatique des derniers romantiques cyniques et désillusionnés.
Ce qui frappe, c’est la manière dont ces thèmes furent repris et reproduits par les rock stars des années 1960. Face à un problème semblable à celui des artistes du XIXe siècle, à savoir, la dévaluation de l’autonomie artistique et la commercialisation de la culture, les rock stars ont fait référence au romantisme comme à une grille d’idées dépourvue de temps historique. Ainsi, toutes les idées du romantisme, depuis la communication par les artistes de valeurs spirituelles supérieures comme « l’amour » (Shelley) jusqu’à l’exaltation finale de la décadence (Baudelaire) réapparurent plus ou moins simultanément. En 1967, le chanteur Donovan, représentant la première tendance, remarqua :
Je vois tous les écrivains réunis, tous les metteurs en scène réunis. Toutes les choses belles. Contrôlant… tous les marchés avec leur art… C’est comme ça qu’on y arrivera… Tous les grands esprits du monde, assis au sommet du monde trouvant la solution… La pop musique, c’est le début… La mode changera, l’architecture changera, tout changera. La pop musique change la scène de toute façon. [24]
En 1967, une idéologie d’« amour » envahit l’air du temps, centrée autour d’une communauté de hippies à Haight Ashbury, San Francisco, lieu d’une véritable explosion de groupes de rock « psychédéliques » complètement en marge du circuit commercial et première ville à développer une conscience de l’importance du rock. Les musiciens jouèrent un rôle majeur dans la dispersion de cette idée d’amour universel, renforçant ainsi la notion d’une communauté du rock, source de valeurs supérieures. Cette tendance, extrêmement marginale au début, devait conquérir le monde entier ; les Beatles enregistrèrent All You Need is Love qui fut retransmis par satellite à plus de 700 millions de gens. Les Beatles exploitèrent aussi l’intérêt pour les religions orientales en allant rendre visite en Inde au guru Maharishi Yogi ; en un seul geste ils symbolisaient à la fois l’exotisme et la spiritualité. Cet intérêt pour les religions orientales, manifesté par tout artiste qui se respectait (John McLaughlin et Carlos Santana ont opté pour Shri Chimoy, Pete Townshend des Who pour Meher Baba, etc.) devait être encore plus prononcé après les désillusions de la fin des années 1960. Quant à eux, des groupes « politisés » comme Jefferson Airplane et MC5 proclamaient des slogans révolutionnaires en une autre variante de l’idéologie de l’artiste : « l’art peut changer le monde ».
En même temps, d’autres groupes comme les Doors et le Velvet Underground réagissaient par des chansons sur la dépravation (l’héroïne), sur un monde d’érotisme « pervers » (prostitution, trans-sexualité). Jim Morrison, chanteur des Doors et qui se modelait sur Baudelaire, déclara : « Des politiciens érotiques, voilà ce que nous sommes. Nous nous intéressons à tout ce qui se rapporte au désordre, à la révolte et à toutes les activités qui semblent n’avoir pas de sens ». [25]
Ce qui est clair, c’est que les thèmes de la période romantique du siècle dernier fournissaient une réserve à l’intérieur de laquelle les musiciens de rock empruntaient à volonté, sans ordre. Ces thèmes romantiques qui refaisaient surface en tant que contre-culture donnaient tous une situation privilégiée à l’artiste.
Les drogues et le soi en tant qu’image
Dans La maladie comme métaphore, Susan Sontag souligne l’association du culte de la tuberculose et du romantisme :
Le 27 juillet 1820, Shelley écrivait à Keats en tant que tuberculeux se plaignant à l’autre : “vous continuez à porter cet air de consomption », ce qui n’était pas une façon de parler. La consomption était comprise comme une apparence qui devint primordiale aux manières du XIXe siècle. Chopin devint tuberculeux à une époque où la bonne santé n’était pas chic. Camille Saint-Saëns écrivait en 1913 : “il était à la mode d’être pâle et épuisé”… En vérité, le romantisme de la tuberculose, c’est le premier exemple de cette activité moderne qui consiste à promouvoir le soi en tant qu’image. [26]
La tuberculose fut initialement considérée comme une maladie due à la passion ; on s’en servait comme d’une métaphore pour décrire l’amour comme « une passion qui consume » comme la fièvre tuberculeuse qui consume le corps. L’image s’inversa tant que la tuberculose devint une variante de la « maladie » d’amour. Ainsi souffraient de la tuberculose ceux qui avaient trop de passion, et étaient agités et trop sensuels. La tuberculose apparaît comme une maladie individuelle (en contraste avec d’autres maladies mortelles comme la peste, la petite vérole, etc.) avec l’accent romantique sur les qualités particulières de chaque individu. La notion romantique de la mort tenait à ce que les gens soient individualisés et par là- même rendus plus intéressants par leur maladie. Sontag donne un exemple du narcissisme inhérent à cette attitude : « Je suis pâle, disait Byron en se regardant dans la glace, je vais mourir de consomption. – Pourquoi ? demanda son ami Tom Moore, lui-même tuberculeux qui lui rendait visite à Patras en février 1818. – Parce que les femmes diront : “regardez ce pauvre Byron, comme il a l’air intéressant en mourant” ». [27]
Il fallait être une personne « sensible », « artistique » pour contracter la tuberculose. Lier la tuberculose et la créativité devint un cliché populaire. Ainsi, les jeunes gens aux tendances « artistiques », même s’ils avaient le malheur de ne pas contracter la tuberculose, signe extérieur de leur créativité, cultivaient néanmoins un aspect extérieur pâle et délicat. Ce fut la naissance du culte moderne du soi en tant qu’image. Exactement comme l’air tuberculeux en vint à être considéré comme le badge de distinction de l’artiste du XIXe siècle, l’air drogué devient la marque essentielle du musicien de rock. Alors que les vêtements étaient une apparence externe et pouvaient facilement être reproduits par les pop stars « commerciales », l’expérience de la drogue prouvait l’état d’esprit intérieur de l’artiste. Les drogues hallucinogènes donnaient aussi à l’artiste une sensibilité « supérieure » évidente pour ceux de ses suivants qui partageaient l’expérience. Le guitariste Eric Clapton écrivait à l’époque :
Nous sommes tous accrochés à quelque chose. Retirez les drogues à beaucoup de musiciens de rock et de blues et il ne restera que la moitié d’un homme. Ce n’est pas la peine de rendre la guerre du Viet Nam responsable de notre situation. Nous ne nous défilons pas. Notre problème est universel, comment trouver la paix dans une société que nous trouvons hostile. Nous voulons exprimer cette recherche dans notre musique, car cela est notre voix la plus éloquente. Nous avons besoin des drogues pour nous aider à libérer nos esprits et nos imaginations des préjugés et du snobisme dans lesquels nous avons été élevés. [28]
Les amphétamines avaient été utilisées depuis longtemps par les musiciens rock obligés de jouer sept jours par semaine dans sept villes différentes pour « tenir le coup ». La marijuana avait été longtemps consommée par les musiciens de jazz pour se détendre en compagnie sélectionnée. Maintenant, en utilisant des hallucinogènes comme le LSD, les musiciens agissaient en tant que modèles pour un vaste public qui faisait comme eux. Tous les musiciens étaient supposés prendre des drogues, l’aspect défoncé devint de rigueur, manifestant leur hédonisme en même temps que leur attachement à la « cause ». L’emploi de l’héroïne présentait une analogie encore plus forte avec la tuberculose en ce que c’était la voie royale qui permettait d’accomplir le rêve romantique ultime : se consumer et mourir jeune tragiquement. Bill Graham, promoteur de concerts, disait : « Les musiciens se le sont fait à eux-mêmes. Ils prenaient l’habitude de la cocaïne, de la mescaline ou de l’héroïne et ça se voyait dans leur répertoire. Beaucoup de grands musiciens ont des trous dans leur carrière, des trous de plusieurs années, correspondant aux périodes d’accrochage. Et très peu ont réalisé toutes les possibilités ». [29]
Pour certains musiciens, suivant la voie des artistes romantiques, l’air pâle, maigre, malade, élégamment gâché devint à la mode, popularisé par Keith Richard des Rolling Stones qui menait des batailles récurrentes contre l’esclavage de l’héroïne. Les morts de stars comme Jim Morrison, Jimi Hendrix et Janis Joplin, liées à la drogue, furent rendues romantiques en tant que « morts artistiques, expériences pop ultimes », qui rehaussaient la mythologie des stars en question. Quoique le look drogué des musiciens rock ait commencé comme une recherche d’authenticité face à la commercialisation de leur art et la stylisation de leur image, il est finalement devenu un aspect de plus dans le design total de la star et du monde du rock.
Le psychédélisme a joué un rôle important dans l’esthétisation de la vie sociale pendant les années 1960, ce qui accompagnait l’explosion des médias et a engendré une plus grande sensibilité aux couleurs et au design, tous les deux indispensables à une conscience consommatrice plus discriminante. Timothy Leary semblait être parfaitement au courant des aspects plus banals de la consommation de la marijuana :
L’herbe est le cadeau de la culture noire à la classe moyenne blanche, [mais] le LSD exige plus que la marijuana. Vous pouvez garder votre boulot plastique et puis retourner le soir, fumer un joint, faire mieux l’amour, aimer mieux votre dîner, aimer mieux la musique et aimer mieux vos amis. C’est bon, ça fait grimper d’un rang toute la classe moyennes. [30]
Quant à Charles Reich :
La marijuana engendre une concentration sur ce qui est immédiatement présent : la couleur, les odeurs, les expériences sensorielles, le sens du maintenant… L’esprit trop serré se détend, permettant à toutes sortes de relations illogiques de sembler parfaitement naturelles. [La marijuana] est un sérum de vérité qui annule la fausse conscience. [31]
Cette extension des sens, cette sensibilité augmentée provoquée par la consommation de la marijuana s’inscrivait dans le problème du décalage entre l’offre et la demande. Le journal Sales Management, dans son numéro du mois de mai 1960, posait le problème ainsi : « Si nous devions acheter et consommer tout ce que les usines automatiques, les vendeurs persuasifs et les publicistes tout puissants veulent nous imposer, il faudrait doter la génération montante d’oreilles, d’yeux et de sens supplémentaires… sans compter les revenus ! Au fond, la seule façon de résoudre le problème de l’offre et de la demande serait de fabriquer biologiquement une nouvelle race de super-consommateurs ». [32]
Le flâneur (ou le dandy) de l’époque romantique, caractérisé par son regard dégagé et volontairement esthétique envers un monde de choses devenues, de plus en plus, des marchandises, a été remis en vogue par Andy Warhol comme modèle de base pour les stars rock. Le dégagement du moi du monde fut la précondition pour l’adaptation aux changements rapides de style et d’image exigée par la société de consommation, surtout pour les stars. On était « intéressant » par la qualité de son regard : la personnalité, réduite aux apparences extérieures, elles-mêmes déterminées par la mode, était construite par les objets sur lesquels on jetait son dévolu. La marijuana, donc, était une technologie « douce » pour « améliorer » le regard. Analysant l’influence de Baudelaire comme personnage modèle pour les rock stars, le musicien Steve Strauss remarquait : « si la dope nous a aidés à faire quelque chose, elle nous a aidés à voir le monde qu’a vu le dandy ». [33]
Tout comme la prise d’amphétamines par les Mods est une exagération d’une tendance qui travaillait déjà la société de consommation, à savoir l’accélération du cycle de consommation, les notions qui entouraient l’usage de substances psychédéliques témoignent d’une plus grande sensibilisation aux aspects esthétiques de la marchandise. De plus, la marijuana, bien qu’illégale, était une marchandise dans un monde de marchandises : comme telle, elle a donné un grand exemple de la capacité d’une marchandise, sa valeur d’usage accrue énormément par ses connotations idéologiques, à être le foyer de tout un style de vie. Style de vie qui appelait, à son tour, à tout un style de consommation.
La consommation de marijuana, fait social par excellence, était, à un niveau inconscient, une manière “positive” de mettre sa conscience en alignement avec une tendance qui se manifestait déjà. La notion de style de vie, maintenant banale, ne date-t-elle pas de cette époque ? En tant que marchandise d’avant-garde, la marijuana n’avait rien de marginal : un sondage Gallup aux États-Unis en 1970 a montré que 42% des étudiants fumaient de la marijuana régulièrement ou semi-régulièrement, une augmentation de 500% par rapport à 1967. [34] Le LSD, bien que beaucoup plus marginal, a eu un grand impact dans certains milieux (artistiques, médiatiques). Un agent qui, selon Richard Neville, « transforme le banal en sensation », le LSD devait avoir une influence profonde sur la culture populaire, les médias et surtout la publicité. Les spots d’aujourd’hui, avec leurs juxtapositions « illogiques » d’images spectaculaires, seraient impensables sans l’influence du psychédélisme. Malgré une répression judiciaire aiguë, souvent excuse transparente à la répression d’une marginalité politique (on était en pleine période de guerre du Viet Nam), l’influence des drogues « douces » a finalement dépassé de très loin les bornes de la contre-culture strictement dite.
Avec l’ascendance de l’aile apolitique de la contre-culture américaine et, par voie de conséquence, l’importance des styles de vie « alternatifs » aux dépens des questions plus politiques, idéologie renforcée par la promotion médiatique d’une « Woodstock Nation », un public énorme de jeunes de classe moyenne, esthétiquement tourné vers le rock de la contre-culture, a vu le jour. De plus, ce public dépassait les frontières régionales et nationales. L’association des idées de la contre-culture avec ce rock « progressif » a fourni un cadre de référence pour la pénétration de l’Europe non anglophone, qui avait généralement résisté aux variétés d’origine étrangère jusqu’à la fin des années 1960.
Le rock en tant que style de vie
On a déjà caractérisé la star comme modèle d’un « style de vie ». On peut maintenant mieux saisir les rock stars, qui ont largement remplacé les stars de cinéma en importance pendant les années 1960, par la façon dont elles incarnent une idéologie de la jeunesse. En véritables agents « disciplinaires » (voir chapitre 2), elles ont contribué à définir les normes de la grille historique encadrant le comportement du consommateur. Les rock stars enracinent un style ou une combinaison de styles qui s’étendent à travers une chaîne de signifiants et peuvent être individuellement remodelés et recombinés presque à l’infini à travers la grille des marchandises. Elles matérialisent les points forts d’un discours esthético-idéologique complexe sous une forme simplifiée, accessible, « humanisée », en investissant le corps lui-même. Dans la mesure où, à la fin des années 1960, le rock incarnait les valeurs alternatives pour toute une jeunesse de la classe moyenne, sa valeur d’usage a grimpé vers de nouveaux sommets : le chiffre d’affaires de l’industrie du disque américaine a presque triplé pendant la période 1965-75, passant de 800 millions de dollars à 2360 millions. [35] On ne peut expliquer cette croissance par les seuls facteurs économiques. Le fait que les ventes de disques ne suivent pas nécessairement les courants économiques peut se voir dans les ventes relativement basses des périodes musicalement « mornes » comme 1948-55 et 1960-64. Les plus fortes années en pourcentage de ventes de plus sur l’année précédente (donc, croissance annuelle) furent 1955 (23,2%), 1956 (25,5%), (l’explosion du rock and roll) ; 1966 (16,3%), 1968 (17,9%), (l’apparition de la contre-culture). [36] Entre 1955 et 1966, les dépenses globales sur les biens de consommation aux États-Unis ont augmenté de 81 %. En même temps, les ventes de disques ont augmenté de 224 %. [37]
Le disque a ainsi réussi à fournir une valeur d’usage accrue excédant de loin le simple « besoin » de musique enregistrée. Il est devenu l’un des éléments principaux dans la constitution du soi moderne, de plus en plus défini en termes de styles de vie ; on peut maintenant mieux comprendre pourquoi les cadres les plus visionnaires des maisons de disques des années 1960 s’enthousiasmaient tant sur l’identification du rock avec « la révolution des jeunes ». Une publicité pour la Warner Brothers déclarait : « Tu as réussi ta vie, maintenant mets la dans la musique » (« You’ve got your life together, now set it to music »).
On ne veut pas suggérer que le rock et la contre-culture furent simplement les véhicules d’une stratégie sous-jacente du capitalisme avancé. Mais par cette voie étrange et inattendue, certaines des notions proposées par les idéologues de la consommation pendant les années 1920 (chapitre 2) se trouvent consacrées dans les valeurs attachées à la musique rock pendant les années 1960 : le rôle d’avant-garde joué par la jeunesse dans la formulation de nouveaux goûts et styles ; le dépassement des divisions de classe par la consommation ; la consommation en tant que libération et réalisation de soi. De plus, le rock a réalisé sa propre contribution à une culture de consommation moderne en ouvrant la mode à tout le monde, et en formulant une esthétique de la vitesse (donc, de la consommation accélérée), aussi bien qu’une plus grande sensibilité aux couleurs et au design. Finalement, la contre-culture a su proposer l’idée d’un style de vie « alternatif », idée qui devait faire son chemin par la suite.
Il serait sûrement dédaigneux, après coup, de réduire la contre-culture à la réalisation d’une nouvelle mentalité sur la consommation qu’exigeait une société en pleine croissance. Il est indéniable que le rock des années 1960 fut un terrain important pour des débats politiques sur l’idée d’un autre style de vie. En disant cela, il ne faut pas voir le rock en termes de lutte éternelle entre deux entités pures – la contre-culture et les grandes maisons de disques – dans laquelle ces dernières s’approprient toujours les premières. Il n’y a pas de ligne de démarcation claire entre les stratégies capitalistes et les stratégies « alternatives » ; après tout, la contre-culture était aussi enthousiaste au sujet de McLuhan que l’étaient les publicitaires et les managers travaillant pour les chaînes de télévision. Les possibilités de restructuration du capitalisme peuvent voir le jour dans les subcultures les plus marginales, les plus « rebelles ». Dans le capitalisme avancé, il y a une dialectique essentielle entre la société « normale » et ses marges, rapport sans lequel une société de consommation de masse ne pourrait fonctionner.
Notes
[1] Joseph Berke, « The Consumer Economy », International Times (IT), London, 46, 13-31 déc. 1968. [2] Charles Reich, The Greening of America, Random House, New York, 1970, pp. 306, 341. [3] ibid., p. 145. [4] ibid., p. 192. [5] interview avec Charles Reich, Rolling Stone, 75, 4 fév. 1971, p. 22. [6] Reich, op. cit., p. 244. [7] Jon Eisen (dir.), The Age of Rock, Random House, New York, 1969, pp. xiv-xv. [8] Ralph Gleason, « Rock, a world bold as love », Rolling Stone, 65, 3 sept. 1970, p. 46. [9] interview avec John Lennon, Rolling Stone, 74, 21 janv. 1971, p. 33. [10] « Sex, Dope and the Revolution », International Times (IT), 107, 1-15 juillet 1971, pp. 16-17. [11] Jon Landau, It’s too late to stop now, Straight Arrow Press, San Francisco, 1972, p. 130. [12] ibid., p. 21. [13] Greil Marcus, Mystery Train, Dutton, New York, 1975, p. 115. [14] interview avec Jim Haynes, Actuel (Paris), 13, 1969. [15] interview avec Marshall McLuhan, Playboy, 3 mars 1969, p. 64. [16] Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Seuil, 1965 (1964), p. 20. [17] « McLuhan : Culture becomes showbiz », Rolling Stone, 70, 12 nov. 1970. [18] Philippe Aubert,Actuel, 13, 1969. [19] McLuhan, interview citée, p. 66. [20] cité in Richard Neville, Playpower, Paladin, London, 1971, p. 9. [21] Timothy Leary, La politique de l’extase, Fayard, 1973 (1968), p. 359. (L’édition américaine originale est disponible en ligne). [22] ibid., p. 162. [23] ibid. [24] cité in Tony Palmer, All you need is love, Futura, London, 1977, p. 240. [25] ibid., p. 243. [26] Susan Sontag, La maladie comme métaphore, Seuil, 1979 (1978), p. 37. [27] ibid., p. 41. [28] Eric Clapton, notes de la pochette de la réédition (1971) du disque Are you experienced ? du Jimi Hendrix Experience. [29] cité in Palmer, op. cit., p. 254. [30] Timothy Leary, Berkeley Barb (San Francisco), fév. 1969, cité in Neville, op. cit., p. 115. [31] Charles Reich, op. cit., p. 259. [32] Vance Packard, L’art du gaspillage, Calmann-Levy, 1962 (1960), p. 20. [33] Steve Strauss, « A romance on either side of Dada », in Greil Marcus (dir.), Rock and roll will stand, Beacon, Boston, 1969, p. 134. [34] P. Danfroy, J-P. Sartron, Pop music/Rock, Champ Libre, p. 145. [35] Joseph Murrels, The Book of Golden Discs, Barrie and Jenkins, London, 1978. [36] R. Peterson, D. Berger, « Cycles in symbol production : the case of popular music », American Sociological Review, 40, 1975, p. 161. [37] Paul Hirsch, The structure of the popular music industry, University of Michigan Press, 1970, p. 10.
LIRE/IMPRIMER LE CHAPITRE 5 AU FORMAT PDF :
[himage][/himage]
BUXTON David, « Le Rock – chapitre 5 : La contre-culture et l’émergence de « styles de vie » – David BUXTON », Articles [en ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2014, mis en ligne le 1er mai 2014. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/Le Rock-chapitre5-contreculture-emergence-style-de-vie/
Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)