Le rock, star-system et société de consommation, livre de David Buxton adapté d’une thèse de doctorat soutenue en 1983, fut publié par La Pensée sauvage, petit éditeur grenoblois, en 1985 ; il est devenu introuvable, sauf dans quelques bibliothèques universitaires et encore. À l’initiative du webmaster, la Web-revue a décidé d’en assurer une nouvelle édition numérique au rythme d’un chapitre par mois. Ce livre se voulait une approche conceptuelle et critique de l’impact idéologique du rock. Des débuts de l’industrie du disque microsillon aux punks et aux vidéo-clips, en passant par l’invention du teenager et l’impact capital de la contre-culture et des nouveaux médias de l’époque, le rock sert de point d’entrée dans la société afin de mieux comprendre d’autres phénomènes sociaux comme la consommation de biens culturels et la technologie. Après les six premiers chapitres publiés en janvier, février, mars, avril, mai et juin 2014, voici le chapitre 7 en juillet-août 2014.
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Les années 1980 seront technologiques et gaies (éditorial, Actuel 1 (Paris), Nov. 1979).
Contenu
Une technologie gaie
La question de la technologie a été centrale aux débuts du rock and roll, faisant partie de sa singularité par rapport à d’autres formes musicales. Pour les idéologues de la musique folk, l’introduction de l’amplification électrique a renforcé l’aliénation du musicien de ses moyens de production, dorénavant sous le contrôle du grand capital.
Le non-dit de cet argument est une vision fantasmatique de la technologie électrique, jugée particulièrement néfaste, car liée aux industries de guerre et de télévision et marquée d’un arrière-goût de Big Brother. Mais les instruments des musiciens folk sont aussi, à leur manière, liées à une industrie de masse. L’introduction des instruments amplifiés s’est faite au sein d’une culture populaire, le rhythm and blues noir, afin de capter l’excitation, et le bruit de l’expérience urbaine ; une des richesses de la culture musicale noire a toujours été sa volonté d’expérimenter des formes nouvelles pour adapter sa qualité « folk » à un nouvel environnement. Si la musique à base électrique a pu dominer les formes populaires, c’est parce qu’elle portait en elle une homologie esthétique avec l’expérience de la vie urbaine.
L’argument des partisans de la musique folk a été complètement inversé pendant les années 1960. Pour la contre-culture, c’était par le truchement de la technologie électronique que l’on arrivait à constituer une vraie communauté, concept cher au mouvement folk. Grâce aux satellites et à la télévision, affirmait McLuhan, le monde se transforme en « village mondial ». Le rock se présentait comme une forme culturelle véritablement « internationale », dépassant le localisme des cultures folk. De plus, les nouvelles technologies étaient, selon McLuhan, en train de créer un nouveau sensorium, changeant à la fois notre environnement et notre pensée. Pour la contre-culture donc, c’était grâce aux nouvelles technologies que l’enrichissement culturel devenait possible.
Écrivant dans IT, Joseph Berke a résumé le rôle des nouvelles technologies pour la contre-culture :
L’expansion incessante de l’électronique, y compris l’automation et l’informatique, a créé les conditions d’une nouvelle organisation économique, sociale et politique de notre société. L’économie consommatrice est une économie informatique… Des machines contrôlées par des ordinateurs ont remplacé les ouvriers dans la production des voitures et jusqu’au dentifrice, y compris pour toutes les opérations intermédiaires. Les ouvriers sont désormais superflus, les employés de bureau redondants… Les problèmes s’intensifient au fur et à mesure que la technologie informatique devient de plus en plus sophistiquée. Et en même temps, le cycle habituel d’école-travail-consommation devient inopérant, sinon absurde. D’autres effets sont dus à la technicisation des processus sociaux. La vie devient normalisée et déshumanisée. Ainsi une contradiction majeure du progrès technologique est la génération d’autres contradictions. [1]
L’attitude complexe et quelque peu contradictoire de la contre-culture envers la technologie se résume clairement dans cette citation. La technologie joue un rôle à double tranchant : d’une part, elle élimine le travail et donc libère la possibilité de « jouer ». D’autre part, elle normalise et déshumanise la vie, ce qui implique la destruction de la qualité du temps libre. La vision de la technologie qu’on trouve dans la contre-culture oscille donc entre un jugement très positif (elle propulse inévitablement une société basée sur le loisir, et non le travail) et une neutralité avec des aspects potentiellement dystopiques (il faut impérativement l’« humaniser »). Représentant la seconde tendance, Charles Reich écrivait qu’une révolution est un mouvement qui fait correspondre la pensée, la vie et la société avec une révolution dans la science et la technologie qui a déjà eu lieu. L’industrialisation a produit un homme adapté aux exigences de la machine. Par contre, la conscience de la contre-culture cherche une nouvelle connaissance de la nature humaine afin de tourner la machine, déjà existante, vers des finalités humaines : « la technologie exige de l’homme un nouvel esprit… si elle pourrait être contrôlée et guidée ». Cette notion de la neutralité de la technologie se trouve également dans un article du journal IT : « La technologie ne peut, ne doit pas être arrêtée. Elle devrait être utilisée. Mais la technologie est neutre, on peut l’utiliser bien ou mal… Nous avons besoin des changements qui permettront à la technologie de devenir une force libératrice plutôt qu’une force oppressive ». [2]
Pour l’éditeur et écrivain australien Richard Neville, par contre, la contre-culture « anticipe la politique économique de l’avenir… Qui construira les hôpitaux ? M. Ordinateur Digital et sa bande de pelles cybernétiques et de circuits électroniques », La technologie est donc l’alliée naturelle d’une société de loisir et de jeu. En tant que forme de loisir « libérée », autonome et jouissive, le rock était le fer de lance d’une « nouvelle culture de jeu ». D’après Neville : « Autrefois, la culture était amusante. Puis elle est devenue terne, puritaine, sérieuse, contre le jeu (play). Maintenant, on joue à nouveau : la proportion d’amusement et de liberté de la culture est en rapport avec la profondeur à laquelle elle intègre l’underground : le rock, la mode, les happenings, le cinéma, le théâtre de rue, la façon de vivre ». [3]
C’était justement grâce aux nouvelles technologies qu’une contre-culture était possible :
La contre-culture est une invention de la nouvelle technologie. Les light shows exigent des équipements sophistiqués, des stroboscopes aux multi-projecteurs finement synchronisés avec les rythmes du rock and roll. Tout comme le rock dépend d’un groupe, les produits de la nouvelle culture sont symbiotiques ; ils marchent mieux ensemble. [4]
Cette attitude allait main dans la main avec celle où la fonction du rock était de donner à « des milliers de kids une lueur d’une alternative à l’usine, à la télévision et au pub ». La technologie au service du loisir était automatiquement un « bon usage » de la technologie. Le rock était un vecteur clé dans cette alliance de la technologie électronique et d’une politique de loisir, car il incorporait les deux aspects. D’une part, il était une culture de jeu, associée à la danse et à la jouissance : d’autre part, il était une forme culturelle qui s’appuyait sur la technologie électronique, chaque progrès laissant sa marque directe sur la musique (amplificateurs transistorisés, synthétiseurs, etc.).
Le rapport entre l’informatique et une politique de jeu se trouve plus clairement exprimé dans Expanded Cinema (1970) de Gene Youngblood, un livre fougueux (« vers une conscience cosmique ») qui propose un mariage entre l’informatique et la « synésthétique ». Selon Youngblood, l’ordinateur ne remplace pas l’homme, mais le libère de la spécialisation, déclenchant ainsi la transition d’une culture de travail à une culture de loisir qui l’aide à s’épanouir. Il déclare : « l’ordinateur est l’arbitre de l’évolution radicale ; il change le sens de la vie. Il fait de nous des enfants. Il faut réapprendre à vivre ». [5] Richard Neville, quant à lui, affirmait : « comme un enfant faisant ses premiers pas, les membres de l’underground apprennent à vivre dans un avenir où le travail est obsolète. Ils réapprennent à jouer ». [6]
Lorsque la technologie atteint un certain niveau de pénétration, disait Youngblood, l’homme cesse d’être séparé de la technologie. Le réseau inter-médiatique devient une interface métabolique et homéostatique, éventualité tout à fait positive :
La technologie est la seule chose qui préserve l’humanité de l’homme. Nous sommes libres en rapport direct au déploiement efficace de notre technologie. Nous sommes des esclaves en rapport direct à l’efficacité de notre direction politique… Nous n’avons aucune base pour postuler une « nature humaine » avant qu’il y ait aucune différence entre l’individu et le système… Il s’agit de l’anarchie, de chercher un ordre naturel. Il s’agit de techno-anarchie car [l’unité de l’homme et de l’environnement] ne se réalisera qu’à travers l’intellect instrumenté et documenté qu’on appelle la technologie… Ce n’est qu’à travers la technologie que l’individu est assez libre de se connaître et donc de connaître sa propre réalité… [7]
La technologie est donc fétichisée comme un agent de libération, à condition que son usage soit créatif et non pas destructif. Un lecteur a écrit à Rolling Stone : « C’est avec les technologies (comme les ordinateurs et la vidéo) que nous allons refaire le monde et non avec la rhétorique ridicule de la politique gauchiste. La chose la plus radicale aujourd’hui, c’est que la technologie nous permet de réaliser une véritable démocratie mondiale… un véritable village mondial ». [8]
Pour Youngblood, la technologie cybernétique est décentralisatrice en soi, un attribut qui permet plus de communication et donc, plus de démocratie. Le divertissement se transformera en communication qui, à son tour, se transformera en éducation. Ainsi commence la révolution ; la technologie informatique porte en elle la destruction d’une société de masse en faveur d’une société d’échange et de communication. La société post-industrielle sera également un âge post-communication de masse, confirmation de la tendance à la consommation « spécialisée », adaptée aux goûts individuels. La force qui transformera le système socio-économique (caractérisé par un divertissement de masse) par la décentralisation de la production est inhérente dans la technologie de création culturelle. Mais il est important de préciser que Youngblood voit les transformations de conscience opérées par les formes de culture synésthétiques et informatiques comme une rampe de lancement pour la transformation globale de la société. La culture populaire électronique devient, dans cette optique, un secteur avant-garde de la société, une tête de pont pour l’accueil social des nouvelles technologies qui, dans d’autres domaines, prennent des allures plus menaçantes.
Certes, pour la contre-culture, il ne s’agissait pas de fournir un alibi culturel aux nouvelles technologies, mais plutôt d’en trouver un bon usage (non aliéné et non aliénant) à travers la culture. C’est dans la culture populaire que la vraie nature des nouvelles technologies pourrait s’exprimer et c’est dans la culture populaire qu’un rapport libérateur entre les hommes et la technologie pourrait s’établir. Fer de lance de la nouvelle culture, le rock a fourni une certaine légitimité à la technologie électronique en mettant en avant ses possibilités créatives et esthétiques.
L’impact de la technologie dans le rock
Cependant, l’impact de la technologie dans le rock, loin de favoriser la créativité, a largement contribué au marasme conservateur qu’on connaît aujourd’hui dans la production musicale. Vu rétrospectivement, il est difficile de voir comment la production discographique, industrie capitaliste comme les autres, aurait pu constituer une exception aux tendances monopolisatrices affichées par d’autres branches industrielles. Il est grand temps d’examiner de manière critique les conséquences des « progrès » techniques dans le rock.
L’invention des amplificateurs transistorisés a permis une énorme augmentation du volume sonore, ce qui a ouvert les portes à des concerts dans les grands stades par des groupes ayant la capacité d’attirer plus de 30 000 personnes. En effet, il fallait des amplificateurs extrêmement puissants afin que tout le monde arrive à entendre très fortement dans de tels stades. Les amplificateurs transistorisés ont donné naissance aux genres heavy metal et hard rock. D’autre part, presque toutes les capacités technologiques ont été déployées pour « nettoyer » le son, le rendre plus « propre » pour des chaînes stéréophoniques de plus en plus sophistiquées, ce qui correspondait aux goûts de l’énorme marché de la classe moyenne qui a commencé à dominer vers la fin des années 1960. Cette avancée technique a néanmoins encouragé une musique complexe, mais académique, manquant d’expressivité et d’une certaine rage sociale, vitale dans le rock and roll. L’amélioration de la reproduction sonore à domicile accompagnée d’un style de rock plus technique ont exigé des développements semblables dans les studios d’enregistrement, ce qui a eu, pour conséquence, une augmentation sensible des coûts de production. Cela a renforcé les tendances au monopole dans l’industrie, car seules les grandes maisons de disques et les grandes stars pouvaient s’offrir les dépenses d’enregistrement nécessaires.
À partir de 1977-78, deux autres percées technologiques ont vu le jour, largement à cause de l’apparition commerciale du microprocesseur. Dorénavant, les synthétiseurs sont polyphoniques (ils peuvent jouer deux notes en même temps) et programmables (certains sons peuvent être stockés dans une mémoire). L’instrument est maintenant beaucoup plus souple et maniable pour les représentations en direct. L’avenir proche va certainement voir l’informatisation en force des instruments avec des claviers numériques et des écrans de visualisation, instruments qu’on « joue » en programmant de l’information. Ces instruments, dont les prototypes existent déjà, ont infiniment plus de possibilités soniques que les instruments traditionnels. Le CMI Fairlight, par exemple, n’a aucun bouton ou interrupteur, mais 1 000 plaques silicones qui se « souviennent » de leur rôle. Le musicien peut dessiner n’importe quelle forme d’onde sonore sur un écran avec un « stylo électronique ». Ces instruments vont certainement changer les notions de « musicien », d’instrument musical et ainsi remettre en question ce que veut dire « jouer » un instrument.
L’artiste en tant que technicien : une idéologie de l’informatique
L’appréciation positive des possibilités de la technologie avancée dans la contre-culture était largement dépendante du mythe de « l’artiste » contrôlant et la technologie et des agents « technocrates » comme l’ingénieur et le producteur. En effet, pendant les années 1960, le musicien de rock exerçait un grand contrôle sur la production de son produit. Dans un numéro de Rolling Stone de 1970 [9], le critique Ralph Gleason s’inquiète de la dominance croissante du producteur dans la production de disques. Il prévient également que les ingénieurs cherchent à devenir producteurs afin d’augmenter leur pouvoir. Selon Gleason, les meilleurs producteurs sont les musiciens eux-mêmes et pour cette raison, le mythe du producteur en tant qu’artiste est dangereux ; l’argent seul ne peut faire un bon disque si « l’âme » du musicien est absente. L’artiste en contrôle de la technologie avancée représente ipso facto un « bon usage » de la technologie tandis que les manipulations moins créatives et plus instrumentalistes représentent un usage « technocrate ». Soumises à la dominance d’un mythe de l’artiste créatif, les industries culturelles fournissaient une valorisation de la technologie en guise d’esthétique. C’était sur la possibilité que les produits culturels pourraient être suffisamment conséquents pour influencer et s’imposer aux autres usages de la technologie dans la société que l’optimisme technologique de Youngblood s’appuyait.
Cette tension dialectique entre l’artiste et le technicien si courante pendant les années 1960 devait commencer à se résoudre différemment vers la fin des années 1970. La séparation rigoureuse entre les deux formes de capital fixe dans la production de la musique – la star/image (machine humaine) et les moyens de production (machine inorganique) – devenait moins évidente avec l’irruption de l’informatique et la musique électronique. Avec leur image de techniciens de laboratoire ou bien de robots, le groupe électronique Kraftwerk (qui a eu une influence énorme sur le disco et le « pop électronique ») a fait apparaître une idéologie spécifiquement informatique dans le domaine de la musique pop. Les propos de Kraftwerk méritent d’être cités in extenso :
L’homme-machine, c’est le mot que nous utilisons pour nous désigner nous-mêmes, c’est notre identité. Kraftwerk, c’est la machine humaine. Notre vie est une coexistence, une cohabitation avec des machines. Presque une amitié. Nous avons voulu exprimer la thématique de ces machines qui travaillent avec nous et nous avec les machines […] Nous ne voulons plus de la musique artisanale, comme le rock, qui est dure, où l’on transpire, où l’on se coupe les mains sur les cordes. Il y a des machines propres pour faire la musique maintenant. Ceux qui les rejettent ne peuvent aboutir qu’à la destruction. J’ai vu les Who casser leurs amplis à la fin d’un concert. C’est infantile […] On ne peut plus nier notre relation à la technique. Il faut être réaliste […] D’ailleurs, la musique électronique peut nous guérir de nos malaises ; actuellement en Allemagne et en Autriche, on utilise la musique électronique dans des centres de psychothérapie, pour soigner les dépressions nerveuses. Nous pensons que la musique de Kraftwerk est une médecine psychologique pour ceux qui ne supportent pas assez bien la réalité […] L’homme n’est pas dans un rapport vivant-non vivant avec la machine, en opposition. Il est l’homme-machine, en union biomécanique avec elle […] Les rapports d’homme à homme sont souvent des rapports de force, donc stériles. Je trouve plus de sensibilité et d’ouverture dans le dialogue avec la machine. [10]
Ce que l’on trouve dans cette citation, c’est la continuation par d’autres moyens de « l’esprit pop ». La vision pop de la technologie, c’est celle du gadget, miniaturisé et esthétiquement dessiné, opposé à la technologie électromagnétique lourde courante dans les visions de l’avenir des années 1950. Jolie, légère et maniable, la technologie « pop » est conçue comme un jouet dont l’utilisation est amusante. En effet, l’invention des microprocesseurs a permis à l’ordinateur d’assumer pleinement un esprit pop, précédemment représenté par les gadgets des films d’espionnage des années 1960. Également implicite dans une symbiose homme-machine, qui suppose une vision de l’homme unifié, on retrouve l’idée d’une culture universelle, la seule qui corresponde à un monde dominé par l’informatique. Le synthétiseur devient un instrument universel :
(Le synthétiseur) est un miroir psychologique bien plus fidèle que tous les autres instruments qui ne correspondent qu’à une partie du psychisme d’un personnage. Le synthétiseur couvre toute la personnalité parce qu’il est l’instrument le plus universel. [11]
Dans le cas de Kraftwerk, l’universalité de la musique électronique prend aussi la forme d’une critique du rock, musique trop anglo-saxonne pour être réellement universelle. Egalement implicite est l’idée que l’informatique est un deus ex machina venu pour arranger notre monde pitoyable, transcendant des rapports de force qui caractérisent les relations entre hommes.
John Foxx, chanteur du groupe Ultravox et qui a chanté, reprenant Andy Warhol, « Je veux être une machine » sur leur premier disque, reconnaît, comme Kraftwerk, l’influence du futurisme italien : « bien qu’il ait été un philosophe fasciste, il a vu, pour la première fois, que les machines peuvent être belles ». [12] Cela nous aide à comprendre comment la contre-culture a pu marier la technologie de pointe avec un souci de l’environnement aussi bien que comment les groupes électroniques de nos jours ont pu imposer une esthétique glamour de l’informatique. Car, à la différence des usines traditionnelles et de la technologie mécanique, l’informatique est une technologie propre, donc belle. L’usage de l’électronique c’est l’aboutissement d’une tendance esthétique qui existait déjà dans le rock : un son de plus en plus propre, « nettoyé », grâce à une technologie d’enregistrement de plus en plus perfectionnée.
L’émergence des synthétiseurs en tant qu’instrument de base marque la fin d’une idéologie voyant les ordinateurs comme étant « froids » par rapport aux humains « émotifs », la fin d’un certain humanisme qui définissait l’unité de l’homme par opposition aux machines « inhumaines ». On voit ainsi l’importance que prennent les industries culturelles dans la légitimation des nouvelles techniques et idéologies : en fournissant le bruit de fond de la vie quotidienne, les synthétiseurs fournissent également la bande sonore pour la transformation sociale par la technologie informatique. Avec les jeux électroniques et les cassettes vidéo, la musique électronique consacre l’arrivée du nouvel âge, tant annoncée : « l’âge de l’information ». Mais certains mythes des années 1960 ont simplement changé de technologie. Le futuriste John Naisbitt affirmait « McLuhan voyait la télévision comme l’instrument qui mènerait au village global : nous savons maintenant que c’est le satellite de communications ». [13]
Analysant les liens entre les personnages des feuilletons télévisuels et le monde des affaires, Armand Mattelart montre comment les industries culturelles sont parties prenantes d’une forme de réalisme capitaliste [14]. Au lieu d’être de plus en plus abstraite, comme l’a prévu Marx, l’idéologie dominante est de plus en plus concrète, s’investissant dans les personnages de la télévision et dans la musique sous la forme d’une mystification totale. Plutôt que de s’annoncer en tant que telles, les idées de l’époque se trouvent enterrées et condensées dans des images et des sons qui appellent à toute une chaîne de signifiants, tout un style de vie. Dans Libération en 1980, Franck Mallet remarquait :
Nous sommes les utilisateurs d’une nouvelle force. Les jeux électroniques pour enfants et adultes, la machine à calculer, la carte de crédit que l’on glisse dans la fente du distributeur, les voyants qui s’allument, les appareils ménagers : tout un monde robotisé, planifié. Dans tous les domaines, l’électronique s’impose comme une nouvelle forme culturelle. [15]
L’informatique et la contre-culture
Si un certain courant de la contre-culture a eu une forte influence sur la conception de l’informatique en tant que force créatrice et décentralisatrice, c’est parce qu’elle était un des seuls mouvements sociaux à souligner l’importance primordiale de l’ordinateur. Pendant les années 1960, c’était plutôt la course à l’espace qui dominait l’imaginaire social en tant que représentation de l’avenir : maints futuristes maintenant oubliés prévoyaient des colonies sur Mars en l’an 2000. Mais le programme spatial était trop intimement lié au complexe militaro-industriel et donc trop hautement centralisé pour saisir l’imaginaire de la contre-culture. De plus, le look clean et militaire des astronautes constituait plutôt un contre-modèle aux valeurs « alternatives » de la contre-culture, typiquement représentées par les groupes de rock. Au sein de la contre-culture, l’exploration de « l’espace intérieur », étroitement liée à l’usage des drogues psychédéliques, était valorisée par rapport à la conquête de « l’espace intersidéral ». En 1965, le dessinateur John McHale écrivait : « les mêmes forces intellectuelles extraordinaires avec lesquelles l’homme réorganise la planète sont maintenant en train d’être tournées vers lui-même. Les résultats de cette exploration intérieure pourraient être infiniment plus puissants qu’un voyage sur Mars… ». [16] Vingt ans plus tard, le futuriste John Naisbitt a confirmé cet avis : « au lieu de nous tourner vers l’extérieur, l’âge des satellites nous a tourné vers nous-mêmes ».[17] L’exploration de l’espace intérieur (grâce aux psychédéliques) et l’automation (grâce aux ordinateurs) étaient intimement liées pour la contre-culture, pour qui l’automation pourrait mener à l’épanouissement de l’individu, libéré du travail.
Malgré la crise économique, l’informatique reste investie de tous les rêves de la « société de consommation », une société d’abondance où le coût global de production n’a plus aucun rapport avec le volume de production. Dans ce type d’économie, selon les partisans d’une « société informatique », la notion de coût marginal, essentielle pour le système de calcul en vigueur dans les sociétés industrielles, perd de son sens : les technologies informatiques produiront une nouvelle survaleur liée aux investissements non matériels plutôt que matériels, d’où l’importance d’une « conscience accrue » pour accompagner la technologie avancée. Ce rêve est apparu avant les ordinateurs. Le grand économiste John Maynard Keynes [18] affirmait que le problème de la pénurie ainsi que tous les problèmes sociaux majeurs peuvent se résoudre d’ici cent ans par le truchement des nouvelles technologies. Pendant les années 1960, l’architecte alternatif Buckminster Fuller [19] soulignait l’importance d’une révolution technologique aboutissant à « une production illimitée pour tout », tandis que l’auteur de science-fiction Arthur C. Clarke affirmait qu’une société future de super-abondance serait « spiritualiste » plutôt que « matérialiste », privant ainsi de sens le débat entre capitalisme et communisme [20]. Dans une telle société, les possessions matérielles seraient logiquement sans valeur : seul « l’art » fournirait une vraie valeur fondée sur la beauté esthétique plutôt que la rareté.
Qu’est-ce que cette « conscience accrue » qui va main dans la main avec les microprocesseurs ? Ni plus ni moins que le prolongement logique de la conscience qu’exige une société de consommation avancée. La société informatique que proposent le futuriste Alvin Toffler et d’autres s’inscrit dans la logique d’une logique libérale allant à l’encontre de la massification : il s’agira d’une société personnalisée à la carte, où cultiver des demandes individuelles singulières pousse encore plus loin l’importance attachée aux styles de vie actuellement. Cette notion de la parcellisation de la société s’étend jusqu’à l’éducation des enfants. Pionnier dans le domaine du logiciel pédagogique, Seymour Papert déclare que les visions des réformateurs dans le domaine de l’éducation ont échoué faute d’une base technologique qui est dorénavant fournie par l’ordinateur :
Les années à venir verront une explosion de la quantité d’ordinateurs privés. Dès lors, il y aura, pour la première fois, une alternative viable à l’école et la possibilité que l’éducation redevienne une activité privée… L’ordinateur a le potentiel de servir tout le monde : bientôt il sera aussi peu cher qu’un téléviseur. Il est plausible, voire probable, que pendant la décennie à venir, un nombre important de familles verra l’ordinateur privé en tant qu’alternative viable à l’école publique, moins chère et plus efficace qu’une école privée. [21]
L’enjeu est clair. La société informatique de l’avenir est nécessairement conçue en termes d’un secteur privé accru. La confluence de l’informatique et de la privatisation donne à cette dernière une légitimité et un aspect inéluctable qu’elle n’aurait jamais atteints par elle-même. Certains thèmes de la contre-culture, à savoir l’accent sur « la créativité » et la méfiance de « l’establishment » (lire l’État), ont été intégrés par un idéologue de la « nouvelle révolution conservatrice » comme Guy Sorman : « L’informatique accélère la révolution à l’intérieur même du capitalisme. Le microprocesseur favorise à l’infini le développement de l’individualisme créateur… La nouvelle technologie modèle donc un type de société où les idéologies de masse seront particulièrement inadaptées et inapplicables ». [22]
La culture informatique prend valeur d’anticipation d’une société d’abondance à venir où le potentiel créatif de l’individu peut enfin se réaliser. Et comme la culture consommatrice qui l’a précédé, elle est également imprégnée d’une valeur de jeunesse. Joe McDonald, ancien chanteur de Country Joe and the Fish, groupe phare de la contre-culture à San Francisco dans les années 1960, affiche la continuité entre certains thèmes de la contre-culture et la culture informatique naissante de la Silicon Valley : « il est de plus en plus évident que les solutions aux problèmes du monde d’aujourd’hui se trouvent dans la technologie la plus récente et les gens qui comprennent et qui ont une vision de cette technologie-là, ce sont les jeunes ». [23]
L’ordinateur a été investi par l’esprit pop dont l’influence va plus loin qu’un accroissement de la valeur d’usage. Certes il est vrai que l’ordinateur est valorisé par son double statut de technologie pop et de technologie salvatrice ; grâce à l’influence de McLuhan, ces deux aspects se confondent. Mais l’influence la plus durable de l’esprit pop, c’est une conception de la société (les fameuses « tendances » ou « phénomènes ») qui se réduit à l’allure des choses, où les objets « réalisent » une modernité dictée par le cycle frénétique de la production et de la consommation. La culture pop présente ainsi une société dénuée de rapports conflictuels ; ce faisant, elle devient un lieu stratégique pour l’élaboration de formations idéologiques nouvelles. Courroie de transmission entre la culture populaire traditionnelle et la culture de masse (où le critère de jugement est purement commercial), la culture pop est, de par sa nature, essentiellement contradictoire ; son importance vient du fait que le succès commercial d’un produit s’accompagne nécessairement d’une appropriation symbolique par « le système » qui accroît sa valeur d’usage. En toute logique, l’ordinateur personnel (produit un peu « rock » qui lui fournit un modèle) s’inscrit dans un monde dont les rapports de force pèsent lourdement en faveur du pôle commercial.
Comme l’a remarqué le magazine Time : « [la revue musicale Billboard] montre le progrès du logiciel best-seller de la même façon qu’il le fait pour les disques de Michael Jackson. En effet, le domaine du logiciel a emprunté beaucoup de caractéristiques au business de la musique pop. Si un nouveau produit fait fiasco, les fabricants peuvent passer rapidement de l’expansion à la banqueroute. Les programmateurs, les gens qui écrivent du logiciel, peuvent se trouver milliardaires à 20 ans, mais has been à 30 ans… Les fabricants des logiciels sont en train de devenir des superstars de l’industrie ». [24]
Notes
[1] Joseph Berke, « The Consumer Economy », IT (International Times), London, 46, 13-31 Dec. 1968.
[2] IT, 116, 4-18 Nov. 1968.
[3] Richard Neville, Playpower, Paladin (London), 1970, p. 225.
[4] ibid., p. 53.
[5] Gene Youngblood, Expanded Cinema, Random House (New York), 1970, p. 180.
[6] Neville, op. cit., p. 222.
[7] Youngblood, op. cit., p. 418.
[8] Lettre de Scott Davis, Rolling Stone, 125, Jan. 4, 1973, p. 3.
[9] Ralph Gleason, « So you wanna be a rock star », Rolling Stone, 73, Dec. 24, 1970, p. 26.
[10] « Cybernetik Rok », Best (Paris), fév. 1978, p. 38. Deux dernières phrases dans Actuel (Paris), mars 1980, p. 38.
[11] Best, art. cit.
[12] « Technological Man », Melody Maker (London), Jan 19, 1980, p. 32.
[13] John Naisbitt, Les dix commandements de l’avenir, (traduction de Megatrends), Sand-Primeur (Paris/Montréal), 1984, p. 39.
[14] Armand Mattelart, « Introduction », Communication and Class Struggle 2 (dirs. Armand Mattelart, Seth Siegelaub), International General (New York), 1979, p. 68 (version française à paraître, 2015).
[15] Franck Mallet, « Variétés synthétiqiues pour époque électronique », Libération, 29-30 mars 1980, p. 16.
[16] John McHale, « Man + », Architectural Design, Feb. 1965, cité in Youngblood, op. cit., pp 87-8.
[17] Keynes, Essays in Persuasion, Macmillan (London), 1972 (1931).
[18] Fuller, Utopia or Oblivion, Bantam (New York), 1969.
[19] Clarke, Profiles of the Future, Penguin (Harmondsworth), 1964.
[20] Seymour Papert, « Computers and Learning », in The Computer Age : a twenty year view (dirs. M. Destouzos, J. Moses), MIT Press, 1979, p. 85.
[21] Guy Sorman,La révolution conservatrice aux États-Unis, Seuil, 1983, pp. 234-5.
[22] Newsweek, Nov 28, 1983, p. 40.
[23] Time, April 16, 1984, p. 43.
LIRE/IMPRIMER LE CHAPITRE 7 AU FORMAT PDF :
BUXTON David, « Le Rock – chapitre 7 : La technocratie à visage humain – David BUXTON », Articles [en ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2014, mis en ligne le 1er juillet 2014. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/le-rock-chapitre-7-technocratie-visage-humain-david-buxton/
Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)