L’article qui suit est paru dans The Los Angeles Review of Books, le 24 juin 2021 (original ici), traduit par moi et relu par Michelle Chihara que je remercie. C’est un petit volet d’une recherche en cours, ambitieuse, sur le lien entre les « sciences du comportement » et les podcasts numériques, et plus généralement la culture populaire. Certes, ce lien n’est qu’esquissé ici, mais l’exemple présenté, il est vrai très pointu, devrait susciter d’autres études empiriques dans la même veine. Reste à débattre dans quelle mesure la « science » en question relève de l’application d’un savoir constitué, « scientiste » (c’est-à-dire d’une extension positiviste des sciences de la nature), ou d’un vernis scolastique, d’une « pseudoscience » à forte charge idéologique (voir la note 1 ci-dessous). Personnellement, je m’incline vers la deuxième option.
Le podcast sur un concours de chant en Somalie fait converger sans le dire deux tendances actuelles : la précarisation toujours plus grande de la profession journalistique, et la montée correspondante sur le même terrain des agences de communication ; la sous-traitance des fonctions régaliennes de l’État à des organisations non gouvernementales et à des entreprises privées alors que de plus en plus d’États sont en faillite relative. L’idée que le concours en question – recette éprouvée et d’une réalisation assez cheap (voir l’image ci-dessous) – puisse avoir le moindre impact dans « l’État le plus failli au monde » est évidemment dérisoire. N’empêche qu’il a été financé par les Nations Unies, et que l’agence de communication organisatrice a pu reformater ce « pseudo-évènement » en tant qu’histoire donnant du baume au cœur. Il existe, en effet, un marché international pour cela. Quelques exemples glanés dans le journal télévisé de France 2 ces derniers temps : un milliardaire américain ayant fait fortune dans l’immobilier décide de consacrer sa fortune aux bonnes causes progressistes ; une équipe de football « thérapeutique » en Angleterre composée de pères ayant perdu un enfant ; un stage à l’armée pour les décrocheurs scolaires. Situé bien en amont du fake news, ce genre de reportage lénifiant – qui exemplifie la « strat comm » (communication stratégique) – possède une force idéologique cumulée qui est loin d’être anecdotique dans un monde où tout semble être en perdition (David Buxton).
En 2018, le podcast populaire de la National Public Radio (NPR, service public) aux États-Unis, Invisibilia, a diffusé un épisode intitulé « The Other Real World » (podcast ici). L’approche de la réalité dans ce podcast est généralement influencée par les sciences du comportement (1), visant à explorer les « forces invisibles » qui façonnent la conduite. L’épisode cité tisse une douce histoire, pleine d’espoir, sur le pouvoir de la musique, avec pour toile de fond le chaos régnant en Somalie, État totalement failli, et la présence des extrémistes liés à al-Qaeda.
Il était question d’un concours de chant télévisé comparable à American Idol, organisé par une agence de communication britannique, Zinc Network, et financé par l’ONU, donc avec une caution neutre et humanitaire. Cette émission de téléréalité, Inspire Somalia, a demandé aux volontaires de passer outre les interdictions locales contre la musique et la télévision, décrites dans le podcast comme l’œuvre du groupe islamiste al-Shabab. En organisant un forum pour l’expression libre, selon le journaliste d’Invisibilia, Inspire Somalia a fait répandre des leçons sur les bienfaits de la démocratie à travers les chansons, et la façon de désigner le vainqueur ou la vainqueuse. « Le but final » était de créer une émission de téléréalité qui explorait, mais aussi qui « transform[ait] le comportement humain », afin de « changer le monde ».
À peu près en même temps, la plateforme suédoise Spotify déployait une rhétorique idéaliste sur le pouvoir de l’art auditif sur le comportement humain. L’épisode d’Invisibilia a été diffusé quand la guerre du streaming commençait à toucher aux contenus non musicaux aussi. Spotify était en train de se diversifier, rajoutant à ses contrats avec des labels de disques, des droits des podcasts et un accord avec la NPR. Au moment où j’écris [juin 2021], la revue Music Business Worldwide rapporte que la valeur des actions de la plateforme suédoise a triplé pendant les dix premiers mois de la pandémie, pour atteindre 67 milliards de dollars (par comparaison, l’aide américaine à la Somalie en 2019 ne dépassait pas 0,0074 % de ce chiffre). Dans sa déclaration de mission, Spotify se vante de son engagement en faveur de la circulation de la créativité, dans les contenus musicaux et non musicaux. Accueillant les investisseurs à New York en 2018, le président de Spotify, Daniel Ek, s’est posé devant une diapositive géante qui disait : « Notre mission : libérer le potentiel de la créativité humaine en donnant à un million d’artistes créatifs la chance de vivre de leur art, et aux milliards de fans la possibilité d’en jouir et d’être inspirés par ces créateurs. »
Les podcasts ont dominé la vague des start-up en produits audionumériques, comparable à la guerre du streaming vidéo par l’intensité de la concurrence et de la consolidation. Si les podcasts journalistiques ont génériquement été classés comme créatifs, c’est parce qu’ils ont été proéminents dans l’invention d’un nouveau personnage (persona) pour narrer des histoires réelles. Alors que l’accent sec et rogné, un peu militaire de l’émission radiophonique Marketplace (NPR, depuis 1989) incarne le traditionnel présentateur « objectif » par excellence, le personnage-présentateur du podcast Planet Money (depuis 2008) – qui a promis de rendre l‘économie amusante, comme prendre quelques verres avec votre ami(e) le mieux informé(e) – incarne l’innovation. À mesure que beaucoup de podcasts tendaient à documenter les trajectoires de reporters et d’animateurs individuels, ils ont rompu avec les conventions et les normes éthiques du journalisme.
Un ton intime, vernaculaire sur les ondes n’est pas en lui-même une nouveauté. En fait, on peut faire remonter le personnage-présentateur des podcasts jusqu’à la NPR des années 1990, bien avant l’invention du streaming. Un pourcentage significatif d’animateurs des podcasts à succès ont été formés à l’émission porte-drapeau de la NPR, This American Life (Ira Glass), reconfigurant leur expérience comme une forme d’innovation adaptée aux médias numériques. Cela dit, la dominance de ce nouveau personnage s’est forgée avec des changements technologiques dans le paysage médiatique. Ces déplacements tectoniques ont poussé les podcasts vers des histoires tournant autour de la notion de « potentiel humain » mis en avant par les sciences du comportement.
Les histoires sur le pouvoir de la créativité ont émergé dans le format des podcasts, où l’analyse des données a pu profiter des sciences du comportement pour recueillir et pour analyser d’autres données. Le modèle commercial de Spotify combine des revenus provenant des abonnements et de la publicité avec de l’intelligence artificielle et de l’extraction des données à l’échelle. Dans sa quête de domination, Spotify a eu besoin d’une piste de départ bâtie sur la confiance aussi bien que sur le capital, suffisamment longue pour permettre le décollage vers le monde des « trop grands pour échouer ». La rhétorique bonne âme de l’entreprise suédoise a formaté la présentation algorithmique de l’audio comme un flux d’influence sur des sujets créatifs, qui devait inspirer à son tour d’autres flux audionumériques.
Invisibilia et une autre émission radiophonique, Hidden Brain, étaient conçues par la NPR pour intégrer le marché concurrentiel des podcasts ; les deux s’appuient sur les données fournies par les sciences du comportement. La NPR a explicitement utilisé ces deux émissions comme innovations formelles multiplateformes pour prendre ses marques. Pour l’animateur de Hidden Brain, il s’agissait d’un « mini start-up ». Cette émission, comme Invisibilia, a bien marché ; NPR a pu conclure un contrat avec Spotify, ses podcasts faisant partie dorénavant des données expérimentales coordonnées de la plateforme. Cette forme innovatrice devait vendre les résultats des sciences du comportement aux audiences de la radio et du numérique, recueillant à travers les réactions de ces dernières des données supplémentaires.
Dans « The Other Real World », on prétend que la musique et la télévision ont pu aider les Somaliens, dépeints par le podcast comme culturellement arriérés et ayant besoin d’un tel secours. American Idol devait leur enseigner « une nouvelle façon d’être ». L’épisode annonce qu’un « certain type d’histoire » peut « créer une réalité nouvelle », et que les scientifiques, qui ont « découvert » le « pouvoir universel de la poétique » dans les années 1990, peuvent porter celui-ci à d’autres cultures, avec peu ou pas de risque de violation éthique. Pour le comportementaliste qui figure dans l’épisode, le projet de l’ONU fait partie de la plus grande volonté bénigne des « puissances étrangères » de se servir « des médias populaires pour influencer le climat émotionnel et donc la politique d’un autre pays ».
Cette phrase a été prononcée en 2018, après deux années continues de titres sur l’exploitation des réseaux sociaux par la Russie pour influencer le climat émotionnel et le paysage politique des États-Unis. Une productrice d’Inspire Somalia a même dit dans le podcast que le concours « ne donnait pas l’impression d’être une création artificielle, ou un élément d’un plan de communication stratégique », « strat comm » étant le terme militaire pour de nouvelles méthodes de propagande et d’influence. Plutôt, a-t-elle dit, l’épisode « donnait l’impression d’être réelle, comme un espace transcendant ». On reste cependant sur l’implication qu’Inspire Somalia relève en fait de la strat comm.
Invisibilia a été formaté par des spécialistes de l’étude de l’influence, pour peser ensuite sur le climat politique de divers pays. C’est ce qui font les médias populaires. D’un côté, l’amplification de la musique traditionnelle somalienne semble être une application relativement bénigne du soft power impérial à l’étranger. Mais de l’autre côté, si Inspire Somalia était une opération strat comm, qui en était l’auteur, et qui devait être manipulé par sa représentation dans un podcast américain ?
La financiarisation du domaine audionumérique – tel qu’il englobe des livres, des podcasts, des albums, et des cours de méditation s’adressant à des marchés forgés par les sciences du comportement – crée une zone grise d’influences concurrentielles en constante évolution. Spotify est en train de construire un empire de streaming avec une portée internationale riche en données fines. L’entreprise suédoise sait maintenant ce que vous écoutez et quand, de même qu’Amazon et Google savent ce que vous désirez, où vous allez, ce que vous achetez, ce que vous faites. L’aise avec laquelle ces technologies se glissent dans des espaces d’écoute intimes cache la concentration financière massive qui caractérise le domaine audionumérique mondial. Tout cela obscurcit la dynamique derrière la théorie de la culture en vigueur dans ce secteur, alors qu’elle façonne la musique, l’art et le journalisme, construits à partir des données de coordination expérimentales, avec de nouvelles applications dans des domaines comme la santé mentale, la neurofinance et le marketing quantique.
À mesure que les paysages médiatiques se transforment, les conventions qui établissaient autrefois les lignes de démarcation entre les informations indépendantes et la strat comm, ou entre les reportages objectifs et subjectifs se déplacent aussi. Cette réinvention n’est pas toujours délétère. Des changements dans la production et dans la diffusion de l’information ont incité à une prise de conscience de la « blancheur », parfois insupportable, du courant dominant de l’objectivité journalistique, où un positionnement superficiellement neutre peut couvrir un racisme systémique. Mais « The Other Real World » fait preuve d’une absence totale d’objectivité et de scepticisme journalistique. Quand je l’ai écouté, j’avais la forte impression d’être manipulée. Alors, j’ai creusé un peu.
1. En 2012, la découverte des réserves de pétrole au large a focalisé de nouveau l’attention internationale sur la Somalie. La même année, The Guardian a rapporté que le Royaume-Uni menait la course d’exploration, proposant « de l’aide humanitaire et de l’assistance sécuritaire dans l’espoir d’être présent dans l’industrie énergétique future du pays assiégé ». Déjà, le financement par l’ONU semble beaucoup moins neutre.
2. Les fondateurs (Robert Elliot et Scott Brown) de l’agence de communication derrière Inspire Somalia, Zinc Network (2012), se sont rencontrés dans une école privée d’élite (King Harold School, Waltham Abbey, Essex). En fait, l’agence a été le fournisseur de référence pour une unité de propagande secrète, qui a œuvré dans le contre-terrorisme pour le compte du ministère des Affaires internes britanniques.
3. Zinc Network a un bilan discutable. Une société autrefois associée, Breakthrough Media (2010-17), spécialisée dans les prestations vidéo et géré par Elliot seul, n’a pas été transparente concernant ses buts et ses sources de financement ; quelques groupes issus de la société civile islamique avec qui elle a travaillé se sont sentis trahis. Surtout dans les zones de conflit, ces groupes risquent d’être perçus comme des pantins involontaires des intérêts occidentaux.
4. Dans un congrès à Londres en 2012, les représentants somaliens ont protesté contre la façon dont l’aide s’adressait aux priorités britanniques et non aux celles des Somaliens. Selon le coordinateur du Forum pour l’Aide et le Développement de la Somalie, « Quand le gouvernement britannique a décidé de s’engager, il aurait dû demander ce que voulaient les Somaliens. Au lieu de cela, ils ont identifié eux-mêmes quelques secteurs. Il n’a pas respecté les processus, et les priorités établies par les Somaliens. »
5. Un journaliste somalien indépendant, Abdullahi Elmi Eynte, a écrit en 2014 : « Breakthrough Media constitue aussi une menace pour la société traditionnelle et pour la culture somalienne […] Pour une raison que nous ignorons, des entreprises médiatiques indépendantes somaliennes sont exclues des contrats des Nations Unies ; au mieux, elles peuvent travailler pour les fournisseurs abusifs de l’ONU dont les salaires sont insultants (2). »
6. Les producteurs qui ont travaillé sur Inspire Somalia m’ont dit, en personne et par courriel, que même si la capitale Mogadishu était très dangereuse, et qu’ils ne pouvaient pas y rester plus de quelques jours, ils ont été touchés par ce qu’ils ont vu. Ils ont affirmé avoir fait pression sur les organisateurs britanniques pour mieux rémunérer les concurrents somaliens.
7. Invisibilia termine avec la suggestion qu’Inspire Somalia ait contribué à faire en sorte que la musique soit de nouveau bienvenue dans le pays. Cela dit, il ne s’agissait pas principalement d’un spectacle musical. D’après les streamings disponibles en ligne, l’émission semble plutôt se focaliser sur des entrepreneurs, avec un volet musical – plus près de Shark Tank que d’American Idol. Certes, il y avait des chanteurs, mais il est loin d’être sûr que la présence plus générale de la musique ait été sécurisée. L’un des juges, un jeune entrepreneur né en Italie, qui avait émigré au pays de ses parents pour fonder un commerce de fleurs, a été assassiné après la diffusion, selon The Guardian et Quartz.
8. Les bases de données montrent que Zinc Network a reçu 8 millions de dollars en 2020 (en forte augmentation) pour l’exécution de contrats fédéraux dans des zones de conflit (3).
Invisibilia avait les ressources et les journalistes pour parler de tout cela. S’il ne l’a pas fait, c’est à cause d’un mode de storytelling fondé sur la science économique comportementale (behavioral economics) qui prévaut dans le domaine audionumérique. Les structures de pouvoir financiarisées sont déjà investies dans la recherche d’histoires « intéressantes » à l’eau de rose, construites grâce à la science des données, supposément neutres, et dépendantes d’une conception anhistorique du comportement humain.
L’épisode commence avec un conte de fées. Alex Spiegel, présentateur : « Il était une fois la musique à la radio, mais elle a commencé à disparaître. D’abord une station, puis une autre, puis une autre encore, jusqu’au jour où il n’y avait plus de musique, et on a commencé à chercher des solutions de contournement à la MacGyver. »
Alors, dis-je, il était une fois des chefs de bureau international, très sceptiques, qui filtraient des nouvelles provenant de pays étrangers, et qui auraient été moins enclins à être dupés par le spécialiste en strat comm qui a vendu le reportage à Invisibilia.
En 2009, The New Yorker a publié une pièce sur la Somalie avec le titre : « L’État le plus failli ». Selon l’auteur, Jon Lee Anderson, les États-Unis essayaient de coopérer avec le gouvernement somalien à l’époque où c’était celui-ci, et non des membres d’al-Shabab, qui a imposé des restrictions sur la musique et sur la télévision. De multiples factions d’un pays à la culture musulmane dominante partagent une histoire qui déclenche des sentiments anti-occidentaux profonds. Vouloir diviser la société somalienne entre les anti-al-Shabab innocents et les camps islamistes coupables relève d’une simplification délibérée. Bien que la ville de Mogadishu fût marquée par des luttes violentes entre factions, les Somaliens n’avaient pas besoin des Occidentaux pour apprendre comment rester fidèle à leur propre culture. Ils ont réussi à maintenir une variété de réseaux journalistiques et de stations de radio indépendants.
Le langage de conte de fées d’Invisibilia simplifie une histoire complexe et violente en imaginant une population locale prémoderne dressée contre des islamistes sortis d’une forêt primitive seulement à la fin de la Guerre froide. L’histoire politique de l’engagement occidental y est invisible. Mais les indigènes ne voient pas les États-Unis et le Royaume-Uni comme des acteurs humanitaires, neutres et fraîchement arrivés. Beaucoup d’entre eux se souviennent que c’est la CIA qui a armé la résistance islamique afghane dans un premier temps. Il n’y a que des audiences occidentales qui accepteraient que MacGyver puisse servir de modèle d’intervention dans un village africain à l’autre bout du monde.
Située sur le Golfe d’Aden, la Somalie occupe un point de connexion stratégique dans le commerce mondial. En 1991, une dictature datant de la Guerre froide s’est effondrée, faisant éclater l’unité du pays. En dépit de cette importance stratégique, les États-Unis se sont évacués de manière précipitée de la région après avoir subi des pertes, ce qui a inspiré le film Black Hawk Down. Depuis lors, des catastrophes climatiques ont exacerbé la souffrance, et certaines factions locales ont recouru à la famine comme arme de guerre. La secrétaire d’État [équivalente de la ministre des Affaires étrangères] Hilary Clinton a participé à la réunion à Londres en 2012, l’intérêt américain étant renouvelé après la découverte du pétrole. Pendant presque un demi-siècle, partout dans le monde, les États-Unis ont soutenu des dictateurs sanguinaires au nom de la lutte anticommuniste, avant d’abandonner les populations à leur sort. Hilary Clinton a parlé de la Somalie comme « un conflit sanglant et sans espoir », comme si l’Occident pouvait se dégager de toute responsabilité pour l’explosion renouvelée de forces en apparence purement culturelles. Mais même ce résumé plus nuancé simplifie encore l’histoire politique, où le pétrole y joue un rôle, mais n’explique pas tout.
« The Other Real World » aplatit l’histoire à sa manière en déployant un discours poétique sur le pouvoir de la musique ; les chansons somaliennes « entrent dans les oreilles, avant d’avoir un effet étrange sur le corps, faisant contracter le cœur à certains moments, mais à d’autres allégeant le pas, faisant disparaître les angoisses ».
Et dans une certaine mesure, oui, dans des espaces intimes, alors que nous faisons la cuisine ou le ménage, quand nous sommes seuls en voiture, ou quand nous promenons le chien à l’aube, le streaming audio entre dans les oreilles et a un effet étrange sur le corps. Mais les plats à emporter universels de la rhétorique comportementaliste n’englobent pas le pouvoir de la culture, pouvoir qui n’appartient pas totalement à la science des données à l’occidentale. L’art, les informations et la critique peuvent nous révéler les limites de notre connaissance. La culture peut nous amener à mettre notre propre rôle en question, en cassant notre familiarité avec les plateformes de streaming.
Les personnes qui ont risqué leur vie ou qui sont mortes pour Inspire Somalia étaient courageuses et créatives, mais financer une grande agence britannique de strat comm pour un dérivé de Shark Tank ne leur a pas rendu service. Pour restaurer la véracité narrative à leurs histoires, il faudrait tracer les complexités historiques entourant un évènement culturel qui avait un autre sens pour elles. Je ne peux leur rendre cette justice-là. Mais je peux pointer son absence.
Notes :
1. En anglais « behavioral science », ou plus souvent « behavioral sciences ». A distinguer du « behaviorisme », courant de pensée dominant dans la psychologie jusqu’aux années 1960, depuis dépassé par les approches cognitiviste et neurobiologique. Aux États-Unis, il s’agit d’une discipline de synthèse, enseignée comme telle, regroupant la psychologie clinique, l’éthologie, l’anthropologie, la neurobiologie, les sciences cognitives, la communication, et même parfois la sociologie, et l’économie (behavioral economics). Elle se distingue par son approche centrée exclusivement sur les données empiriques (et non sur l’explication théorique), et ses applications directes en matière d’organisation au sein de l’entreprise, de santé, de criminologie, de comportement des consommateurs, de marketing, etc. Les défenseurs d’une approche critique dans les sciences sociales la qualifieraient de scientiste, voire pour certains d’une pseudoscience, tant la fonction de légitimation idéologique est importante (confusion entre « ce qui doit être » et « ce qui est »). (NdT)
2. https://midnimo.com/un-contracts-somali-media-comminications/ (posté le 30 mai 2014).
3. Par exemple, https://govtribe.com/vendors/breakthrough-media-network-ltd-u0yj2/ Les revenus provenant de contrats fédéraux entre 2015-19 revenaient à seulement 3,3 millions de dollars en total. Il est raisonnable de supposer que le podcast d’Invisibilia ait été en grande partie responsable du décollage des revenus en 2020 (NdT).
CHIHARA Michelle, « L’Audio stratégique : podcasts, propagande et contes de fées sur l’extraction des données – Michelle CHIHARA », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2021, mis en ligne le 1er septembre 2021. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/laudio-strategique-podcasts-propagande-et-contes-de-fees-sur-lextraction-des-donnees-michelle-chihara/
Michelle Chihara enseigne la littérature américaine contemporaine et la creative writing à Whittier College, une université privée au sud-est de Los Angeles ; elle est aussi responsable des pages économiques de la Los Angeles Review of Books, et auteure de fictions primées.