Cette chronique, sollicitée à l’occasion de la mort de Karl Lagerfeld, fut publiée le 19 février 2019 dans « The Cut », une composante du « New York Magazine » consacrée à la mode. Rhonda Garelick est l’auteure d’une biographie remarquée, « Mademoiselle: Coco Chanel and the Pulse of History » (Random House, 2014). Elle est actuellement professeure de l’histoire du design à Parsons The New School for Design (New York). L’article a été traduit par moi et relu par Rhonda Garelick (David Buxton).
Pour comprendre l’impact qu’a eu Karl Lagerfeld sur la mode, il faudra d’abord le situer par rapport à Gabrielle « Coco » Chanel. À la mort de cette dernière en 1971, il semblait impossible de remplir ses chaussures de ballerine aux embouts noirs. Sa révolution de la mode résidait non seulement dans ses designs élégants et libérateurs, mais aussi dans Coco, la personne, ou plutôt la persona, le masque théâtral qu’elle s’était créé lors de sa transformation de paysanne orpheline sans éducation en personnage du Tout-Paris richissime qui donnait le ton à l’époque.
Coco Chanel fut l’avatar d’un âge nouveau : une aventurière indépendante, sportive, sexuellement libérée, amie des riches et des puissants, toujours en vue portant ses propres créations. On connaît encore ce personnage : mince, avec coiffure courte, tailleur veste-jupe, petit chapeau de paille. Et on sait ce qu’il représente : le chic, la liberté, la jeune élégance à la française. Les clientes de Chanel s’évertuaient à capter quelque chose de cette aura moderne et excitante. Chanel l’a compris : « Tout le monde dans la rue est habillé comme moi. »
Alors, comment une marque si dépendante du mythe personnel d’une femme singulière a-t-elle survécu à sa mort ? En trouvant un autre individu singulier qui lui aussi comprenait la mythologie. Quand Karl Lagerfeld, qui n’avait jamais rencontré Chanel, a pris les rênes de la Maison Chanel en 1983, douze ans après sa mort, la marque était en difficulté. Elle continuait à produire en quantité les mêmes tailleurs, qui n’attiraient désormais que des clientes mûres. Toute l’allure sexy avait disparu. Il n’existait plus de personnalité convaincante comme Chanel à imiter.
Comme Chanel, Lagerfeld a compris le pouvoir d’une persona iconique. C’était un dandy classique, qui s’est stylé soigneusement comme une œuvre d’art, peaufinant chaque détail de son look exquis pour aboutir à un uniforme permanent de chemise blanche à col haut, de vestes noires, de catogan poudré, de lunettes noires et d’anneaux argentés en forme de crâne. Il n’affichait aucune émotion, et ne cultivait quasiment aucune relation personnelle. Mais pour mythique que soit sa persona, il ne pouvait être Coco Chanel. D’abord, c’était un homme. Deuxième, son allure ne correspondait pas à ses designs. À la différence de Coco, il n’était pas une publicité ambulante pour la marque. Aucune femme n’aurait cherché à imiter Karl.
La solution qu’il a trouvée fut ingénieuse : il s’est présenté comme « canaliseur » (channeler) de Coco – une espèce de médium mystique par lequel passait l’esprit de Chanel, filtré et interprété, avant d’émerger rajeuni (1). Le mot « canaliser » (channel) était explicitement utilisé dans la présentation de son approche.
Lorsque je faisais des recherches dans les archives de la Maison Chanel pour ma biographie de Coco, je suis tombée par hasard sur des croquis en pastel dessinés par Lagerfeld, jusqu’alors inconnus. Dans chacun d’eux, il s’était dessiné en conversation avec Coco Chanel, les deux habillés en costumes d’époque depuis le 18e siècle. Dans une série de croquis, Coco ressemblait à Marie-Antoinette et Karl à Louis XVI en grande perruque frisée et en gilet. Ils se regardaient en profil, et dans chaque dessin, Lagerfeld les faisait ressembler à des jumeaux. Le sens était clair. Karl s’imaginait comme une espèce de Coco réincarnée, envoyé par elle depuis l’au-delà pour la retraduire. (J’ai plaidé avec le personnel de me laisser reproduire dans mon livre ces dessins à la fois beaux et étranges, mais sans succès).
Lagerfeld a rebattu les cartes quant aux motifs de Chanel : les rubans, les perles, les costumes, les nœuds papillon, les logos en CC imbriqués, et a ensuite joué son propre jeu. Pendant 35 ans, les résultats furent toujours fidèles à Chanel : plus jeunes, plus hip, mais moins accueillants pour les femmes, moins confortables, moins libérateurs. Mettez une veste Chanel originale et vous aurez l’impression d’une étreinte soyeuse. Les bras glissent facilement dans l’emmanchure (une obsession de Coco) ; on peut se tenir bien droit avec les épaules légères. Sensation qui s’approche de l’amour. Mettez une veste Lagerfeld, et remarquez la différence. Dans le miroir, cela peut vous flatter : silhouette mieux définie, vibration plus moderne. Mais subjectivement, vous vous sentirez moins bien. Vous sentirez le manque d’égard de la mode contemporaine – et de Karl Lagerfeld – pour la chair des femmes. Vous vous sentirez contrainte au lieu d’être libérée.
Voir « 30 looks Chanel inoubliables signés Karl Lagerfeld», Vanity Fair, 21 févr. 2019.
Mais cela avait peu d’importance. Ce qui est étonnant chez Lagerfeld, c’est que non seulement ses réinterprétations de Chanel ont maintenu la magie de la marque et de son allure élitiste pendant des décennies, mais que sa persona l’a fait aussi. Karl a inventé pour lui-même une persona, une image, aussi reconnaissable, aussi facile à caricaturer que celle de Coco. C’est un exploit unique dans le monde de la mode. (Personne d’autre ne s’y approche, mais John Galliano et Alessandro Michele s’y sont essayés). Karl et Coco ont créé chacun une silhouette personnelle comparable seulement à celle de Charlie Chaplin en termes d’iconicité. Mais Chaplin n’a porté son chapeau melon, sa moustache et sa canne que dans ses films. Coco et Karl n’ont jamais enlevé leurs costumes. C’était du génie en termes de marquage (ou en termes d’un désordre de personnalité narcissique, ou les deux).
Alors qu’on n’aspirait pas à être Karl comme on le faisait pour Coco, quelque chose de son image de dandy éternel faisait penser à elle, et était également séduisant. Il suscitait le désir, le souhait d’en savoir plus, la convoitise fascinée.
Le mythe de Karl, comme celui de Coco, semblait évoquer un monde de privilège impossible, d’indépendance, de glamour européen, et – surtout – de mystère. Chanel était connue pour garder secrets les détails de son passé, et pour raconter des histoires fictives et toujours changeantes de sa jeunesse. Bien qu’issu d’un milieu beaucoup moins modeste (2), Lagerfeld a également préféré éviter la divulgation de sa vie privée, même le fait d’en avoir une.
Sa réserve distante ressemblait à une performance artistique. J’en ai fait personnellement l’expérience. Maintes fois, j’ai essayé d’interviewer Lagerfeld pour mon livre sur Chanel, et à chaque occasion j’ai été repoussée par sa phalange protectrice. Finalement, par frustration, je me suis mise à l’attendre dans la librairie parisienne dont il était propriétaire, 7L, et qu’il fréquentait. Un jour, j’ai su qu’il était là, dans l’arrière-salle ; j’ai pu entendre sa voix et apercevoir un bout de sa veste en cuir noir. On l’a adressé par son nom. Alors, j’ai demandé au vendeur si je pouvais parler un instant avec M. Lagerfeld. Sans broncher, il m’a répondu qu’il n’était pas là. Avant que je n’aie pu protester, il m’a jeté un regard bizarre qui semblait dire : « Vous et moi savons qu’il est là, à quelques mètres à peine, mais pour vous, il n’est tout simplement pas là. » Telle est l’essence d’une haute couture fondée sur la persona, que Lagerfeld a parfaitement comprise ; cela crée une image mythique destinée à durer. Seul le saint des saints, l’élite des élites, avait droit à la poudre magique du glamour. C’était peut-être cela que Karl a toujours mis dans ses cheveux.
Notes
1. Le jeu de mots sur Chanel et « channeler » n’est que partiellement rendu en français. Le mot anglais a aussi, et surtout des connotations spiritistes (NdT).
2. Son père fut industriel hambourgeois d’origine suédoise, cofondateur d’un fabricant du lait concentré (NdT).
GARELICK Rhonda, «Lagerfeld a parlé couramment le Chanel, avec son propre accent – Rhonda GARELICK», Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2019, mis en ligne le 1er juin 2019. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/lagerfeld-parle-couramment-chanel-avec-son-propre-accent-rhonda-garelick/
Anne Journiac, une lectrice assidue, nous envoie ce commentaire sous forme d’une anecdote :
« Maria Antonietta Macciocchi, journaliste et écrivaine, a raconté comment en 1992, elle s’est offert un tailleur Chanel, qui coûtait une petite fortune, pour recevoir la légion d’honneur des mains du Président François Mitterrand. Elle, l’ancienne député communiste italienne, la maoïste mondaine et la militante féministe. Au soir de sa journée de gloire, « Marie-Antoinette » Macciocchi range son beau tailleur et remarque qu’aux emmanchures de la veste le tissu paraît tâché. Le lendemain, elle va montrer le phénomène à la boutique Chanel. Devant ces tâches inexplicables, les vendeuses sont stupéfaites . On décide de faire appel à la première vendeuse. Après avoir scruté les fameuses emmanchures, cette dernière est soudain frappée d’une illumination. Elle se tourne vers Macciocchi, et lui dit d’une voix incrédule « mais vous l’avez porté ! ». Là, était tout le problème. »