Jason Read est philosophe, spécialiste de Marx, Spinoza et Deleuze, qui enseigne à l’université de Maine du Sud à Portland. Depuis 2006, il anime un blog, « unemployed negativity » dans lequel il livre régulièrement ses commentaires sur des livres, des films et des séries. Le texte ci-dessous, posté le 28 juin 2018, n’est donc pas un article à prétention académique, d’où le ton informel. Il contient néanmoins des pistes intéressantes sur l’intégration du marketing dans la scénarisation même du film contemporain. Il a été traduit de l’américain par moi, et validé par Jason Read (David Buxton).
Contenu
Une diversité de prémisses dans les films de dinosaures
Gamin, j’étais obsédé par les dinosaures, rien d’unique à cela. Mais mon obsession n’avait pas de débouché populaire adéquat pour l’exprimer. C’était bien avant la franchise de Jurassic Park (1993). Alors, je regardais tous les films de dinosaures lorsqu’ils étaient diffusés dans l’après-midi, ou tard dans la nuit : Le Sixième Continent (1975), The Last Dinosaur (1977), etc. Ces films n’étaient pas nombreux, et en général ils étaient assez médiocres. Je me souviens en particulier de The Valley of Gwangi (1969), qui a bénéficié des effets spéciaux crées par Ray Harryhausen. C’était une autre époque, définie par la rareté des produits culturels, et non leur prolifération.
On trouve une diversité de prémisses dans les films des années 1950-70 pour expliquer l’existence des dinosaures. Le problème de tous ces films est le même : comment faire coïncider les dinosaures et les humains dans l’espace et dans le temps ? On pouvait tout simplement passer outre la réalité préhistorique en réunissant les dinosaures et les hommes des cavernes dans le même film (Un million d’années avant J.C., 1966). Une meilleure solution était de situer l’intrigue sur une île inconnue (King Kong, 1933, 1976, 1986, 2005) ou dans une vallée isolée (Le Monde perdu, 1960), préservées du processus d’évolution, prémisse qui devenait de moins en moins tenable avec les progrès en cartographie dans le monde entier.
Une autre option encore était d’introduire les dinosaures dans un film historique, de l’époque du Far West (The Valley of Gwangi ou le nettement inférieur Beast from Hollow Mountain (1956)), ou lors des derniers jours de la conquête coloniale pendant la Première Guerre mondiale (Le Sixième Continent), ce qui nous ramène à une époque où l’on pouvait croire encore en l’existence d’un monde perdu. En désespoir de cause, on pouvait transférer le genre sous terrain (Voyage au centre de la Terre (d’après Jules Verne), 1959, 1999, 2008, 2012), ou sur une autre planète (Planet of Dinosaurs, 1977). Si ma mémoire est bonne, le voyage dans le temps n’a jamais existé dans le genre (1). L’histoire des films de dinosaures suit largement l’histoire du colonialisme et de l’appropriation primitive des ressources jusqu’au Pôle nord et au-delà. Il n’est pas surprenant que Thomas Jefferson, troisième président des États-Unis, fût amateur de la paléontologie, et que de nos jours les frères Koch le soient aussi (2). On doit au spécialiste des études visuelles W. J. T. Mitchell un livre passionnant sur le dinosaure en tant qu’icône de l’entreprise moderne ainsi que de l’État (3).
Ce qui minait cette diversité de prémisses, c’était la distribution limitée, répétitive de dinosaures. Presque tous les films faisaient figurer en vedette un tyrannosaure, avec un tricératops, un ptérodactyle et quelques autres pour faire bonne mesure. Création riche d’un point de vue fantasmatique, les dinosaures se situaient à mi-chemin entre des animaux réels et des monstres irréels. En tant que création culturelle, ils faisaient partie d’une culture commune, du moins pour les enfants du vingtième siècle. Le tyrannosaure pouvait se voir et dans les musées et dans les films ; il n’appartenait à personne.
Une réserve culturelle inexploitée
Sur la page IMDB qui lui est dédiée, Michael Crichton, auteur du roman original et du scénario, parle explicitement de la renommée (ou, comme on le dit maintenant, de la reconnaissance de marque) du dinosaure comme source d’inspiration. « Au musée aujourd’hui, il y avait une petite attraction avec un garçon d’environ six ans dont les pieds ne touchaient même pas le sol. Chaque fois qu’on lui a montré un dinosaure, il criait « tyrannosaure », « stégosaure » pendant une heure. Je me demandais pourquoi les dinosaures fascinent à ce point-là. C’est alors que j’ai décidé d’écrire Jurassic Park. » Il s’agissait pour Crichton d’une sorte de moment eurêka, la découverte non d’une réserve de pétrole, mais d’une réserve culturelle massive et inexploitée.
Il faut comprendre Jurassic Park de prime abord comme une remise à jour du problème générique spécifique aux films de dinosaures que j’ai évoqués ci-dessus. La manipulation génétique devient la nouvelle frontière à être explorée et commercialisée. La cartographie du génome rend possible ce que la cartographie de la Terre interdisait, à savoir le retour des dinosaures dans le monde actuel. Cette innovation diégétique va de pair avec l’innovation technique présidant à la production du film. Ce ne serait pas la seule fois que les images de synthèse et la manipulation génétique se combinent dans une informatique de la domination, l’une sur l’écran, l’autre derrière celui-ci. Si l’original Jurassic Park retient encore l’attention, c’est pour la qualité de ses effets spéciaux. Situé entre la fin des effets animatroniques et l’émergence des effets numériques, le film atteint un point esthétique idéal, plus convaincant que l’animation image par image (stop motion) ou les créatures mécaniques, mais sans l’aspect jeu vidéo du film numérique moderne.
L’original Jurassic Park coïncide avec l’émergence d’une cinématographie organisée autour de scènes imposées (set pieces). L’adjectif « spielbergien » a des sens multiples : des liens de famille sentimentaux, la commercialisation d’une forme particulière d’émerveillement enfantin, etc., mais je dirais qu’il s’applique aussi à la fragmentation du film en une série de scènes imposées mémorables reliées par des intrigues maigrichonnes (le plus souvent concernant justement des liens de famille). On peut avoir l’impression que les films de Spielberg ont été conçus pour être découverts au hasard sur une chaîne de câble, regardés pour les grandes scènes excitantes comme l’évasion du tyrannosaure, et puis zappés. Il n’y a que quelques films de Spielberg que j’envisagerais de revoir du début à la fin : Les Aventuriers de l’Arche perdue, Dents de la mer, Rencontres du troisième type. Pour les autres, le tout est moindre que la somme de ses parties. Je me souviens à peine du remake de La Guerre des mondes, mais j’aimerais revoir la scène de l’attaque sur le ferry. On associe plus le réalisateur Michael Bay (Armageddon, Transformers) avec cette logique de fragmentation et de chaos, mais Spielberg représente à sa façon la préhistoire de la destruction de l’attention. Cela reflète un paysage médiatique transformé, défini moins par la rareté que par la surabondance de choix.
Une expérience de marque particulière
On peut aussi comprendre Jurassic Park comme une sorte de film nostalgique, qui exploite la fascination enfantine pour les dinosaures. À la différence d’autres films nostalgiques, qui commercialisent tel dessin animé, telle bande dessinée, telle ligne de jouets, Jurassic Park profite de quelque chose de générique, l’histoire naturelle de la Terre. Cela fut un défi pour la marchandisation inéluctable de jouets et d’autres produits dérivés du premier film. À la différence des Stormtroopers de La Guerre des Étoiles ou des Transformers de la franchise du même nom, n’importe qui peut vendre un jouet tyrannosaure (par exemple, la société allemande Schleich en fabrique un qui est vendu dans beaucoup de musées). Jurassic Park a contourné cela en mettant sa marque (brand) de façon voyante sur chaque jouet, assorti d’une campagne publicitaire qui encourageait les enfants à l’identifier. Les films et la campagne de marketing représentent une tentative de transformer l’histoire naturelle en expérience de marque particulière, qui fait partie d’une autre sorte d’empire. Dans une grande mesure, cela a bien marché, bien plus que pour les jouets de dinosaures avant Jurassic Park. On n’a pas vu d’autres films de dinosaures depuis. Si vous voulez des dinosaures, en pixels ou en caoutchouc, désormais c’est Jurassic Park ou rien.
Dans les films suivants de la franchise, ce problème particulier de marquage se déplace du domaine du marketing vers l’intrigue du film elle-même. On n’a plus besoin de la caution scientifique des musées et des paléontologues. Une grande partie de la narration des films récents concerne la création à des fins mercantiles de nouveaux dinosaures, qui font assurément partie de la propriété intellectuelle d’Universal et d’Amblin Entertainment (Spielberg). Cette inflation du nombre de dinosaures complique la donne au niveau de la narration. En revanche, les dinosaures génétiquement modifiés, l’Indominus Rex et l’Indoraptor, résolvent un autre problème interne à ce genre de film, la séparation du monstre de l’animal. Tout film qui transforme un animal en monstre doit affronter cette difficulté. Comment expliquer pourquoi un animal continuerait à chasser des humains avec tant de zèle quand il existe d’autres sources de nourriture ? Les animaux ne se comportent pas comme des tueurs en série. Ce problème est encore plus aigu dans le cas des dinosaures qui, à la différence des requins, sont autant adorés que craints. Dans les films plus récents, on assigne le rôle du méchant au monstre génétiquement modifié, et les autres dinosaures deviennent alors relativement sympathiques. Un élément récurrent dans ces derniers films est l’intervention jouissive et bienvenue d’un tyrannosaure qui dévore un manager sans scrupules qui n’en mérite pas moins.
S’il y a une chose de positive à dire du dernier film Jurassic World 2 : Fallen Kingdom, c’est qu’il retourne cette logique contre elle-même. Alors que chaque film de la franchise a pour toile de fond un bien communal et son aliénation, à savoir le dinosaure comme élément d’une culture historique d’une part, et l’expérience d’une marque de l’autre, le dernier de la série rend explicite cette opposition. Les dinosaures aimeraient tout simplement retourner dans leur monde, et être laissés en paix. Les méchants capitalistes veulent par contre les transformer en marchandises, en armements, alors que les protagonistes, amis des dinosaures, veulent briser leurs cages.
Sur ce dernier point, on peut faire un parallèle avec un autre remake d’une intrigue de Michael Crichton, Westworld, qui raconte le même scénario d’un parc à thème qui dérape (4). Cette fois, ce sont des robots et non des dinosaures qui s’échappent. Les deux fictions convergent dans un monde où les formes de vie artificielles s’émancipent complètement de leur lieu d’origine, celui-ci devenant alors moins un cauchemar qu’un salut utopique. On a rencontré l’ennemi, c’est nous-mêmes. Le corollaire est la prise de conscience que, par comparaison, les monstres ne sont pas si monstrueux que cela.
Notes
1. L’association des dinosaures avec un voyage dans le temps se trouve néanmoins dans la nouvelle de Ray Bradbury, « The Sound of Thunder », qui fonctionne comme un argument contre de futurs films comportant des voyages dans le temps.
2. Charles et David Koch, directeurs de Koch Industries (pétrole), deuxième plus grande entreprise aux États-Unis avec 115 milliards de dollars de recettes en 2013. À travers leur fondation, ils sont de grands donateurs aux groupes ultraconservateurs et réactionnaires (NdT).
3. W.J.T. Mitchell, The Last Dinosaur Book: The Life and Times of a Cultural Icon, University of Chicago Press, 1998.
4. Le film Westworld (Mondwest) fut écrit et réalisé par Crichton en 1973. La série Westworld, inspirée du film, est diffusée depuis 2016 sur HBO (NdT).
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READ Jason, « L’accumulation primitive de la préhistoire : sur les films de dinosaures – Jason READ », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2018, mis en ligne le 1er septembre 2018. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/laccumulation-primitive-de-la-prehistoire-sur-les-films-de-dinosaures-jason-read/
Jason Read est un philosophe, spécialiste de Marx, Spinoza et Deleuze, qui enseigne à l’université de Maine du Sud à Portland (États-Unis). Depuis 2006, il tient un blog intitulé « unemployed negativity » (recommandé), alimenté plusieurs fois par mois.