Premier constat sur les relations esthétiques entretenues par les deux médias, cinéma et jeu vidéo : l’émergence progressive d’un phénomène d’hybridation. Au même titre que le cinéma de la fin du XIXe siècle s’inspira du théâtre et de la littérature, le médium vidéoludique s’inspira du cinéma. Cependant, ce phénomène s’inscrit dans une relation bilatérale, car le cinéma s’est également présenté comme porteur de discours face à l’émergence de ce nouvel objet. En effet, il faut souligner que les relations entre cinéma et jeu vidéo témoignent également d’une tension entre une volonté de collaboration et une idée de concurrence.
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Relations esthétiques
Au moment de l’émergence du jeu vidéo, le cinéma est un médium qui a déjà plus de 80 années d’existence et qui s’est très largement déployé à travers le monde. Il a infusé des codes esthétiques, des manières de concevoir l’image qui ont été repris dans un premier temps par la télévision, puis par le jeu vidéo. La question des cadrages de l’action par les premiers jeux vidéo d’arcade, où l’espace de la partie est limité au cadre de l’écran (l’interface verticale de Donkey Kong (1981) par exemple), a quelque chose qui rappelle l’uniponctualité du cinéma des premiers temps. En effet, on pourrait comparer la fameuse séquence de L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat (Louis Lumière, 1895) avec les procédés utilisés par le jeu vidéo à sa naissance : diagonales, plans larges, mouvements unilatéraux sont autant de tics visuels hérités du cinéma des origines pour signifier l’image en mouvement.
Les capacités techniques des jeux évoluant dans les années 1970, il devient alors possible de simuler des mouvements de caméra. C’est à ce moment que se noue un véritable dialogue avec la grammaire du cinéma. La question du travelling par exemple trouve son équivalent vidéoludique avec le scrolling, effet visuel devenu peu à peu un mécanisme essentiel permettant de donner un réel dynamisme à l’action de jeu. Pour illustrer cela, le chercheur espagnol Manuel Garin a effectué un parallèle intéressant entre des séquences de Seven Chances de Buster Keaton (1925) et des captations de Super Mario Bros [1]. En juxtaposant les extraits sur un seul écran, Garin met en évidence le processus de remédiatisation du corps burlesque propre au cinéma muet (sauts, chocs, course) par le jeu vidéo de Nintendo. Ce réinvestissement des codes laissés à l’abandon par le cinéma au fil de son évolution pourrait se lire comme l’une des plus belles manifestations de l’art vidéoludique des origines.
Quelque temps plus tard, la modélisation 3D permettra au médium d’utiliser des techniques de plus en plus élaborées (plongées, contre-plongées), ainsi que différentes focales évaluées en fonction des limitations graphiques des machines. Si ces dernières ne permettent pas un horizon d’image aussi clair que celui du cinéma, de vraies techniques de mise en scène apparaissent pour combler le fossé : jeu sur le flou, sur l’image brouillée, effet de caméra à l’épaule qui donne un sentiment très fort d’immersion dans l’action. Dans Gears of War (Epic Games, 2006), quand le joueur se met à couvert pour éviter les tirs adverses, c’est toute une esthétique du cinéma de guerre et du cinéma documentaire qui est convoquée, avec une science du décadrage provenant directement d’une certaine forme de mise en scène cinématographique.
Ce processus de remédiatisation du cinéma par le jeu vidéo est intéressant pour les observateurs des deux médias : l’entreprise progressive de réappropriation du langage cinématographique va amener le jeu vidéo à repenser l’usage des cadrages, la question du point de vue, ainsi qu’à retravailler les échelles de plan pour leur donner des significations nouvelles. En effet, la nécessité de donner à voir une action tend à exclure certaines échelles de plans. Pour Dan Houser, concepteur de Red Dead Redemption (Rockstar, 2010) : « Le gros plan par exemple demeure quelque chose d’assez compliqué à mettre en œuvre en termes interactifs, car il ne permet pas d’avoir une vue d’ensemble nécessaire à l’action de jeu, et un champ assez libre autour de l’avatar dirigé par le joueur. Le contenu visuel du jeu vidéo s’exprime sur des plans semi-rapprochés qui permettent en général de voir assez largement l’environnement dans lequel il évolue » [2].
Dès lors, on peut effectuer un premier constat sur ces relations esthétiques entretenues par les deux médias : l’émergence progressive d’un phénomène d’hybridation. Au même titre que le cinéma du début du XXe siècle s’inspira du théâtre et de la littérature, le médium vidéoludique s’inspira du cinéma. Cependant, ce phénomène s’inscrit dans une relation bilatérale, car le cinéma s’est également présenté comme porteur de discours face à l’émergence de ce nouvel objet. En effet, il faut souligner que les relations entre cinéma et jeu vidéo témoignent également d’une tension entre une volonté de collaboration et une idée de concurrence.
Dans les années 1970, le cinéma hollywoodien, conscient de certaines difficultés, développe des stratégies pour séduire une tranche du public désormais plus intéressée par les nouveaux espaces de loisirs que constituent les salles d’arcades. La thématique du jeu vidéo s’impose très vite comme porteuse pour les studios, et bon nombre de films tentent de rendre compte de cette pratique sociale en mettant au centre de leurs scénarios ses codes esthétiques, son univers, et parfois même des représentations de son industrie. Le film le plus emblématique de cette série de productions est Tron (Steven Lisberger, 1982), un projet porté par la firme Disney au moment où elle essaye de rajeunir son image. En mettant en scène l’histoire d’un concepteur aspiré dans les méandres de sa création, Tron développe une esthétique qui va longuement marquer les imaginaires, imposant une représentation cinégénique du jeu vidéo composée d’un patchwork de prises de vue réelles et d’images de synthèses. Tron est d’ailleurs l’un des tous premiers films à avoir largement fait usage de ces dernières, ouvrant la voie à ce type d’effets visuels.
De la même manière, Wargames (John Badham, 1983) insère la thématique des mécanismes vidéoludiques dans un thriller géopolitique. À travers l’histoire d’un jeune hacker sur le point de déclencher une guerre thermonucléaire en pensant jouer à un jeu vidéo, le film illustre les craintes et les questionnements des générations précédentes face à l’émergence de ce nouvel objet, tout en se gardant de poser un jugement définitif sur la communauté des joueurs. D’une certaine façon, le jeu vidéo va pouvoir rejouer au cinéma la grande panique morale propre aux développements technologiques d’une époque, en centrant l’argument narratif de ces films sur la question des rapports entre le réel et le virtuel : soit les personnages réels sont enfermés dans le monde du jeu (Tron), soit le monde du jeu fait peser une menace sur le réel (Wargames). Néanmoins, ces films en forme de réflexion sur le médium font figure d’exceptions parmi la flopée de productions opportunistes à la logique marchande comme The Wizard (Todd Holland, 1989) avec ses innombrables placements de produits, voire même complètement débilitantes à l’image de Brainscan (John Flynn, 1994).
Il faut attendre le milieu des années 2000 pour voir apparaître dans le cinéma de divertissement des œuvres qui rendent compte, d’un point de vue non stigmatisant, de la pratique du jeu vidéo. En ce sens, le film d’animation japonais Summer Wars (Mamoru Hosodo, 2009) fait montre d’une belle réflexion sur les possibilités offertes par les interfaces vidéoludiques, tandis qu’une comédie dramatique comme Reign Over Me (Mike Binder, 2007) intègre des séquences où les deux personnages principaux ont une forme d’échange et de rapprochement autour d’un jeu vidéo, Shadow of the Colossus. Néanmoins, il aura fallu attendre deux décennies pour que ce type de discours apparaisse, par le biais d’une nouvelle génération de réalisateurs qui ont grandi aux cotés des jeux vidéo.
Du fait de la multiplicité des formes de représentations que le cinéma entretient avec le jeu vidéo, on peut établir trois types de discours en observant les différentes stratégies que les studios mettent en œuvre. L’effet de citation intègre l’objet de manière physique à l’écran, que ce soit en termes de placement de produit, ou plus simplement comme justification d’un élément de l’intrigue. À cela s’ajoute presque systématiquement un effet de commentaire qui porte un regard critique, négatif ou non, en questionnant les pratiques, les enjeux, les thématiques, voire l’esthétique visuelle du jeu vidéo. Enfin, il y a un troisième type de discours, probablement le plus répandu : l’adaptation.
À propos de ce dernier, il y a un véritable consensus autour de l’idée qu’adapter un jeu ou une franchise vidéoludique au cinéma entraîne une œuvre de piètre qualité et ce, malgré le caractère rentable de ce type de production. Depuis l’inaugural Super Mario Bros (Rocky Morton, 1993) qui fut un ratage artistique et commercial de grande ampleur, il est possible de dénombrer une soixantaine d’adaptations de jeux vidéo en films de cinéma. Si certains de ces films appuient leur discours et dirigent leurs campagnes promotionnelles vers un public de joueurs comme Lara Croft : Tomb Raider (Simon West, 2001) ou Street Fighter (Steven E. de Souza, 1994), d’autres entreprennent une logique d’effacement avec leurs objets d’origine. C’est le cas de Resident Evil (Paul W. S. Anderson, 1997), qui est devenu une vraie franchise cinématographique indépendante de la série vidéoludique du développeur Capcom. En effet, alors que la promotion du premier opus de la saga fut orientée autour du jeu source, la franchise s’est autonomisée à partir du deuxième volet pour viser un public plus large.
Par ailleurs, il faut préciser que les jeux adaptés sont très souvent déjà porteurs d’enjeux cinématographiques dans leur esthétique ou leur mécanisme ludique, ce qui facilite le travail d’adaptation pour les studios, tout en leur offrant un déjà constitué ainsi qu’un univers visuel et narratif clés en main. Ces jeux, qui empruntaient leurs matières au cinéma d’horreur, de science-fiction, d’art martiaux ou d’aventure témoignent d’un processus d’une remédiatisation qu’ils ont eux-mêmes contribué à engendrer. Toutefois, ces types de portages sont loin de faire l’unanimité chez les joueurs, qui y voient régulièrement une occasion de réaffirmer les valeurs de leur culture d’origine, en prétextant par exemple que l’expérience vidéoludique ne peut avoir d’équivalent cinématographique. En effet, le questionnement principal que pose la démarche d’adaptation est celui du récit. Une trame narrative extrêmement simple comme celle de Super Mario Bros, parfaitement adapté à un environnement de jeu, impose aux scénaristes un travail d’étoffement qui dénature l’objet d’origine, en le replaçant dans un genre cinématographique préexistant.
De ce fait, les plus grandes réussites de remédiatisation filmique du jeu vidéo sont à mettre au crédit de ceux qui ont essayé de produire un cadre narratif structuré autour des mécanismes du jeu. Groundhog Day (Harold Ramis, 1993) peut se voir comme une tentative voilée de reproduire les logiques narratives de répétitions et d’allers et retours propres au jeu vidéo, en se départant de la linéarité du récit de cinéma. De même, le récent Edge of Tommorow (Doug Liman, 2014) s’inscrit dans une nouvelle série de productions qui retravaillent ces logiques narratives (le « Die and Retry », mourir et réessayer), tout en intégrant des citations très claires et frontales du jeu vidéo. Avec l’arrivée d’une nouvelle génération de réalisateurs et scénaristes biberonnée aux jeux vidéo, bon nombre d’acteurs de l’industrie ont pris conscience de la vocation du médium à proposer des formules et concepts qui pouvaient nourrir de manière durable un imaginaire cinématographique. Dès lors, il semble intéressant de s’attarder sur les spécificités de la narration vidéoludique.
Le récit vidéoludique
Les histoires sont essentielles dans la façon de représenter la vie quotidienne et la réalité de tous les jours. À cet égard, les technologies numériques sont désormais perçues comme une révolution dans l’art de les raconter, car elles imposent des caractéristiques particulières à la narration. À la fin des années 1990, le CD-Rom, support envisagé comme l’avenir du médium vidéoludique, s’est massifié au sein des jeux vidéo. Ce nouveau support, à la capacité de stockage sans précédent, permet d’employer des images de synthèse quasi photo-réalistes, et surtout d’utiliser de véritables environnements de jeu parfaitement modélisés. Dès lors, on constate un véritable tournant narratif dans l’industrie, où de nombreux jeux vont tenter de raconter des histoires en mobilisant des éléments photo-réalistes. Myst (Sunsoft, 1993) est aujourd’hui reconnu comme le modèle absolu de ce bouleversement. Le jeu est d’ailleurs régulièrement cité par la sociologue Janet Murray pour illustrer les nouvelles potentialités offertes par le numérique pour raconter des histoires de façon particulière [3].
Dès lors, une question s’impose : qu’est-ce qui ferait du jeu vidéo une forme de narration particulière ? Pour Janet Murray, les jeux vidéo mettent en œuvre une forme de narration très spécifique : la narration spatialisée. Selon elle, c’est en découvrant différents lieux et espaces que le joueur va être à même de prendre connaissance des évènements qui composent une histoire et en découvrir l’intrigue. Dans Myst, le joueur est systématiquement amené à explorer de nouveaux lieux qui vont lui donner accès à une énigme pour le faire progresser dans l’intrigue. De nombreux auteurs considèrent que la structure d’un jeu vidéo peut être analysée de manière narrative. Dyer- Witheford, Kline et De Peuter, par exemple, font référence à la narration dans leur ouvrage Digital Play, en employant le terme de scénario à maintes reprises pour qualifier le récit déployé dans un jeu. Leur idée principale consiste à déterminer la place de l’interactivité, comme « allocation d’ouverture et de fermeture à différents degrés d’un scénario donné ». Le jeu vidéo, à l’instar de la quasi-totalité des productions de cinéma de divertissement, relève d’une structure narrative constituée comme une succession d’épreuves. Pour Sebastien Genvo, spécialiste des jeux vidéo : « l’analyse ludologique permet de ne pas considérer uniquement la structure comme un récit de fiction, mais bien comme un système de simulation […] L’approche narratologique permet de pouvoir aborder ce que le joueur est incité à faire pour que les mécanismes du système se délivrent dans l’action et entrent en jeu » [2]. Ce qu’appuie Genvo à travers cette analyse relève de la spécificité narrative du jeu vidéo par rapport au cinéma : les formes de récits vidéoludiques sont marquées par une dimension d’incertitude, une marge qui permet au joueur de produire par ses choix et ses actions l’évolution du récit proposé par le contenu vidéoludique. Le jeu vidéo est un objet narratif potentiel qui est mis en expression par le joueur face à sa partie de jeu. Aussi simpliste qu’il puisse paraître, on peut considérer que chaque partie de Super Mario Bros est une expression d’un récit singulier en fonction de chaque joueur qui s’y adonne. L’incertitude constitue en substance le choix des possibles.
De ce fait, les jeux vidéo vont utiliser l’art de la narration pour être acceptés par un plus large public. L’un des tous premiers jeux vidéo qui a participé à faire accepter l’ordinateur individuel comme support de jeux est Adventure (Crowther, Woods, 1979), un jeu en mode texte qui proposait aux joueurs d’explorer un ensemble de cavernes par l’intermédiaire d’une interface à lignes de commandes dans un univers fortement inspiré de Tolkien. Ce jeu a donné naissance ensuite à un genre particulier, le jeu d’aventure. Si l’on considère le récit comme une suite chronologique d’événements, la narration serait la façon dont on présente ces événements à un auditeur, un spectateur ou un joueur. La narration peut se défaire de la chronologie des événements pour donner plus de relief, plus d’intérêt à une histoire. De même, elle peut aussi en ignorer volontairement certains éléments pour créer des effets de surprises, de suspense. Une histoire tout à fait exceptionnelle peut, avec une mauvaise narration, paraître peu captivante. Inversement, un récit somme toute assez banal peut se révéler passionnant avec une narration de qualité. C’est le cas par exemple d’un film comme Pulp Fiction (Tarantino, 1994), qui explore des récits éculés (les intrigues de gangsters), mais avec un agencement des événements et un sens du découpage narratif sans précédent. Concernant le rapport que les jeux vidéo peuvent entretenir avec la narration, on peut envisager le même type de modalité qu’avec les autres arts narratifs. Lorsqu’il joue, l’individu doit avoir le sentiment que ses actions vont avoir des répercussions sur les événements à venir. Pour ce faire, de nombreux jeux vidéo vont proposer une forme d’histoire arborescente aux joueurs sur le modèle des livres dont vous êtes le héros. En effet, dans ce type de récit qui a eu un certain succès dans les années 1980, le lecteur était invité à la fin de chaque paragraphe à choisir la suite de son histoire en se référant à chaque fois à un autre numéro de paragraphe. Aujourd’hui, de nombreux jeux vidéo se calquent sur ce même modèle pour faire découvrir au joueur une histoire particulière selon l’embranchement qu’il choisit.
Les jeux vidéo mettent en place une forme de narration particulière, la narration spatialisée. Lorsque le joueur a le choix dans la suite des événements, cela se traduit concrètement par les types de lieux qu’il ira explorer. Prenons par exemple l’introduction de The Elder Scrolls v. Skyrim, l’un des jeux de rôles (role playing game ou RPG) les plus populaires de ces dernières années. Dans ce jeu, le joueur commence l’aventure dans une bien mauvaise posture : il est prisonnier d’une bande de malfrats et il est amené vers son exécution. Très vite, il réussira à se libérer, sauvé par un dragon qui dérange de manière inopinée cette scène d’exécution. Il faut noter que durant les premiers moments du jeu, le joueur est dirigé de manière linéaire sans choix possible, il suit un chemin prédéfini pour s’échapper de sa captivité. Par la suite, il aura le choix de s’engager avec un garde de l’empire ou du côté des rebelles, un choix initial qui se traduira par le fait d’avoir accès ou non à certains espaces ou événements au fil du développement de l’intrigue. De même, lors de sa fuite, le joueur s’engouffre dans un dédale caverneux et confiné avec le choix entre plusieurs embranchements. À la sortie du tunnel, un paysage immense s’offre à lui. Cette ouverture de l’espace est une traduction littérale d’une ouverture des possibles narratifs dans le jeu, puisque le joueur aura le choix d’accompagner le personnage qu’il a aidé à s’échapper, et ainsi suivre un élément de l’intrigue principale, ou partir seul à l’aventure pour vivre sa propre histoire, sa propre expérience de jeu. On voit bien que dans Skyrim la forme de la topographie de l’espace traduit la possibilité narrative de l’œuvre.
Le récit vidéoludique moderne est donc une suite d’évènements préétablis par les concepteurs, mais la charge de la narration est laissée au joueur. Toutefois, de nombreux jeux vidéo s’affranchissent des contraintes narratives. En effet, ils se proposent désormais de générer à chaque nouvelle partie une nouvelle intrigue, une nouvelle histoire, une nouvelle suite d’événements : c’est ce que l’on appelle une narration autogénérative. Ces jeux sont communément appelés les jeux « bac à sable » (sandbox) faisant référence à l’enfant dans son bac à sable, qui se raconte une multitude d’histoires en fonction des outils qui sont mis à sa disposition. Dans le plus célèbre d’entre eux, Minecraft (Mojang, 2011), le joueur incarne une sorte de Robinson Crusoé perdu sur une île déserte, et en proie à l’attaque de créatures à la tombée de la nuit. Le joueur, n’ayant pas d’objectif qui lui soit conféré, peut en revanche personnaliser son île, développer ses propres constructions, son propre paysage, ce qui fait qu’il sera à même de produire une suite d’événements particuliers à chaque partie en fonction de la façon dont il agira dans l’espace. Ici l’exploration spatiale sert donc avant tout à générer une histoire, une série d’événements singuliers propres à chaque partie. Même si les modalités narratives particulières d’un jeu comme Minecraft semblent rendre opaque toute tentative d’analyse narratologique, on pourra recourir aux cadres théoriques éprouvés sur d’autres médias.
Le schéma narratif canonique, tel qu’il a été élaboré par les sémiologues A. J. Greimas et Joseph Courtès, permet de décrire l’arrangement logique, temporel et sémantique des éléments d’une action : un modèle adapté à l’analyse vidéoludique, dès lors que l’on considère qu’il s’accorde avec les actions du joueur et l’actualisation des mécanismes composant le système de jeu. Selon Greimas, le projet narratif peut se diviser en quatre phases bien distinctes : la manipulation, où un contrat est passé entre le sujet et le destinataire pour accomplir une mission (récupérer un objet, sauver la princesse) ; la qualification, c’est à dire l’acquisition des compétences par le sujet pour avancer dans la quête ; la performance qui constitue la phase d’affrontement après acquisition des compétences pour obtenir l’objet de la quête et enfin la sanction, qu’elle soit positive ou négative, pour parachever le récit. Ce programme narratif, hérité des contes et de la tradition orale s’applique communément à la majeure partie du cinéma de divertissement et aux jeux vidéo. L’idée centrale de ce schéma, quand on l’applique à l’objet vidéoludique, réside dans un postulat simple : persuader le joueur d’accomplir une action en vue d’obtenir une récompense. C’est cette idée qui est au fondement de l’art du game design, une promesse faite au joueur d’expérimenter des modalités d’action totalement étrangères à son quotidien pour l’inciter à agir. En somme, lui proposer de faire dans l’univers du jeu ce qu’il n’est pas en mesure de réaliser dans la vie courante, mais également dans d’autres types de médiations fictionnelles.
Dans un numéro spécial des Cahiers du cinéma consacré aux relations entre cinéma et jeu vidéo, Charles Tesson analyse la spectaculaire séquence de la course de modules dans l’épisode 1 de Star Wars, The Phantom Menace (Lucas, 1999), équivalent SF de la séquence des chars de Ben Hur, à la lumière de l’action vidéoludique : « le plaisir pris à y assister vient de son exécution, même si la course, avec toutes ses péripéties suscite autre chose : elle donne envie de jouer (…) Il s’agit dans sa forme même d’une promesse d’action dont le jeu vidéo sera l’aboutissement. Elle est surtout là en tant que morceau de bravoure, pour mettre en valeur la potentialité de jeu contenu en elle » [3]. Le jeu vidéo Star Wars Pod Racer (LucasArts, 1999), permet de concrétiser cette potentialité, puisqu’il se présente à la fois comme une retranscription fidèle de la course de modules, de son esthétique et sa mise en scène, et comme une extension narratologique de cette dernière, puisqu’elle développe les potentialités offertes par son univers (environnement varié, bestiaires, pilotes inédits…).
Toutefois, pour agir en tant qu’acteur dans le monde fictionnel, le joueur doit en premier lieu se familiariser avec l’interface proposé. Bien souvent, le jeu vidéo intègre à sa structure narrative une phase didactique, où le joueur s’assure d’avoir acquis les compétences pour évoluer convenablement au sein de cet univers virtuel. La structure du jeu doit donc assurer l’apparente incertitude du résultat de l’action pour qu’elle puisse se développer, au même titre qu’un film s’attarde sur de longues séquences d’exposition ; ce, pour mettre le spectateur dans une zone de confort, avant de déployer les bouleversements propres à sa structure narrative. En revanche, l’évidente différence entre narration cinématographique et narration vidéoludique réside dans le positionnement de leurs destinataires. Pour Sébastien Genvo, c’est le « vouloir-faire » du joueur qui dicte le déploiement du récit : « Le jeu est une activité librement consentie et volontaire, elle ne peut donc être imposée par la structure de jeu. Alors que certains programmes narratifs peuvent être ordonnés à un sujet opérateur par obligation, le jeu ne permet pas cette option, les contraintes de la structure étant librement adoptées. Le vouloir-faire est la condition sine qua non de tout jeu, car ce n’est qu’au moment où le joueur a décidé de s’engager que la situation se développe en tant qu’activité ludique » [4]. Genvo souligne que si les règles du jeu influent ou non sur la possibilité de réaliser certaines actions, la volonté du joueur est le moteur qui permet à cette dernière de se déployer.
Les théories narratives propres à l’espace vidéoludique permettent de représenter l’une des caractéristiques particulières du jeu vidéo comme forme d’expression : le gameplay, qui est la dynamique d’appréhension des règles par l’action que mettent en œuvre les jeux vidéo. Certaines théories narratives permettent de représenter cette dynamique. Pour Greimas : « la narration est la réalisation d’un projet où un sujet passe par un conflit parce qu’il désire quelque chose pouvant être concret ou abstrait ». Cette définition peut s’appliquer à la posture qu’adopte un joueur par rapport à un jeu. Il doit passer par une série de conflits pour réaliser un projet ludique, et la question centrale est celle de sa motivation : l’élément qui va l’inciter à aller affronter l’ensemble de ces conflits. Or, selon chacun, cela peut dépendre des goûts personnels en termes de jeu, du contexte, du moment où l’on va être amené à jouer, mais c’est aussi à la charge du game designer de donner envie au joueur d’aller affronter ces conflits, en somme de lui donner envie de jouer. Ce qu’il y a d’intéressant dans la théorie narrative de Greimas, c’est que pour que le sujet puisse réaliser son projet, surpasser les conflits, il doit obtenir différents types de compétences. Il doit devenir un sujet qualifié. Dans le cadre d’un jeu vidéo, l’obtention des compétences est liée à ce que Greimas qualifie de « pouvoir-faire ».
Il faut toutefois souligner que cette analogie faite entre jeu vidéo et narration est loin d’avoir fait consensus au départ, et en premier lieu chez les joueurs. En effet, bon nombre d’entre eux considéraient à l’époque que s’ils jouaient, ce n’était en aucun cas pour une quelconque notion de récit. On pourrait encore aujourd’hui se demander de manière purement théorique s’il n’y a pas une réelle incompatibilité entre le fait d’exécuter une action et de se voir raconter une histoire. En effet, un certain type de jeux qui a fait long feu dans les années 1980 a été qualifié de film interactif. Le principe ? Proposer un enchaînement de séquences filmées ou animées où le joueur se doit d’appuyer sur les bons boutons au bon moment s’il veut avoir accès à la séquence suivante. L’échec de ce genre est lié au rejet des joueurs, qui ont déploré que le résultat de leurs actions dans l’espace vidéoludique n’eût que trop peu d’incidence dans la suite des évènements à venir.
Dans ce cadre, de nombreux théoriciens ont avancé que le modèle narratif est inadapté pour comprendre ce qui faisait du jeu vidéo une forme d’expression à part entière. C’est notamment le cas de Gonzalo Frasca, ludologue et game designer qui prétend qu’il fallait trouver un autre cadre théorique pour penser les jeux vidéo : « Jusqu’à présent, l’approche de recherche traditionnelle la plus populaire de l’industrie et de l’académie a été de considérer les jeux vidéo comme des extensions de la narration et des arts dramatiques. Mon but est de contribuer à la discussion en offrant davantage de raisons qui montrent non seulement que le modèle narratif est un modèle inapproprié, mais aussi que celui-ci limite notre compréhension du médium et notre capacité à créer des jeux encore plus efficaces […] À la différence des autres arts, les jeux vidéo ne sont pas uniquement basés sur la représentation, mais sur une structure sémiotique alternative connue sous le nom de simulation » [5].
En somme, pour Gonzalo Frasca, les jeux ne sont pas une forme de narration, mais une forme de simulation. Il est évident qu’il faut de nouveaux concepts pour comprendre ce qui fait du jeu vidéo une forme d’expression artistique à l’image du cinéma, mais il semble essentiel de ne pas totalement exclure le modèle narratif, ne serait-ce que dans la capacité qu’il détient à déployer du récit pour impliquer le joueur dans une attitude ludique. Les jeux vidéo emploient désormais des procédés de mise en scène tels que les cinématiques pour pouvoir présenter au joueur ses objectifs, l’impliquer dans l’histoire, ou tout simplement pour lui donner envie de jouer. Si le cinéma est reconnu comme une forme d’expression, c’est qu’il a su s’émanciper de ses premiers modèles, notamment à travers l’art du montage. Les jeux vidéo ne devraient-ils donc ne pas s’émanciper de leurs premiers modèles pour pouvoir s’affirmer comme moyen d’expression à part entière ? On peut constater que le cinéma fait encore aujourd’hui usage de conventions instaurées à partir des modèles initiaux de ses origines. Par exemple, l’usage que le septième art fait de la musique s’inspire encore très fortement des opéras. Les leitmotiv musicaux, hérités de Richard Wagner, existent encore pour alerter le spectateur sur le ressenti d’un personnage ou sur son rôle dans l’intrigue (l’inquiétante marche impériale dans Star Wars, utilisée pour signifier l’arrivée de Dark Vador en est l’un des meilleurs exemples). De la même façon, il est essentiel de savoir comment les jeux vidéo font un usage particulier de conventions issues d’autres médias.
Les cinématiques
Si le phénomène de convergence entre cinéma et jeu vidéo se confirme à différents niveaux tels que les emprunts esthétiques et techniques ou à travers des partenariats économiques de plus en plus soutenus, on peut également souligner l’évolution même du contenu des programmes vidéoludiques au regard du cinéma par l’émergence d’un nouveau mode d’hybridation : les séquences spectatorielles ou « cinématiques ».
Depuis la généralisation du support CD au début des années 1990, qui a eu pour effet d’augmenter considérablement les capacités de stockage, et donc d’offrir la possibilité d’intégrer des séquences vidéo enrichissant les ressorts narratifs de ce nouveau type d’œuvres vidéoludiques. Plusieurs séries de jeux ont fait usage de ce procédé pour constituer, à certains moments de la partie, le joueur en spectateur, et de concurrencer le cinéma dans le domaine de l’imagerie de synthèse. Le terme « cinématique » (cut scene en anglais), contraction de cinéma et informatique, sera employé pour décrire des séquences non jouables insérées entre les phases de jeux, en usant de procédés issus des grammaires cinématographique et télévisuelle. On peut les envisager comme de petits films non interactifs à fonction purement narrative, qui introduisent ou concluent des séquences de jeu. Pour Alexis Blanchet : « La cinématique peut se définir dans un premier temps comme un segment visuel de l’œuvre vidéoludique qui privilégie momentanément la posture de spectateur à celle de joueur : elle est un instant purement spectatoriel au sein d’une œuvre interactive. Ces séquences cinématiques permettent aussi d’envisager de façons multiples le statut de l’intéracteur, à la fois joueur et spectateur. L’autonomisation du jeu vidéo par rapport au cinéma peut pleinement s’observer à travers l’étude des évolutions esthétiques des séquences cinématiques et du rôle qui leur est assigné dans la syntaxe propre au média vidéoludique » [6]. Quelles soient en prise de vue réelle, en animation traditionnelle, en images de synthèse précalculées ou en 3D temps réel, les variétés des cinématiques et leur évolution est un indicateur des échanges techniques et esthétiques entre les secteurs de l’audiovisuel et de jeu vidéo.
Les séquences en prise de vue réelle ont amené les développeurs à collaborer avec les studios de l’industrie cinématographique. L’exemple du jeu Wing Commander est à ce titre éloquent. Cette série de jeux inaugurée en 1990 par Origin Systems est une simulation de bataille spatiale sur micro-ordinateur, qui avait pour ambition de devenir l’équivalent d’un Star Wars vidéoludique, à mi-chemin entre le jeu et le cinéma. Ainsi l’acteur Mark Hamill (Luke Skywalker dans la saga Star Wars) fut engagé pour apparaître dans des séquences intercalées entre deux phases de jeux. Le succès fut tel que le casting s’étoffa dans les épisodes suivants (Malcolm McDowell, John Rhys-Davies, Tom Wilson), et que la série devint un objet de diversification audiovisuelle unique pour l’époque : elle donna naissance à un film, une série animée, et une série de livres. Même si son projet de faire du film interactif (le FMV ou full motion video) un genre vidéoludique à part entière a échoué dans les grandes largeurs, Wing Commander a ouvert la voie aux collaborations artistiques entre cinéma et jeu vidéo. Dans les années 2000, poursuivant ces rapprochements et les échanges, les cinématiques en images de synthèse emploient des réalisateurs de cinéma comme Florent Emilio Siri pour la mise en scène de certains segments spectaculaires (Splinter Cell Pandora’s Tomorrow, Ubisoft, 2003), des compositeurs réputés à l’image de Danny Elfman (Fable, Microsoft, 2004) et des acteurs et artistes de renom comme David Bowie (Nomad Soul, Quantic Dream, 2004).
L’introduction des cinématiques dans le jeu vidéo a également permis d’infuser une partie des composantes esthétiques du spectacle hollywoodien dans ce dernier : travellings, plans séquence, effets de vitesse, ralenti, motifs visuels récurrents. Ces logiques esthétiques héritées du cinéma des années 1980 ont peu ou prou la même fonction qu’à l’époque des heures de gloire des films d’Arnold Schwarzenegger et Sylvester Stallone : une mise en image dictée par des impératifs de démonstration technique, une logique de dépassement des performances de ceux qui les ont précédés pour affirmer une maitrise totale des moyens de représentation visuels. Les cinématiques sont donc très souvent destinées à éprouver le dispositif technique de jeu par leurs effets visuels et sonores spectaculaires. Placées en introduction du jeu, elles tiennent généralement le rôle de scènes d’exposition visant à présenter de manière détaillée un univers, des personnages et un début d’histoire. Ces séquences d’introduction tiennent lieu de vitrines techniques, mais n’oublie pas d’inclure une dimension narrative dans leurs développements. Les séquences suivantes, présentes de manière ponctuelle tout au long du jeu, participent souvent à faire progresser l’histoire en constituant l’épilogue de la séquence de jeu précédente, et en confrontant l’avatar du joueur à des protagonistes et à des espaces nouveaux, tout en fixant les objectifs à atteindre. De même, les cinématiques de fin de partie se muent très régulièrement en épilogues narratifs, voire en génériques de fin qui mettent un terme à la session de jeu. Pour le joueur, on constate que plusieurs postures se superposent : d’interacteur, il passe à spectateur, d’abord de sa session de jeu puis ensuite, de manière plus traditionnelle, des séquences que lui impose le programme. Pour définir la posture réelle de joueur de jeux vidéo actuels, le sociologue Jean-Louis Weissberg propose la notion de « spectateur », à savoir un sujet qui ne serait ni totalement acteur, ni totalement récepteur du spectacle vidéoludique.
Effet surprenant de l’évolution de l’objet vidéoludique, la cinématique, procédé déjà vieux d’une vingtaine d’années, est aujourd’hui la constante absolue, réinvestie et pérennisée par le jeu vidéo contemporain. Alexis Blanchet peut ainsi constater que le jeu vidéo prétend désormais au même statut que le cinéma. « Les créateurs manifestent la volonté de fonder le jeu vidéo comme divertissement culturel, voire comme art au même titre que le cinéma, expression artistique moderne, contemporaine et légitime, d’une certaine façon le plus proche parent. En incorporant au jeu vidéo, évolutions technologiques aidant, des « petits bouts de cinéma », les créateurs de jeux veulent copier le septième art, manifestent leur désir de concurrencer l’illustre aîné ou du moins de s’affirmer comme son égal » [7]. Cela se voit aujourd’hui dans des jeux du studio français Quantic Dream, avec à leur tête le concepteur David Cage. En effet, les récents Heavy Rain (2010) et Beyond Two Souls (2014) sont des tentatives quasi terminales d’hybridation entre cinéma et jeu vidéo fondées sur le principe du quick time event, c’est-à-dire en mettant en place des cinématiques dans lesquelles le joueur peut agir en réalisant la combinaison de commandes qui apparaît à l’écran, un procédé inauguré en son temps par l’avant-gardiste Shenmue (SEGA, 2000). À ces éléments, on peut ajouter l’utilisation des techniques de motion capture à partir du visage d’un acteur pour modéliser les expressions des personnages des jeux, ainsi que le choix d’espace restreint, plutôt qu’un monde ouvert à la GTA ou Skyrim, pour réintroduire le jeu dans un espace cinégénique codifié comme une chambre de motel lugubre, ou une scène de crime délimitée par les forces de l’ordre. Les jeux du studio Quantic Dream représentent actuellement l’exemple le plus tangible de la porosité des frontières entre les deux régimes de visibilité qu’occupent respectivement les images du cinéma et du jeu vidéo.
On peut émettre une dernière hypothèse quant au rôle joué désormais par la cinématique dans le jeu vidéo : celui de combler les lacunes de ce dernier. S’il est vrai que ces séquences investissent aujourd’hui la quasi-totalité de la production vidéoludique, s’immisçant même au cœur des phases de jeu, elles peuvent s’appréhender comme des marqueurs sémiotiques rythmant l’expérience de jeu, tout en proposant des pauses bienvenus pour le joueur. En somme, il possible d’envisager que la cinématique permet désormais de maintenir un certain équilibre à travers une dimension contemplative, qui aboutirait in fine à une certaine forme d’autonomisation esthétique du jeu vidéo. En effet, l’abandon progressif de la prise de vue réelle, et l’image de synthèse précalculée pour ces séquences démontrent une volonté d’intégrer de véritables créations audiovisuelles originales. Les scènes cinématiques donnent accès donc à la panoplie des usages cinématographiques, et plus généralement du langage audiovisuel. Elles témoignent de cette perméabilité des jeux vidéo aux formes médiatiques voisines, et remettent en perspective la question de leur interactivité. Comme l’avait remarqué dès 1998 Alain et Frédéric Le Diberder : « Même filmés, même dotés d’un son de disque compact, même forgés à l’aide des dernières ressources des techniques de simulation, les jeux vidéo, parce qu’ils sont interactifs, manqueront longtemps de ce qui fait la force d’un récit comme du réel : l’irréversible » [8].
C’est précisément ce manque que ces séquences essayent de combler ; au-delà de leur rôle utilitaire qui consiste à laisser du temps au joueur pour se reposer, et de leur rôle informatif permettant de sublimer ou révéler quelques moments clés de l’intrigue principale, voire d’en développer des à-côtés, elles sont désormais partie prenante de l’activité ludique. « Les cinématiques libèrent le joueur de l’obligation volontaire, elles restaurent sa capacité à arrêter de jouer sans que le jeu ne s’arrête, la marge de manœuvre qui lui permet de conserver intact le plaisir de jeu » [9]. Ce postulat du sémioticien Patrick Mpondo-Dicka est à mettre en relation avec la façon dont l’ethnologue Roger Caillois appréhende le plaisir ludique, c’est à dire à travers la nécessité de trouver pour le joueur une réponse, un accès, voire un espace de liberté dans les limites des règles établies par le jeu. Cette sorte de marge accordée en parallèle de l’action expliquerait, en partie selon lui, le plaisir que le jeu suscite.
La particularité des cinématiques réside donc dans leurs capacités à prodiguer à l’objet vidéoludique une double identité de récit et de spectacle, tout en procurant au joueur un sentiment d’accomplissement. Elles font désormais partie intégrante de la grammaire vidéoludique en maintenant un équilibre pour le joueur, celui de son identité : il est à la fois acteur volontaire de l’expérience de jeu, et spectateur consentant de son déploiement cinégénique. De ce fait, la cinématique devient le point de tension entre la représentation cinématographique et la jouabilité. Elle joue un rôle primordial dans l’insertion dans le jeu des schémas fictionnels établis qui placent le joueur en position de sujet singulier d’un monde spécifique. Dès lors, la cinématique fournit une manière d’aborder le jeu vidéo dans un contexte transmédiatique, puisqu’elle fait le lien entre deux médias, autant à travers de la forme que du contenu.
Notes
[1] http://www.foxylounge.com/MANUEL-GARIN-Buster-Keaton-VS Voir aussi de Manuel Garin, en langue espagnol, El Gag Visual. De Buster Keaton a Super Mario, ed. Cátedra (Madrid), 2014.
[2] Digital & Analogue, The Art and Science of Rockstar Games, Steidl Publishing, novembre 2010, p. 189.
[3] MURRAY, Janet, Hamlet on the Holodeck, MIT Press (Boston), 1998.
[4] GENVO, Sébastien, Le jeu vidéo à son ère numérique, L’Harmattan, 2006, p. 147.
[5] TESSON, Charles, « Des souris et des hommes », Cahiers du cinéma, hors-série, avril 2000, p. 40.
[6] GENVO, Sébastien, op. cit., p. 153.
[7] FRASCA Gonzalo, « Simulation versus Narrative« , Ludology.org
[8] BLANCHET, Alexis. Des Pixels à Hollywood, Pix’n’ Love, 2010, p. 291.
[9] Ibid, p. 293.
[10] LE DIBERDER, Alain et Frédéric, L’univers des jeux vidéo, La Découverte, 1998, p. 56.
[11] MPONDA-DICKA, Patrick, Les scènes cinématiques dans les jeux vidéo, mémoire de DEA, Université de Toulouse 2, 2002, p. 75.
Bibliographie additionnelle
BENJAMIN, Walter, Œuvres, tome III. Traduit par Maurice de Gandillac, Rainer Roschlitz et Pierre Rush, Gallimard, 2000.
BLANCHET, Alexis, Les jeux vidéo au cinéma, Armand Colin, 2012.
CAILLOIS, Roger, Les jeux et les hommes, Gallimard, 1967.
DYER-WITHEFORD, Nick ; KLINE, Stephen ; DE PEUTER, Greig, Digital Play. The Interaction of Technology, Culture and Marketing, McGill-Queen’s University Press (Montréal), 2003.
DYER-WITHEFORD, Nick ; DE PEUTER, Greig, Games of Empire : Global Capitalism and Video Games, University of Minnesota Press, 2009.
GENVO, Sébastien, Introduction aux enjeux artistiques et culturels des jeux vidéo, L’Harmattan, 2003.
GENVO, Sébastien, Le game design de jeux vidéo. Approches de l’expression vidéoludique, L’Harmattan, 2006.
GREIMAS, A. J. (avec COURTÈS, Joseph), Sémiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, 1979.
Extrait d’un chapitre d’un mémoire de recherche (M2 ICEN) soutenu à l’université de Paris Ouest Nanterre La Défense en juin 2015 sous la direction de David Buxton.
LOUIS Pierre, « Les jeux vidéo : du logiciel dans l’art — Pierre LOUIS », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2015, mis en ligne le 1er octobre 2015. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/jeux-video-logiciel-art-pierre-louis
Etudiant en Master 2 recherche (M2 ICEN) du Département des Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense.