Jason Read enseigne la philosophie à l’université de Maine du Sud à Portland. Cet article fut posté sur son blog unemployed negativity le 16 mars 2019. Je le trouve intéressant pour plusieurs raisons. D’abord, il montre à quel point le soubassement idéologique de la série anthologique (ou semi-anthologique) des années 1950 et 1960 (jusqu’à « Star Trek ») s’organisait autour des questions d’ordre moral et philosophique. Il s’agissait de mettre à l’épreuve, dans autant d’expériences dans la pensée, les nouvelles normes de comportement dans une société de consommation de masse émergente, qui charrieraient la possibilité d’une avarice excessive, d’une hubris démesurée, d’un relâchement moral dangereux. Deuxièmement, l’article soulève la question de la viabilité du redémarrage de la série en 2019, dans un espace-temps bien différent donc. Jusqu’ici, aucune reprise d’une série historique n’a vraiment réussi, que ce soit d’un point de vue commercial ou qualitatif. Peut-être « La Quatrième Dimension » (il faudra d’abord changer de titre en français !) fera exception. Le texte a été traduit par moi, et validé par Jason Read (David Buxton).
Impossible d’exagérer à quel point, enfant, j’étais fan de The Twilight Zone (La Quatrième Dimension). J’ai regardé tous les épisodes de l’ancienne série (CBS, 1959-64) lors des rediffusions dans les années 1980, c’est pourquoi j’avais un petit téléviseur en noir et blanc dans ma chambre. En outre, j’étais abonné à la revue du même nom qui publiait des nouvelles originales de science-fiction. J’ai également vu le film éponyme (1983) et la nouvelle version de la série (1985-87) [1].
L’intrigue la plus iconique de la série originale est le pacte avec le Diable pour obtenir de la richesse, du pouvoir ou de la santé, avant de se retrouver subitement face à une conséquence imprévue. Le diable est dans les détails, et chaque tentative faite par un individu de réaliser ainsi son désir se retourne fatalement contre lui. Qui veut être le dirigeant d’un pays puissant devient Hitler caché dans son bunker ; qui veut avoir un million de dollars en liquide en perd tout en impôts, etc. (Ces exemples sont tirés de « The Man in the Bottle » (épisode 38, 1960), où il s’agit non du Diable, mais d’un génie).
Il est tentant de voir le Diable comme l’incarnation de l’ironie de la série, de son amour du dénouement inattendu. Après tout, le présentateur Rod Serling (image ci-dessus) est célèbre pour avoir écrit ce qui serait le meilleur exemple de celui-ci dans l’histoire du cinéma : la dernière image de La Planète des Singes (1968). Qu’un pacte avec le Diable puisse mal tourner est un risque que les personnages dans la série n’ignorent pas ; tous essayent, cependant, d’être plus malins que Lui. Prenons l’épisode « Escape Clause » par exemple (épisode 6, 1959). Hypocondriaque, amer et coléreux, Walter Bedecker conclut un pacte avec le Diable en échange de la vie éternelle en bonne santé. Mais il ne semble pas heureux pour autant, se croyant toujours malade, et agressant son médecin, et sa femme ; il exemplifie l’avare décrit par Aristote (Éthique à Nicomaque), moins intéressé par la qualité de la vie que par l’accumulation incessante.
Bedecker ne manque pas d’intelligence, cependant. Dans un premier temps, le Diable, un petit gros jovial nommé Cadawaller, semble perdant : quelqu’un d’immortel n’aura jamais une âme à prendre. Bedecker assume sa nouvelle immortalité avec une insouciance totale, se jetant sous un train, buvant du poison, etc. Sa femme le retrouve sur le point de se jeter dans le vide depuis un grand immeuble, et meurt en essayant de l’empêcher. Accusé de meurtre, Bedecker avoue dans l’idée qu’un passage sur la chaise électrique sera encore une expérience amusante. Hélas pour lui, son avocat consciencieux lui obtient une condamnation à la prison à vie. L’Enfer est un lieu sur Terre. Heureusement, le pacte contient une clause de sauvegarde. Bedecker peut renoncer à la vie éternelle à tout moment, et mourir rapidement, cédant ainsi son âme au Diable. Décidément, le diable est dans les petits caractères.
Les diables de La Quatrième Dimension peuvent exploiter les péchés de la vanité et de la cupidité, mais leurs méthodes sont plus bureaucratiques que théocratiques. Le pacte respecte les détails à la lettre ; ce sont les conséquences imprévues qui restent voilées. Il est approprié qu’une société capitaliste qui vénère celles-ci y trouve l’image du Diable. Alors que la théologie du marché serait la main invisible, notre dieu terrestre, qui transforme les conséquences imprévues en bénéfices sociaux, sa démonologie consiste dans la manière dont la poursuite de l’intérêt égoïste bute sur les limites de la connaissance individuelle. Personne ne peut anticiper toutes les ramifications possibles d’une action singulière, même d’un simple vœu, et la vie éternelle a ses inconvénients inconnus. Le dieu du marché nous rassure que nos actions intéressées seront bénéfiques pour la société, mais le diable de la responsabilité nous rappelle que nous devrons répondre de celles-ci, même de ce que nous n’aurions jamais pu prévoir.
L’épisode qui illustre le mieux cette théologie du capital est « Of late, I think of Cliffordsville » (épisode 116, 1963). Pour la petite histoire, cet épisode est vraisemblablement la source de l’un des meilleurs exemples de fausse citation dans la culture populaire contemporaine. Dans le film Die Hard (1988), le personnage Hans Gruber cite le vers : « Le grand Alexandre, voyant l’étendue de son empire, pleura car il ne lui restait plus de mondes à conquérir ». Il l’attribue à Plutarque, mettant en valeur son éducation classique. Mais cette phrase n’existe nulle part dans Plutarque. Elle apparaît bien, en revanche, dans La Quatrième Dimension. Peut-être Gruber a confondu éducation classique et télévision classique !
Un sentiment similaire se trouve dans un autre classique, Le Capital de Marx : « Cette contradiction entre limite quantitative et absence de limite qualitative de l’argent plonge et replonge le thésauriseur dans son destin de Sisyphe de l’accumulation. Il lui arrive ce qui arrive au conquéreur du monde qui, à chaque nouveau pays, ne conquiert en fait qu’une nouvelle frontière. [2]» Ce n’est pas Alexandre qui a besoin de nouveaux territoires à conquérir, mais l’exigence moderne d’accumulation capitaliste. La phrase de Marx s’accorde bien avec l’épisode en question.
Celui-ci s’ouvre dans le bureau de William Feathersmith, un magnat du pétrole, en train de détruire son dernier concurrent. L’achèvement de son empire correspond à l’épuisement de son but. C’est le concierge de l’immeuble qui lui fait la référence à Alexandre le Grand. Dans la prochaine scène, Feathersmith se retrouve dans le bureau de l’Agence de Voyages Devlin. La propriétaire à cornes, Mademoiselle Devlin, ne fait aucun effort de cacher sa nature démoniaque. Feathersmith s’attend que Devlin lui propose d’acheter son âme, mais il s’avère que celle-ci est déjà en sa possession ; il n’y a presque pas de pactes faustiens classiques dans La Quatrième Dimension. Au cours de la vie de Feathersmith, entièrement consacrée à l’accumulation, de nombreuses vies ont été détruites, ce qui vaut comme peine la damnation éternelle. En échange de pratiquement tout son patrimoine, Mademoiselle Devlin, qui ne traite qu’en liquide, fait réaliser le rêve de Feathersmith : remonter le temps jusqu’à la petite ville de sa jeunesse, Cliffordsville, en 1910, afin qu’il puisse se mettre à rebâtir son empire. La répétition contient cependant une différence de taille. Feathersmith sait maintenant ce qu’il ne savait pas à l’époque : la localisation exacte des gisements de pétrole en dehors de la ville, le destin boursier des entreprises existantes, et toutes les inventions des cinquante dernières années. Tout en exaltant les vertus de la compétition, Feathersmith entend se lancer dans un jeu entièrement truqué en sa faveur.
Malgré tout, ses tentatives de manipulation du marché échouent lamentablement. Les gisements de pétrole ne pourront être exploités avant quelques décennies, car ils sont trop profonds pour la technologie de 1910. De plus, sa connaissance des inventions comme le moteur à démarrage automatique, la radio et l’aluminium est celle du consommateur ou de l’investisseur, non de l’ouvrier ou de l’ingénieur. Autrement dit, sa connaissance de ces technologies est limitée à de vagues généralités, et manque totalement de détails concrets qui seraient nécessaires pour les fabriquer. Il essaye de discuter avec des mécaniciens, mais savoir que quelque chose existera dans l’avenir ne permet pas de le créer dans le présent.
On dirait que l’épisode est tiré de l’essai de Lukacs, « La Réification et la Conscience du Prolétariat », adapté à la télévision par Rod Serling. La bourgeoisie ne peut comprendre l’histoire, le processus réel de transformation historique, car elle est nécessairement absente du lieu où cela se fait, le lieu de production. À la place de celui-ci, n’existe que la mythologie de grands individus, ou bien la certitude de Feathersmith que lui, comme Alexandre le Grand, fait partie de ces individus qui font l’histoire, et que le progrès historique est objectif. Le pétrole fut découvert aux environs de Cliffordsville dans les années 1930, donc il eût pu aussi bien être découvert en 1910 selon cette logique. Lukacs écrit : « Car les deux extrêmes où se polarise l’incapacité de l’attitude bourgeoise contemplative à comprendre l’histoire, « grands individus » comme créateurs souverains de l’histoire, et « lois naturelles » du milieu historique, se trouvent dans la même impuissance – qu’ils soient séparés ou réunis – devant l’essence de la nouveauté radicale du présent, essence qui exige qu’on lui donne un sens [3]» Ce qui est absent de ces deux extrêmes est le véritable travail de « fabrication de l’histoire ».
Comme le dit après coup Mademoiselle Devlin à Feathersmith, ruiné et réduit à être concierge à son tour : « Bien sûr ça n’a pas marché. Ça ne pouvait jamais marcher pour vous. Voulez-vous savoir pourquoi ? Parce que vous êtes un magouilleur. Un financier et un arriviste. Un cerveau, un manipulateur, un pilleur. Parce que vous êtes un preneur et non un bâtisseur. Un intrigant et non un concepteur. Un exploiteur et non un inventeur. Un utilisateur et non un messager. »
Un redémarrage (reboot) de la série a été lancé en avril 2019 sur CBS sous la houlette du comédien Jordan Peele comme présentateur, producteur, et du moins en partie, scénariste et réalisateur. Je me demande quand même si l’histoire sera aussi difficile à maîtriser pour lui qu’elle ne fut pour le pauvre Feathersmith. La Quatrième Dimension est presque trop iconique pour être refaite. J’espère que ça marchera, mais j’espère aussi qu’on n’a pas fait de pacte avec le Diable à cette fin !
Notes du traducteur
1. En français, la version de 1985 s’appelle La Cinquième Dimension, ce qui est plus logique d’un point de vue scientifique. Twilight en anglais veut dire « crépusculaire », mais peut aussi désigner une zone urbaine périphérique où les constructions sont dilapidées, une condition ou zone transitoire ou indéfinie, ou encore toute période de vie qui voit la lente diminution des forces. Le titre original en français est aussi plat que faux (il ignore la théorie de la relativité, où le temps constitue la quatrième dimension).
2. Karl Marx, Le Capital, livre 1, traduction sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre, Quadrige/PUF, 1993 (1983), p. 150.
3. Györgi Lukacs, Histoire et Conscience de classe, Éditions du Minuit, 1959 (1923), traduit par Kostas Axelos et Jacqueline Bois, p. 217.
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READ Jason, « Le diable est dans les détails : la démonologie du capital dans « La Quatrième Dimension » – Jason READ », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2019, mis en ligne le 1er mai 2019. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/diable-dans-details-demonologie-du-capital-dans-la-quatrieme-dimension-jason-read/
Jason Read est un philosophe, spécialiste de Marx, Spinoza et Deleuze, qui enseigne à l’université de Maine du Sud à Portland (États-Unis). Depuis 2006, il tient un blog intitulé « unemployed negativity » (recommandé), alimenté plusieurs fois par mois.