Original publié en ligne dans Sublation magazine, le 5 mai 2024, traduit par David Buxton.
Mark Zuckerberg et Elon Musk sont les rois milliardaires d’un Internet fondé sur l’extraction des données, la surveillance maligne et la manipulation algorithmique. Zuckerberg cherche à occuper le rez-de-chaussée du « métavers » afin de le marquer comme un territoire marchand pour investisseurs et publicitaires. Entre-temps, Musk visait la domination monopolistique à travers sa tentative défaillante de coopter la « place publique » de l’ex-Twitter. Les plateformes historiques s’étiolent car, bien que « gratuits » pour l’utilisateur, les coûts sociaux sont de plus en plus apparents. X et Facebook ont besoin des individus seuls devant leurs écrans. Mais ceux-ci ne veulent pas être réduits à consommer et à poster en ligne. Ils veulent aussi coopérer : jouer, discuter, raconter des histoires et créer collectivement. Quant à eux, Musk et Zuckerberg visent à s’accaparer les espaces où cela se passe.
L’avenir du gaming ne sera pas forcément une question de ce que les joueurs sont prêts à dépenser, mais où ils veulent passer du temps. Les mondes partagés des jeux en ligne fournissent déjà des parallèles évidents avec le métavers. Des serveurs Discord (qui permettent l’organisation des communautés en ligne) dédiés à Minecraft, à Roblox et à Fortnite abritent des joueurs professionnels, des créateurs et des fans. Ce genre d’espace virtuel est peuplé et animé, moins susceptible au trollage, par contraste avec les couloirs vides des faux mondes arides de Méta. Comme le dit le critique Mike Watson :
« Il faut juger les rapports de pouvoir dans le gaming en fonction de ce qui est spécifique à ce monde, à savoir ce que signifie exercer des choix, tout en se divertissant en équipe plutôt qu’être des consommateurs passifs et souvent solitaires. Le potentiel accru d’avoir des choix dans les nouveaux médias devrait être loué et poursuivi afin que les aspects positifs du gaming et des réseaux sociaux puissent être déployés comme un défi aux phénomènes sociaux négatifs (1). »
Watson suggère qu’il existe un potentiel vraiment transformateur dans ces communautés en tant que catalyseurs du changement social. Il affirme qu’elles pourraient influencer comment nous approchons la question de la solidarité. Cela vaut aussi pour les mondes virtuels dans les jeux eux-mêmes, et le potentiel radical qui découle de la participation à un storytelling commun.
Le simulateur des voyages intersidéraux No Man’s Sky pose des questions profondes à propos de la nature humaine, l’avenir de l’espèce, et les simulations qu’on pourrait construire dans le métavers naissant. On joue le rôle d’un astronaute. Les astronefs viennent directement des desseins de Syd Mead et de Ralph McQuarrie. La construction des mondes puise autant dans la fiction d’Isaac Asimov, d’Arthur C. Clarke, de Frank Herbert et de Robert Heinlein que dans les illustrations de Chris Foss et les BD psychédéliques de Moebius. C’est un langage visuel commun aux fans de science-fiction.
Alien et La Guerre des Étoiles du début sont les pierres de touche du storytelling, plus que les mythes surexpliqués dans leurs suites, préquelles et reboots. On a l’impression qu’Interstellar et Ad Astra auraient pu s’inscrire dans l’univers infini de No Man’s Sky, tout comme les films de la franchise Star Trek, la série Babylon 5 et les livres d’Iain Banks. Cela dit, les concepts du jeu s’enracinent dans le terreau de la science « dure ». Dans une séquence qui rappelle le début du Martien, on se réveille sur une planète étrange sans mémoire. La combinaison spatiale ne fonctionne pas et il ne vous reste que quelques minutes de l’oxygène. La bande sonore atmosphérique du groupe 65daysofstatic amplifie des qualités immersives du jeu.
Son créateur Sean Murray a cité Star Control II, Elite et Freespace comme influences, mais No Man’s Sky existe sur un autre niveau. La grandeur de la carte est saisissante. Il n’y a pas de haut, de bas, de gauche, de droite et d’avant dans l’espace, juste un au-delà vers la gravitation écrasante du centre. La génération procédurale constitue l’innovation radicale de Murray. Il y a 18 446 744 073 709 551 616 planètes à visiter. Le processus de générer ces mondes dépend de la création d’une graine « mathématique » pour chaque galaxie, comme l’explique Murray :
« Le nombre assigné à chaque étoile devient une graine qui définit le nombre de ses planètes, et les nombres planétaires sont des graines qui définissent les qualités des terrains, des atmosphères et des écosystèmes. De cette façon, le système combine de l’entropie et de la structure (2). »
Les possibilités de storytelling et le design du jeu fournissent des parallèles à l’hypothèse de simulation de Nick Bostrom. Personne dans le monde de No Man’s Sky ne sait avec certitude s’il est dans une simulation. Le jeu vous demande d’interroger la nature de la réalité, mais en même temps, semble bien « réel » lorsqu’il faut se ravitailler, éviter des tempêtes, s’échapper des pirates, ou s’éloigner des robots policiers.
La simulation de longue durée Eve Online s’engage aussi avec de grandes questions concernant la réalité, l’existence et la nature humaine. Elle a commencé au début des années 2000 en tant que LAN party (Local Area Network) avant de devenir un jeu en ligne, l’un des MMORPG (Massively Multiplayer Online Role-Playing Game) le plus joué au monde avec un pic de 9 millions de joueurs. No Man’s Sky, par contraste, n’a eu au mieux que 200 000 joueurs actifs (3).
L’univers d’Eve Online existe en temps réel. C’est peut-être la plus vaste fiction collaborative que l’humanité ait jamais créée. Simulation du type « monde continu », elle a commencé à un moment dans son « histoire galactique » et a continué sur sa lancée. Elle présente une vision impitoyablement capitaliste des cultures galactiques, fondée sur la formation des entreprises qui subjuguent ou qui protègent les intérêts économiques des groupes concurrents. En 2020, une guerre intergalactique a coûté presque un million de dollars en actifs des joueurs, évènement nommé « l’apocalypse d’Eve Online » (4). Le concept de « fragment unique » (single shard) n’est pas sans ressemblance à la continuité de l’univers cinématographique de Marvel. Des centaines de milliers de joueurs ont contribué à ce canon commun, et ont déclenché des batailles à grande échelle sans l’apport des writers’ rooms, et sans l’artifice des « missions » ou autre forme de structure narrative.
Les deux jeux se déroulent dans l’ombre du paradoxe de Fermi et dans le cadre développemental de l’échelle de Kardashev. Fermi a demandé pourquoi, quand les composantes de base de la vie se trouvaient probablement partout dans l’univers, nous n’avons pas encore découvert des civilisations extraterrestres. Pour Nikolai Kardashev, la civilisation humaine se trouve à peine au-dessus de zéro dans son échelle à trois niveaux, où la civilisation au niveau III réussirait à exploiter toute l’énergie de son système solaire et à faire des voyages intergalactiques. Peut-être notre classement zéro+ nous protège-t-il, vu que le conflit inhérent à la vie élimine toute espèce plus avancée.
Eve Online demande aux joueurs d’imaginer un monde où les humains ont évolué dans une civilisation niveau III, habitant un noyau galactique de 7800 systèmes solaires en guerre les uns contre les autres. No Man’s Sky présente une vision plus étrange : un univers plus vaste, plein de mystères, avec seulement une poignée de civilisations voyageuses qui ne se rencontrent que très rarement. Bien que son mode de jeu en ligne ressemble un peu à celui d’Eve Online, demandant aux joueurs de se focaliser sur des alliances stratégiques, des missions de coopération et de la construction des flottes, No Man’s Sky a une vision moins froide, moins darwiniste sociale de l’avenir posthumain, et récompense la coopération pacifique.
Les deux jeux donnent la possibilité de créer un avatar qui participe à la création d’un monde et d’une histoire en commun. Dans la version Méta de la réalité virtuelle, par contre, des marques louent des espaces commerciaux afin de faire du marketing auprès des consommateurs réduits à un rôle passif. Zuckerberg ne pourrait jamais créer une version populaire d’une communauté en ligne sans comprendre l’alchimie sociologique des serveurs Discord. Même s’il réussissait à le faire, il ne ferait rien d’autre que de la monétiser.
Notes :
1. Mike Watson, Can the Left Learn to Meme?, Zer0 Books, 2019, p. 84.
2. https://www.newyorker.com/magazine/2015/05/18/world-without-end-raffi-khatchadourian
3. https://steamcharts.com/app/275850
4. https://www.ign.com/articles/how-eve-onlines-players-started-a-war-thats-cost-700k
Bram E. Gieben est poète-performeur, écrivain, podcasteur, journaliste des arts, rappeur et musicien basé à Glasgow (Écosse). Il est l’auteur de The Darkest Timeline (Revol Press, 2024). On peut lire une interview avec lui dans la Glasgow Review of Books ici.
Voir aussi sur ce sujet dans la Web-revue :
Sam Adler-Bell (octobre 2021), https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/jeux-video-du-travail-sans-detente-sam-adler-bell/
Loïc Beaubras (juillet 2019), https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/processus-creation-et-marketing-des-jeux-video-loic-beaubras
Pierre Louis (février 2016), https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/jeux-video-2-transmedia-marche-possibles-pierre-louis/
Pierre Louis (octobre 2015), https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/jeux-video-logiciel-art-pierre-louis/
GIEBEN, « Des univers infinis : à qui appartiennent les mondes créés en ligne ? – Bram E. GIEBEN», [en ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2024, mis en ligne le 1er septembre 2024. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/des-univers-infinis-a-qui-appartiennent-les-mondes-crees-en-ligne-bram-e-gieben/
.