Présentation : Michelle Chihara enseigne la littérature américaine contemporaine et la creative writing à Whittier College, une université privée au sud-est de Los Angeles ; elle est aussi responsable des pages économiques de la Los Angeles Review of Books, et auteure de fictions primées. Cet entretien, traduit par moi, fut publié sur le site de la Johns Hopkins University Press à l’occasion de la publication de son article « Extreme Hoards : Race, Reality Television & Real Estate Value during the 2008 Financial Crisis » (tiré de sa thèse de doctorat) dans la revue Postmodern Culture. Michelle Chihara est codirectrice de l’anthologie The Routledge Companion to Literature and Economics (2018), à laquelle j’ai eu l’honneur de contribuer un chapitre sur les séries. L’approche esquissée ici, qui marie la téléréalité, la conjoncture économique et la culture populaire au sens large, devrait inspirer des analyses similaires des franchises et adaptations françaises de la téléréalité, beaucoup plus reliée aux questions d’idéologie économique que l’on imagine (David Buxton).
Dans quelle mesure est-il dangereux de divorcer la téléréalité des réalités économiques de l’époque ?
Michelle Chihara : Je pense qu’il y a danger à concevoir une frontière nette entre la réalité économique et la culture. Il y a danger dans la notion qu’avance parfois la science économique d’une réalité objective, tangible qui s’appelle « l’économie réelle », mesurable de façon neutre par des outils techniques. On ne peut divorcer l’économie des questions de culture et de pouvoir. L’étude de l’économie est l’étude des relations sociales de pouvoir, point barre.
Je viens d’un endroit qui valorise la performance et la construction d’une identité personnelle, alors voir l’économie en termes de culture et de pouvoir à tous les niveaux me vient facilement. La culture n’est pas comme un spectacle accessoire ou une sauce spéciale rajoutée. Quant à elle, l’économie ne repose sur aucune fondation, c’est un système autoréflexif. Cela ne veut pas dire que le système n’a pas d’existence objective ; la culture est imbriquée dans la vérité économique. L’économie n’est donc pas un mensonge, mais ce n’est pas toute la vérité non plus. Les conséquences de la souffrance économique sont extrêmement réelles.
Il n’existe pas de bonne « économie réelle » en dehors de la spéculation financière. Et il n’existe pas d’équilibre rationnel, méritocratique, que l’on peut trouver en réfléchissant dans les termes de la politique monétaire, ultime science virile. Les sentiments et les rapports de force font partie du système. Comprendre le capitalisme, c’est comprendre ce que Martijn Konings appelle « la logique émotionnelle du capitalisme ». Je soutiens que la téléréalité et la culture populaire font aussi partie de cette logique. Il est impossible à mon avis d’exciser l’économie politique de l’étude de la culture ; également, on ne peut divorcer les réalités économiques de l’étude de la société dans une optique plus large. Ce qui est dangereux, c’est d’imaginer que l’argent ou l’économie peut être neutre.
J’aime citer à cet égard Joan Didion : « On se raconte tous des histoires afin de vivre » [1]. Je pense que beaucoup de gens interprètent cette phrase ainsi : « On se raconte des mensonges afin de s’en sortir ». Je la lis plutôt en ce sens : « On se raconte des histoires parce qu’on vit à travers et à l’intérieur des histoires, on est composé d’histoires ».
La téléréalité a un rapport étrange au réalisme. Elle réfracte la réalité sociale à travers un miroir déformant, avec de grosses sommes d’argent. Mais celles-ci constituent déjà un miroir déformant. Autrement dit, la téléréalité charrie en son sein des réalités économiques. Il me semble, à un niveau plus général, que les enjeux de ce genre de spectacle permettent de mieux comprendre la société américaine et les divers courants de sa culture populaire.
Souvent, on critique la téléréalité pour son manque de diversité raciale et ethnique. Pourquoi cette diversité qui caractérise Extreme Makeover : Home Edition est-elle problématique ?
M.C. : Ce n’est pas la diversité qui est problématique, c’est le spectacle lui-même, n’est-ce pas ? Ce serait autrement problématique si l’on ne donnait ces « maisons extrêmes » qu’aux Blancs. Mais il n’y a pas de distribution raciale « neutre » dans ce spectacle sur le rêve américain et sur les « pauvres méritants ». Extreme Makeover : Home Edition (ABC, 2003-12) était une somptueuse fantaisie typique du capitalisme tardif, sans une once de socialisme. L’acte de donner un McManoir de 3000m2 en motif bateau de pirate à des gens supposément « méritants » se transforme en spectacle. Cela peut être intense sur le plan émotionnel, quand la vie difficile des gens décents et travailleurs est profondément soulagée, mais en même temps, toutes sortes de questions épineuses se posent. Pourquoi des gens si « méritants » sont-ils si pauvres ? Dans une nation riche, technologiquement avancée, ostensiblement démocratique, on voit des gens luttant pour la survie, sans avoir les moyens de réparer le toit de la chambre de leurs enfants. On s’appuie sur cette réalité comme un prétexte pour faire de la publicité pour des comptoirs en granit dans une émission divertissante, qui met du baume au cœur. Comment expliquer tout cela ?
Extreme Makeover : Home Edition (sous-titres en anglais disponible)
Or, votre question concerne plutôt le rôle qui y est joué par la race. Dans mon article, j’affirme que ce show prend à son compte la rhétorique utilisée par Bill Clinton, George W. Bush et d’autres hommes et femmes politiques néolibéraux quand ils parlaient d’une « société de propriétaires » (ownership society). Les difficultés économiques des minorités, ainsi que l’histoire de la ségrégation raciale dans le domaine du logement étaient utilisées, cyniquement, comme justification pour la dérégulation des prêts bancaires. L’idée, c’était que donner du crédit pour acheter une maison à des gens issus des minorités devait compenser toute une histoire de discrimination financière.
Pour moi, ce show fait partie de la logique émotionnelle mise en évidence par la crise des prêts hypothécaires à haut risque (subprimes). Les minorités dans EM:HE sont surrépertoriées, en grande partie parce que, selon le discours néolibéral, ancrer les nouveaux propriétaires dans leurs quartiers devrait les inciter à rester « méritants ». L’industrie financière a ciblé des propriétaires issus des minorités, particulièrement dans des quartiers en voie d’embourgeoisement, et a employé des moyens de pression pour leur vendre des marges de crédit sur valeur domiciliaire ou pour leur octroyer des prêts hypothécaires à haut risque. Abandonnées à leur sort, les minorités ont perdu plus que les autres lorsqu’on a décidé de sauver les banques [2]. Je compare la tendance de l’audience d’EM:HE à rejeter la responsabilité de la perte de leurs maisons sur les propriétaires à la façon dont l’idéologie dominante a rejeté la responsabilité de la crise financière sur les minorités. J’analyse ce show en termes de cette dynamique raciale.
Tout cela, bien entendu, ne veut pas dire que ce show aurait été moins problématique s’il y avait moins de diversité ethnique et raciale. On pourrait imaginer un monde où chacun avait un domicile sûr, et qu’on voulait faire de la téléréalité pour fêter la provision universelle de logements. Si un tel show socialiste avait une distribution assez représentative de la diversité, la question de celle-ci ne se poserait pas.
EM:HE caractérise la logique fantasmagorique sous-tendant la dynamique financière responsable de la bulle. L’émission a normalisé et a alimenté l’expansion du crédit pour le logement, ciblant les minorités dans sa moralité sentimentale (voir ci-dessus).
Comment la dimension raciale de Hoarders (Accumulateurs) interagit-elle avec les perceptions globales des problèmes de logement et de maladies mentales ?
M.C. : Hoarders (A & E Network, 2009-13) a surrépertorié les femmes blanches (je suis reconnaissante envers d’autres chercheurs qui ont établi cela, chiffres à la clé). Après l’éclatement de la bulle, coïncidant avec la crise des prêts à haut risque (subprimes) en 2008, les shows sur les « accumulateurs » ont dramatisé (en la détournant) la logique émotionnelle des saisies de biens immobiliers. En effet, l’intervention dans ce genre de show ressemble à une saisie. Des autorités en uniforme débarquent avec des équipes de débarrasseurs (trash-out crews). Pour moi, Hoarders réécrit les saisies comme une sorte de purge salutaire. La correction du marché est dramatisée comme un retour à la raison, à la santé mentale. Et ce retour normatif aux valeurs du marché « réelles » a surrépertorié les femmes blanches, car la téléréalité imaginait qu’un retour à la valeur « réelle » de la maison américaine familiale serait un retour à la domesticité féminine blanche, signe de bonne santé.
Hoarders, saison 1, épisode 1 (sous-titres en anglais disponible)
Quel est l’effet global de cette exploitation du rêve d’être propriétaire de sa maison dans diverses émissions de téléréalité sur l’état mental de ceux qui doivent affronter les obstacles à ce rêve ?
M.C. : Je recommande le livre de Jennifer Silva, Coming Up Short [3], sur le processus de devenir adulte en régime néolibéral. En somme, les jeunes pensent que tout relève de leur responsabilité ou de leur faute. Ce qui n’est pas vrai.
L’idée avancée par Lauren Berlant d’un « optimisme cruel » est probablement la meilleure façon de saisir le legs durable des rêves télévisés d’accès à la propriété et à la rénovation [4]. La possibilité de posséder une maison familiale est profondément enracinée dans la conception américaine de la belle vie, enrobée dans l’idée d’être un(e) adulte capable d’agir dans le monde. On est fier d’être propriétaire, ou espère de le devenir un jour. La grande « révélation » de chaque épisode sur la chaîne HGTV [Home and Garden TV] est ressentie en termes optimistes. Cette maison de rêve pourrait être pour moi ! Mais il est des normes de discipline cachées qui sous-tend l’optimisme à l’américaine. Pour pouvoir espérer, il faut se hisser à la hauteur de ces normes cruelles et pratiquement impossibles à atteindre.
Je prends très au sérieux la télévision et tous les produits de la culture pop. Actuellement, notre président de la République [Trump] est une ancienne vedette de la téléréalité, et même s’il ment en permanence, son pouvoir d’attraction est bien réel. Tout argument prétendant que la culture populaire n’est pas une partie intégrante de la réalité sociale peut désormais être définitivement rejeté.
Le point culminant de la popularité de la téléréalité est passé. Idem pour « l’âge d’or » des séries. Les formats numériques et en streaming indiquent déjà de grands changements à venir. Des histoires qu’on se raconte pour vivre travaillent déjà nos esprits. Il importe de trouver un autre langage, capable d’intégrer des intrigues imprégnées d’espérance, quel que soit le genre ou le format, et sans optimisme cruel. Il faut imaginer et envisager une autre réalité, à même de déclencher de nouvelles histoires.
Notes
1. Joan Didion (1934-), romancière, essayiste, journaliste. Il s’agit de la première phrase de son livre d’essais The White Album (1979). En français : L’Amérique 1965-90, Chroniques, Grasset 2009, 2014.
2. Lire à cet égard Matthew Desmond, Evicted. Poverty and Profit in the American City, Crown Books (Random House), 2016 ; Mehrsa Baradaran, The Color of Money. Black Banks and the Racial Wealth Gap, Belknap Press of Harvard University Press, 2017.
3. Jennifer M. Silva, Coming Up Short. Working Class Adulthood in an Age of Uncertainty, Oxford University Press, 2013.
4. Lauren Berlant, Cruel Optimism, Duke University Press, 2011.
CHIHARA Michelle, « Crise financière et téléréalité : un entretien avec Michelle CHIHARA », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2018, mis en ligne le 1er octobre 2018. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/crise-financiere-et-telerealite-un-entretien-avec-michelle-chihara/
Michelle Chihara enseigne la littérature américaine contemporaine et la creative writing à Whittier College, une université privée au sud-est de Los Angeles ; elle est aussi responsable des pages économiques de la Los Angeles Review of Books, et auteure de fictions primées.