Cet article est paru dans la revue en ligne australienne, Senses of Cinéma, #95, juillet 2020, dans un numéro consacré au quarantième anniversaire de la sortie du Shining. Il a été traduit de l’anglais par moi (David Buxton).
Quatre décennies ne sont qu’un instant dans le grand cours de l’Histoire, mais pour la musique du cinéma, c’est une durée significative. Elle est assez longue pour qu’on puisse voir les tendances globales et les déplacements importants, et elle offre un excellent point d’observation d’où on peut contextualiser une seule bande sonore au sein d’un tableau plus large. C’est l’occasion alors de réévaluer la bande sonore du Shining (1980) à partir de deux perspectives : sa place dans l’œuvre de Kubrick, et sa place par rapport à d’autres films de l’époque – particulièrement les films d’horreur. Ainsi, on pourra établir dans quelle mesure la bande sonore du Shining a suivi la tendance générale, et en même temps l’a subvertie ; on pourra aussi mieux comprendre pourquoi ce film a réussi à avoir une place si vénérée dans la culture populaire.
The Shining est le onzième film de Kubrick, et le quatrième de suite à recourir largement à la musique déjà existante pour sa bande sonore après 2001, l’Odyssée de l’espace (1968), Orange mécanique (1971), et puis Barry Lyndon (1975). Ces quatre films définissent les complexités et les subtilités de la relation de Kubrick avec la musique préexistante – spécifiquement de la musique « savante » (art music) – dans ses bandes sonores. Alors que ses quatre premiers films ont des bandes sonores originales (composées par Gerald Fried), Kubrick a utilisé ensuite les services des arrangeurs comme Nelson Riddle (Lolita) et Lori Johnson (Dr Strangelove). Riddle a composé quelques motifs (cues), mais c’était sa souplesse en combinant des musiques originales et préexistantes qui attirait Kubrick.
Lors du tournage de 2001, Kubrick commençait à voir les possibilités d’utiliser la musique de répertoire comme bande sonore. Dans une célèbre interview avec Michel Ciment, il s’explique : « À moins qu’on veuille une bande sonore de musique pop, je ne vois pas de raison de ne pas profiter de la grande musique orchestrale du passé et du présent (1). » Affirmation controversée chez les compositeurs de la musique pour films, qui doivent écrire de la musique originale sur mesure. Dans une critique cinglante de la bande sonore de 2001, le compositeur Jerry Goldsmith affirme que la musique choisie « ne pouvait pas commenter sur le film, car elle n’en fait pas partie. […] Une bande sonore est une fabrique qui doit être taillée au film (2). » Mais le succès de 2001, et les ventes du disque de sa bande sonore (et aussi de la musique intégrale des morceaux sélectionnés) ont sûrement validé les choix de Kubrick. Pour Orange mécanique, il a travaillé avec Wendy Carlos et la productrice Rachel Elkind sur une bande sonore utilisant de la musique savante préexistante, notamment Beethoven, mais aussi Rossini et Purcell ; il y a aussi une pièce originale écrite par Carlos. Certains motifs (dont celui de Carlos) sont joués sur un synthétiseur moog (instrument qui réapparaît plus tard dans l’œuvre de Kubrick), lui donnant un son qu’on qualifierait maintenant de rétrofuturiste.
https://youtu.be/kt45SJ-zEUI
« Musique pour les funérailles de la reine Marie » (Henry Purcell, 1695), arrangée et interprétée par Wendy Carlos.
Pour la musique de Barry Lyndon, l’équipe de Kubrick a fait de la recherche au stade de la préproduction. André Previn et Nino Rota étaient pressentis pour la direction de la bande sonore. À chacun, Kubrick a insisté sur leur mission qui n’est pas de composer, mais d’arranger : adapter au film les choix musicaux sans nuire à leur intégrité. Finalement, il a embauché Leonard Rosenman pour arranger la musique préexistante, embrassant donc pleinement la méthode qu’il avait élaborée pour les deux films précédents. La bande sonore de Barry Lyndon est aussi luxuriante et évocatrice que les costumes et les décors de la période. Le talent artistique est bien servi par la musique, pour la plupart historiquement juste. Que certains choix musicaux soient légèrement anachroniques a suscité un débat sur les interprétations possibles sur ce fait (3). En 1982, Kubrick a précisé que le choix du Trio en mi bémol (opus 100) de Schubert – composé en 1828, des décennies après l’action du film (des années 1750 aux années 1780) – s’est imposé, car « il n’y a pas de thèmes d’amour tragique dans la musique du 18e siècle. […] [La pièce de Schubert] a juste l’équilibre qu’il faut entre le tragique et le romantique (4). »
The Shining représente une culmination de l’approche kubrickienne de la musique, « une interaction sophistiquée de musique et d’images animées » qui fournit un contexte, un approfondissement des personnages, et qui participe à la narration (5). Au lieu d’embaucher un arrangeur, comme pour Barry Lyndon, Kubrick a confié la responsabilité musicale à Gordon Stainforth, monteur et d’images et de son. Le travail de celui-ci a été déterminant dans la création du paysage sonore unique du film. Kubrick a donné à Stainforth un choix de musiques – des pièces de répertoire de Penderecki, de Ligeti et de Bartok – ainsi qu’une liste d’endroits où il voulait un accompagnement musical, avec une courte description des types de sons les mieux adaptés. Il incombait à Stainforth de se servir de ces musiques pour sonoriser les scènes, puis de montrer de multiples versions à Kubrick (6). Parfois, le monteur du film Ray Lovejoy a dû revenir sur son travail pour accommoder le montage musical, Kubrick n’aimant pas de coupes abruptes dans la musique. De plus, en plusieurs endroits, Stainforth a superposé des motifs l’un sur l’autre, surtout pour la musique de Penderecki dans le dernier tiers du film. Le processus de travail a permis à Kubrick d’entendre de multiples options musicales pour les scènes clés, et de choisir celle qu’il a jugé la plus adéquate.
https://youtu.be/3taGWHEz8w0
« Polymorphia » et « Utrenje » de Penderecki superposés
En dehors de ce processus original, la bande sonore fonctionne de manière complexe qui, en même temps, étend le rôle traditionnel de la musique dans le film d’horreur, et utilise des styles et des timbres pour délimiter des espaces psychiques distincts. Trois niveaux de musique (et de son, car la ligne entre son et musique est souvent floue) se présentent. Les musiques préexistantes de Penderecki, de Ligeti et de Bartok forment l’un des niveaux, fonctionnant principalement comme la bande sonore traditionnelle d’un film d’horreur – faire monter la tension, se synchroniser avec les moments effrayants, et souligner les scènes d’action et de poursuite.
Le deuxième niveau se trouve au sein d’évènements à l’écran ; ce sont les chansons de l’ère des big bands des années 1930 jouées dans la salle de bal dorée. Ces motifs musicaux, plaisants et mélodiques, offrent un contraste marquant à la bande sonore atonale et tendue (7). Il faut noter que les chansons ne correspondent pas exactement à la période du film. Le plan final situe Jack à une fête du 4 juillet 1921, et la mode suggère l’esthétique androgyne des années 1920, mais les chansons entendues datent de 1932-34. La musique attire Jack dans une rêverie nostalgique, mais c’est une fausse nostalgie qui ne correspond ni au passé de Jack ni aux références des années 1920. On pourrait plutôt l’interpréter comme une porte sonique à un passé idéalisé où chaque nuit est un bal costumé. Elle pourrait aussi représenter l‘idée que l’hôtel Overlook accumule les souvenirs des décennies de fêtards, mêlés à ceux de son âge d’or. L’une des quatre chansons des années 1930 dans le film, « Midnight, the stars and you », a connu une nouvelle vie par la suite, apparaissant dans d’autres films : Snowpiercer, le Transperceneige (Bong Joon Ho, 2013), Ready Player One (Steven Spielberg, 2018), Toy Story 4 (Josh Cooley, 2019). La proéminence de cette chanson dans les plans finaux du Shining a créé une identification presque inséparable au film (ainsi qu’aux références ouvertes et voilées à lui). Elle est devenue un signe en elle-même, un avertissement que, même quand il y a de la jolie musique, quelque chose ne va pas.
Le troisième niveau, pour moi, vient de la compositrice Wendy Carlos. Alors qu’elle et Rachel Elkind ont présenté à Kubrick beaucoup de motifs pour inclusion dans la bande sonore (8), seuls trois ont été acceptés. Le premier apparaît au tout début du film, une version pour synthétiseur de la psalmodie du 13e siècle, Dies Irae. Le thème atmosphérique « Rocky Mountains » accompagne ensuite le voyage de la famille Torrance à l’hôtel. Enfin, « Shining/Heartbeat » relève plus du design sonore que de la musique. Il apparaît trois fois en vingt minutes, apparemment représentant la connexion psychique (the shine) entre Danny Torrance et Dick Halloran. L’utilisation des motifs au synthétiseur est un signe de tête à la collaboration précédente entre Kubrick et Carlos, mais aussi au langage musical électronique commun aux films d’horreur de l’époque.
Les possibilités pour la musique du film autour de 1980 étaient en effet multiples. La bande sonore pop/rock est devenue répandue, et le jazz a continué à être un choix stylistique viable. Même le grand style orchestral des années 1930 et 1940 était de retour dans les compositions de John Williams pour La Guerre des Étoiles (George Lucas, 1977). À la fin des années 1960, les sons synthétiques émergeaient, mais on avait pu entendre des sons électroniquement générés dans le cinéma quelques décennies plus tôt. Le compositeur Miklos Rozsa a inclus le thérémine dans la bande sonore pour Le Poison (Billy Wilder, 1945), et pour La Maison du Dr Edwardes (Hitchcock, 1945) (9) ; dans les deux cas, cet instrument a été rajouté à la partition orchestrale afin de souligner des sentiments malvenus d’obsession et de paranoïa respectivement. Planète interdite (Fred Wilcox, 1956) a été le premier film entièrement muni d’une bande sonore électronique, composée par les époux Bebe et Louis Barron. Les timbres nouveaux représentaient une esthétique « extraterrestre ». Les sons électroniques et les techniques compositionnelles d’avant-garde (utilisés souvent, mais non exclusivement) ont élargi les possibilités en brouillant la différence entre effets sonores et musique.
Le développement des synthétiseurs modulaires dans les années 1960 (le moog entre autres) a mené aux premiers instruments de ce type disponibles sur le marché. Grâce à ceux-ci, les compositeurs disposaient de nouvelles ressources en matière de timbre à utiliser seules, ou dans un paradigme plus traditionnel. L’un des premiers à en profiter a été John Barry (avec l’aide de l’ingénieur Phil Ramone), dont la bande sonore pour le sixième film dans la série des James Bond, Au service secret de Sa Majesté (Peter Hunt, 1969), « a marqué la première fois qu’un studio majeur avait fait un usage si proéminent du synthétiseur, en même temps pleinement intégré dans un orchestre traditionnel (10) ». Barry avait précédemment expérimenté avec des synthétiseurs pour les bandes sonores du Lion en hiver (Anthony Harvey, 1968) et Macadam Cowboy (John Schlesinger, 1969).
L’année 1978 est importante pour l’inclusion du synthétiseur dans les bandes sonores. La musique électronique de Midnight Express (Alan Parker, 1978), composée par Giorgio Moroder, a gagné un Oscar pour la meilleure bande sonore. C’était un écart radical par rapport au gagnant de l’année précédente : John Williams pour La Guerre des Étoiles. L’approche de Williams de ce film (et de ses nombreuses suites) combine les développements en leitmotiv de Wagner, le néoromantisme héroïque de Korngold, et la pastiche de la musique moderniste chromatique (surtout pour les scènes d’action ou pour signifier la désolation). Alors que les motifs de Williams regardent en arrière, la bande sonore de Moroder dépend moins de motifs mélodiques, et joue plus d’atmosphère et de texture, imitant des instruments traditionnels et créant de sons nouveaux (11).
Pendant les années 1970, la portée du synthétiseur, ainsi que sa signification au sein des possibilités narratives des bandes sonores, s’est accrue avec l’émergence de trois grandes catégories (12). Celle qui nous intéresse ici est la bande sonore non diégétique dans laquelle le synthétiseur y joue un rôle manifeste. Les autres catégories, en dehors du sujet de cet article, sont l’imitation des instruments traditionnels, et l’utilisation des synthétiseurs dans une chanson pop faisant partie de la bande sonore.
Quand Wendy Carlos, pionnière du synthétiseur moog (13), a proposé ses services à Kubrick pour Orange mécanique, une fameuse collaboration est née. Le moog et le vocodeur analogue convenaient bien à l’avenir dystopique dépeint dans le film. Les synthétiseurs commençaient à être utilisés dans beaucoup de films divers, mais c’est dans les films d’horreur qu’ils étaient les mieux reçus, surtout dans le sous-genre slasher qui a connu son âge d’or dans la période 1978-84. Il y a deux raisons évidentes pour cela, l’une artistique, l’autre pratique. D’abord, les timbres synthétiques avaient la capacité à être aliénants et inconsciemment inquiétants, rajoutant du suspense en brouillant la distinction entre son et musique. Ensuite, les bandes sonores avec synthétiseur pouvaient être composées et enregistrées par une personne (seule ou avec assistance pour la programmation et l’enregistrement), ce qui coûtait sensiblement moins qu’une bande sonore demandant les services de musiciens, d’arrangeurs, de transcripteurs et d’ingénieurs du son.
C’est dans ce contexte que The Shining était conçu. Après Barry Lyndon, Kubrick ne cherchait pas spécialement à faire un film d’horreur, mais après avoir lu le roman de Stephen King, il était intrigué par l’histoire et son « potentiel filmique » (14). Naturellement, son équipe explorait de nombreuses possibilités pour la cinématographie, la lumière et le son du film. La vision de Kubrick évoluait aussi pendant la préproduction, et il n’est pas certain que les bandes sonores de la période (surtout des films d’horreur) l’avaient influencé un tant soit peu. Mais il n’y a aucun doute que The Shining a eu par la suite une influence majeure sur le son et la musique du cinéma.
Cette discussion rapide des films des années 1970 et 1980 révèle une collection diverse de techniques, et non un mode de composition singulier. Certains ont attiré plus d’attention que d’autres, en raison de la reconnaissance de l’industrie (trophées, accolades) ou du succès commercial. Loin d’être un tableau minimalement représentatif, ce qui suit ne vise qu’à donner quelques exemples démontrant l’étendue des options musicales déployées avant et après la sortie du Shining en 1980.
The Severed Arm (Tom Alderman, 1973) et L’Exorciste (William Friedkin, 1973) sont deux films de la même année qui exemplifient non seulement les extrêmes de l’échelle économique du cinéma, mais aussi deux manières différentes de concevoir une bande sonore. Second et dernier film d’un cinéaste aujourd’hui oublié, The Severed Arm est un film slasher de qualité plus que médiocre, produit avec un budget très réduit. La bande sonore synthétique de Phillan Bishop est convenablement inquiétante et discordante, mais les nappes denses de son et de timbre interfèrent avec les dialogues. Le film d’Alderman démontre à sa manière les écueils d’une approche « plus c’est plus » de la bande sonore (15).
Inversement, le film couronné de succès de Friedkin a bénéficié d’un budget – important à l’époque – de 12 millions de dollars (67,4 millions aujourd’hui), et de la force de marketing de Warner Bros. Friedkin pensait d’abord à faire le film sans musique (qui devait être remplacée par « des sons démoniaques »), mais a enfin embauché le compositeur Lalo Schifrin. Le conflit qui s’est ensuivi est bien documenté (16) ; Freidkin a fini par jeter – littéralement – la partition à la poubelle (16). À sa place, il a opté pour une bande sonore faite de musiques préexistantes, incluant Tubular Bells de Mike Oldfield et Polymorphia de Krzyztof Penderecki (composition qui figure aussi dans The Shining), et avec quelques motifs composés par Jack Nitzsche. Kubrick, qui avait rejeté l’invitation de le réaliser (17), a apparemment bien apprécié le film (18).
L’année 1978 a également vu la sortie d’Halloween de John Carpenter. Son père était le directeur du département de la musique à l’université du Kentucky de l’Ouest, et lui a grandi en écoutant de la musique classique (19). Il avait déjà composé la musique pour ses propres courts métrages et ses deux premiers longs métrages. Il est ironique que dans son troisième film Halloween, la bande sonore est venue bien après coup. Quand la première mouture du film était testée sans musique ni effets sonores, on l’a jugé faiblard et peu effrayant. Carpenter s’est résolu alors à « sauver le film avec la musique » (20). Son assistant créatif Dan Wyman a programmé les synthétiseurs que Carpenter a utilisés pour composer. Le succès immense du film auprès du public, et sa marge de bénéfice conséquente pour un film indépendant ont suscité d’innombrables imitateurs.
Parlant de son expérience de créateur de ses propres bandes sonores, Carpenter observe : « J’étais le plus rapide et le moins cher sur le marché » (21), illustrant ainsi deux aspects attirants de la musique synthétique. L’économie en temps et en argent ne passait pas inaperçue chez les producteurs. Il existe une tradition forte – renforcée par le succès d’Halloween – disant que les films d’horreur peuvent être produits avec un budget minuscule, autrement dit, la récompense vaut largement le (petit) risque (22). Cette tradition continue à ce jour. Paranormal Activity (Oren Peli, 2007), par exemple, a gagné plus de 13 000 fois son budget original (23).
https://youtu.be/4p3DVAPJl6g
En 1980, un mois avant The Shining, Vendredi 13 (Sean Cunningham) est sorti. La bande sonore originale de Harry Manfredini est orchestrale, adhérant aux recettes traditionnelles pour créer du suspense et pour souligner l’action. Le réalisateur Cunningham aurait voulu de la musique chorale (24), mais les contraintes budgétaires ont écarté l’idée. Influencé par les pièces chorales de Penderecki, Manfredini a composé un motif hanté pour le stalker, enregistrant sa voix syllabe par syllabe « à travers un bidule à écho des années 1970 » (25). Ce faisant, Manfredini s’inspire d’un aspect clé de la musique de John Williams dans Les Dents de la mer (Stephen Spielberg, 1975) : le thème ne s’étend que lorsque le requin apparaît, il ne trompe jamais l’audience. C’est de même pour la musique de Manfredini.
Au cours des années 1980, les synthétiseurs devenaient omniprésents, mais invisibles. Les échantillonnages d’instruments acoustiques permettaient l’insertion des sons synthétiques pour remplacer des instrumentistes, surtout en cas de contraintes budgétaires (26). Pour des raisons à la fois esthétiques et économiques, le synthétiseur était (et reste toujours) un choix compositionnel viable, surtout dans les genres horreur et science-fiction (27). On continue à utiliser des sons synthétiques (à l’aide des programmes numériques comme Pro Tools) ; ils sont souvent employés pour évoquer la nostalgie pour les films slasher, de l’horreur noir, et de la science-fiction kitsch.
Pour certains producteurs, cependant, la bande sonore synthétique est venue à représenter une esthétique cheap, typique des films à petit budget. Lors de la production de La Revanche de Freddy (Jack Sholder, 1985), on a demandé au compositeur Christopher Young de ne pas recourir aux sons synthétiques employés dans le premier volet de la franchise (composés par Charles Bernstein) et de favoriser la musique orchestrale. Disposant d’un budget supérieur (3 millions de dollars, ou 7 millions aujourd’hui), la nouvelle équipe de production désirait un autre effet esthétique. Comme l’explique Young : « on pensait qu’une bande sonore orchestrale élèverait les valeurs de production (28). » Malgré une réception mitigée, on a loué les effets spéciaux innovateurs. Le troisième volet, Les Griffes du cauchemar (Chuck Russell, 1987), revient à la musique synthétique, composée par Angelo Badalamenti (Twin Peaks).
L’utilisation de la musique de répertoire dans The Shining le démarque de la tradition synthétique des années 1970 et 1980, nonobstant les quelques motifs pour synthétiseur de Wendy Carlos. Cela permet au film d’occuper un espace temporel neutre – un espace également occupé par L’Exorciste. Au sens large, cet espace temporel neutre, qu’on peut interpréter comme un domaine « hors temps », se retrouve dans 2001 et dans Orange mécanique. En raison d’une tradition longue de quelques siècles, et sa présence durable dans le cinéma depuis les années 1930, l’orchestre possède cette qualité « hors temps ». C’est peut-être là une des raisons pourquoi The Shining est devenu un classique, un favori pérenne, même si on ne peut nier qu’Halloween est aussi devenu un classique à sa manière, et que sa bande sonore synthétique y est pour beaucoup. Mais l’utilisation par Kubrick de la musique de répertoire dans The Shining le situe dans une catégorie à part.
The Shining continue à inspirer des imitations et des hommages (signalant sa présence continue dans l’imagination populaire). Un réalisateur qui semble avoir été grandement influencé par le modus operandi de Kubrick est Terrence Malick. Cinéaste aussi notoirement reclus, Malick partage avec Kubrick un penchant pour des périodes de préproduction très longues, ainsi qu’un goût pour la musique originale mélangée à la musique classique préexistante. Les bandes sonores des films de Malick comme Les Moissons du ciel, Le Nouveau Monde, The Tree of Life, Knight of Cups font preuve d’une sensibilité bien kubrickienne en matière de musique.
Martin Scorsese est également un grand champion de la musique préexistante dans ses films, souvent de l’opéra romantique italienne. La bande sonore de Shutter Island (2010), cependant, est une exception. La musique instrumentale invite à des comparaisons immédiates avec la musique du Shining, d’autant que la composition Lontano de Ligeti figure également dans le film de Kubrick. Dans la même veine, la bande sonore de Shutter Island contient des chansons d’époque qui fournissent un contraste mélodique aux choix musicaux plus dissonants.
On peut voir la marque de Kubrick dans la bande sonore de There will be blood (Paul Thomas Anderson, 2007) qui inclut le Concerto pour violon en Ré de Brahms, et Fratres d’Arvo Pärt (2007). La musique originale, composée par Jonny Greenwood, est manifestement influencée par Penderecki. Greenwood a parlé longuement de son affinité pour la musique de ce dernier ; pour le film, il a écrit Popcorn Superhet Receiver (inspiré par Threnody for the victims of Hiroshima de Penderecki). Greenwood a aussi composé 48 Responses to Polymorphia, dont le point de départ est Polymorphia de Penderecki qui figure dans The Shining.
« The Awakening of Jakob » (Penderecki), début du Shining.
Quand on réexamine The Shining, on peut voir à quel point il se démarque des autres films d’horreur de l’époque. À la différence de ceux-ci, il est toujours bien présent dans la culture pop. Ses choix musicaux – surtout la musique de Penderecki et la chanson « Midnight, the Stars and You » – ont incité à d’autres d’étendre son modèle de la bande sonore. La musique est la clé pour comprendre pourquoi The Shining continue à gagner en popularité, à la fois chez les amateurs du cinéma et chez les universitaires. Ce n’est que maintenant, quarante ans après, qu’on peut démêler les ramifications à long terme des choix musicaux et soniques de Kubrick.
Voir aussi dans la Web-revue : David Buxton, « La musique des séries télévisées : de l’underscore au sound design »
Notes
1. Michel Ciment, Kubrick: the Definitive Edition, Gilbert Adair, trans. (New York: Faber and Faber, 1982), p. 153. [Kubrick avait prévu pour 2001 une bande sonore originale d’Alex North ; il a écarté celle-ci à la fin du tournage, sans que North en soit informé, en faveur des musiques préexistantes « temporaires » qui accompagnaient le montage primitif, NdT].
2. Tony Thomas, Film Score: View from the Podium (New York: A.S. Barnes and Co., 1979), p. 228.
3. Dominic Lash explore les anachronismes de la bande sonore in “Distance Listening: Musical Anachronism in Stanley Kubrick’s Barry Lyndon”, Cinerge: Il Cinema e le alter Arti (12 April 2017), https://cinergie.unibo.it/article/view/7348/7317
4. Michel Ciment, op. cit., p. 174.
5. Jeremy Barham, “Incorporating Monsters: Music as Context, Character and Construction in Kubrick’s The Shining” in Terror Tracks: Music, Sound and Horror Cinema, Philip Hayard, ed. (London: Oakville, 2009), p. 137.
6. Ce processus est détaillé in Jeremy Barham, “Incorporating Monsters: Music as Context, Character and Construction in Kubrick’s The Shining” in Terror Tracks: Music, Sound and Horror Cinema, op. cit., p. 145.
7. Luis M. Garcia Mainar, Narrative and Stylistic patterns in the Films of Stanley Kubrick, (Rochester, NY: Camden House, 1999), p. 56.
8. Voir Christine Lee Gengaro, Listening to Stanley Kubrick: the Music in His Films, (Scarecrow Press, 2012), pp. 186-190.
9. Larry M. Timm, Film Music: the Soul of Cinema, (New York: Pearson, 2020), pp. 133, 135.
10. Jon Burlingame, The Music of James Bond, (New York: Oxford University Press, 2012), pp. 84-85.
11. Roger Hickman, Reel Music: Exploring 100 Years of Film Music, 2nd ed. (New York: W.W. Norton and Co., 2017), p. 368.
12. ibid., p. 366.
13. L’artiste responsable du disque à succès, Switched on Bach, 1968. [À l’époque sous le nom de Walter Carlos, NdT].
14. Cité in Vincent LoBrutto, Stanley Kubrick: A Biography, (New York: Da Capo Press, 1999), p. 412.
15. Garrett Neil et Sean Neil, « Review of The Severed Arm » (September 2013) https://www.somethingawful.com/movie-reviews/severedarm/1/
16. George Park “The Devil’s Music: Lalo Schifrin, William Friedkin, and the struggle to score The Exorcist”, Film Score Monthly (February 1999), p. 24.
17. John Baxter, Stanley Kubrick: A Biography, (New York: HarperCollins, 1997), p. 122.
18. Voir Nick Wrigley, « Interview avec Jan Harlan » (Nov. 2019), https://www.bfi.org.uk/news-opinion/sight-sound-magazine/interviews/right-hand-man-jan-harlan-stanley-kubrick
19. Chris Parkin, “The Soundtracks that Inspired Film Director and Musician John Carpenter” (February 2019) https://www.redbull.com/gb-en/film-soundtracks-that-inspired-john-carpenter
20. Notes de John Carpenter pour la bande sonore d’Halloween. https://theofficialjohncarpenter.com/halloween-soundtrack/
21. ibid.
22. Stephen Follows, “What the Data Says About Producing Low-Budget Horror Films”, Stephen Follows Film and Data Education, (October 2018). https://stephenfollows.com/what-the-data-says-about-producing-low-budget-horror-films/
23. Sarah Cunnane, “Low-Budget Horror Movies That Killed at the Box Office”, (Oct. 2019), https://moneywise.com/a/low-budget-horror-movies-that-killed-at-the-box-office
24. Quelques années plus tôt, Jerry Goldsmith avait gagné un Oscar pour sa bande sonore orchestrale et chorale de La Malédiction (The Omen) (1976). Le thème choral de la messe noire, « Ave Satani » est devenu immédiatement iconique.
25. Interview avec Harry Manfredini in Slasherama (2005) https://web.archive.org/web/20060511052302/http://www.slasherama.com/features/harry.HTML
26. James Buhler et David Neumeyer, Hearing the Movies: Music and Sound in Film History (New York: Oxford University Press, 2016), p. 383.
27. De nos jours, bien entendu, des sons synthétiques « rétro » sont disponibles sur les stations audionumériques. On peut faire un clin d’œil aux films slasher et science-fiction avec un simple clic. L’un des hommages les moins déguisés aux bandes sonores synthétiques des années 1980 est la musique composée par Michael Stein et Kyle Dixon pour Stranger Things (Netflix, 2016-), une série de science-fiction horrifique située dans cette époque.
28. Michael Schelle, The Score: Interviews with Film Composers, (Los Angeles: Silman-James Press, 1999), p. 390.
GENGARO Christine, «Contextualiser la bande sonore du « Shining » – Christine Lee GENGARO », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2020, mis en ligne le 1er novembre 2020. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/contextualiser-la-bande-sonore-du-shining-christine-lee-gengaro/
Christine Lee Gengaro enseigne l’histoire de la musique à Los Angeles City College. Elle a publié « Listening to Stanley Kubrick: the music in his films » (Scarecrow, 2012).