Le bel avenir promis aux séries américaines en Chine a été entravé, encore une fois, par l’intervention des autorités. Le retrait de quatre séries américaines sur les plateformes légales en avril 2014 pourrait bien être un signe que les autorités chinoises, qui laissaient auparavant le champ libre à la diffusion des contenus audiovisuels étrangers sous licence sur Internet, vont imposer une surveillance plus stricte des contenus. L’acquisition de séries américaines serait à l’avenir de plus en plus difficile pour les plateformes chinoises. En plus des séries américaines, l’acquisition d’émissions chinoises serait également désormais de moins en moins faisable.
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Contenu
Introduction
Cet article sur le processus de concentration du marché des plateformes de streaming de vidéo en Chine s’appuie sur deux hypothèses inspirées des divers travaux de Bernard Miège, Pierre Mœglin et Philippe Bouquillion [1] :
— l’incertitude générale quant à la valeur des produits culturels est aggravée en Chine par l’intervention récurrente des autorités.
— des groupes industriels issus d’autres secteurs économiques interviennent de plus en plus dans le marché du streaming, car celui-ci est considéré comme un moyen d’accès important aux consommateurs. Cela leur permet également de diversifier leurs activités de base et de renforcer leur valorisation boursière.
L’articulation entre les industries culturelles et les industries de la communication contribue à la concentration dans les deux secteurs [2]. Comme l’a expliqué Philippe Bouquillion, « à chaque absorption d’une nouvelle entité par un pôle ou un groupe, la valorisation boursière d’un nouvel ensemble est évaluée à un niveau supérieur à la valorisation des deux sociétés antérieurement distinctes » (Bouquillion, Combès, dirs, 2007 : p. 180). Ensuite, ces regroupements permettent la diversification des activités. Philippe Bouquillion voit trois types d’articulation entre ces deux branches industrielles : a) les fabricants de matériels s’associent avec des producteurs de contenus. Cette stratégie permet aux fabricants de matériels de devenir des agrégateurs de contenus et d’occuper la place dominante dans les deux branches ; b) les pôles de contenus cherchent à « prendre des positions dans l’Internet » (Bouquillion, 2008 : p. 197). Pour les producteurs de contenus, ce type d’articulation leur permet d’endiguer le développement des échanges illégaux, de recouvrir une part des revenus perdus par le piratage existant toujours et de mieux promouvoir leurs produits ; c) les industriels de l’Internet s’articulent avec les industries culturelles, en lançant des « plates-formes proposant à titre payant l’acquisition ou la location de produits des industries des ICM (les industries de la culture et des médias) » (Bouquillion, 2007 : p. 18).
La faiblesse du modèle UGC (user generated content) en Chine
Le succès de YouTube a d’abord encouragé l’industrie de la vidéo en ligne à adopter le modèle user generated content (UGC), mais manifestement on n’avait pas anticipé la faiblesse actuelle de celui-ci en 2004. Les plateformes chinoises de streaming de vidéo s’éloignent aujourd’hui d’une stratégie d’hébergement et de partage. Deux facteurs expliquent cela.
Premièrement, la quantité et la qualité des vidéos générées par les internautes chinois sont beaucoup plus faibles qu’ailleurs dans le monde. Les internautes chinois sont toujours moins enclins à poster des vidéos originales (par rapport aux photos ou aux textes), même si les plateformes de streaming ont fait des efforts depuis une dizaine d’années pour former des internautes à cette pratique. Néanmoins, le modèle UGC s’avère incapable d’attirer suffisamment d’annonceurs.
Deuxièmement, le modèle UGC est risqué en Chine, à cause de la surveillance des autorités. Non seulement les sites internationaux de l’industrie de la vidéo en ligne (notamment YouTube) sont interdits, mais les autorités surveillent rigoureusement les contenus des plateformes chinoises, notamment les vidéos générées par les internautes. De surcroît, même la diffusion de contenus non politiques, mais comprenant des éléments érotiques ou criminels expose les sites à de graves sanctions économiques et administratives. En conséquence, le développement du modèle UGC est extrêmement limité en Chine. L’histoire de 56.com est éloquente [3]. Cette plateforme (créée en 2004), axée toujours sur le modèle UGC, était l’un des premiers acteurs dans l’industrie chinoise de la vidéo en ligne. En proposant des vidéos faites par les internautes, 56.com était la plateforme de partage de vidéos la plus populaire entre 2005-08. Cependant, après le séisme du 21 mai 2008 au Sichuan [4], 56.com a pratiquement disparu du radar. Dans une mesure de respect pour les victimes, tous les services de divertissement sur Internet devaient s’arrêter pendant trois jours. Une joueuse en ligne, mécontente de l’arrêt temporaire, a posté une vidéo injuriant les victimes du séisme. La vidéo a rapidement circulé dans le pays entier via les plateformes, y compris 56.com, et a provoqué une grosse colère chez les internautes. Les autorités ont pris tout de suite des mesures contre les plateformes concernées. En tant que première plateforme de partage de vidéos à ce moment-là, 56.com a subi la sanction la plus grave, et en plus d’une lourde amende, fut bloquée du 4 juin au 10 juillet 2008. Une autre plateforme UGC populaire, Tudou.com (« patate »), était aussi interdite pendant quelques jours. Après cet incident, en raison des risques du modèle UGC, la majorité des plateformes de streaming de vidéos ont investi de plus en plus de capitaux dans l’achat de contenus sous licence. Parallèlement, de moins en moins d’investisseurs extérieurs ont envie de soutenir les plateformes UGC. Par exemple, Tudou.com se focalise aujourd’hui sur l’achat de séries télévisées et d’émissions de télévision, même si son slogan est toujours « chacun est le réalisateur de sa vie ». Quant à 56.com, qui reste fidèle au modèle UGC, faute de soutiens financiers extérieurs, elle est aujourd’hui marginalisée.
La stratégie d’acquisition des contenus sous licence
Graphique 1
D’après le graphique 1, les films, les séries et les émissions de télévision sont les trois catégories les plus regardées sur les plateformes de streaming chinoises. Ils devancent sensiblement les autres catégories. Aussi selon iResearch, une société d’études chinoise, entre janvier et novembre 2013, les séries télévisées sont la catégorie la plus regardée en termes de durée (55 %). Derrière les séries télévisées, les émissions de télévision (11,7 %) et les films (9 %) occupent les deuxième et troisième places.
S’inspirant de l’expérience de YouTube, les plateformes chinoises ont lancé des chaînes thématiques, engageant des producteurs de contenus semi-professionnels. Cependant, les résultats en termes d’audience n’ont pas été concluants. Les contenus sous licence sont à présent le dernier atout pour assurer l’audience. Quatre facteurs fondamentaux expliquent pourquoi de plus en plus de Chinois migrent de la télévision vers les plateformes de streaming, notamment pour regarder des séries.
Premièrement, par rapport à la télévision, les plateformes de streaming de vidéos donnent de l’autonomie. Tous les contenus sous licence (sauf certains films) étant disponibles gratuitement, les utilisateurs peuvent regarder n’importe quelle série, et n’importe quel épisode, alors que les chaînes peuvent diffuser entre deux et quatre épisodes d’une série par jour. Deuxièmement, bien que toutes les plateformes imposent de la publicité pre-roll (de 30 secondes à deux minutes, sans possibilité de la sauter) avant chaque vidéo, le volume des annonces à la télévision est quand même beaucoup plus important. Troisièmement, grâce à l’optimisation de l’infrastructure et l’évolution technologique, aujourd’hui, il n’y a quasiment plus d’écart de qualité technique entre les plateformes et la télévision. Quatrièmement, même si, en tant que média de masse, les chaînes de télévision ont été en mesure de mieux promouvoir des séries télévisées, les plateformes de streaming ont pu ensuite mieux les acheter en fonction de l’audience obtenue lors de la télédiffusion.
En raison de ce succès, les principales plateformes de vidéos en ligne se disputent, parfois déraisonnablement, des droits de diffusion des meilleurs contenus sous licence, en particulier des séries télévisées. Par exemple, le numéro un chinois, Youku & Tudou – qui prétend, début 2014, avoir atteint, au quatrième trimestre de 2013, pour la première fois, la rentabilité [5] – a consacré en 2013 plus de 1,4 milliard de yuans (235 millions $), soit 47 % du budget annuel, à l’achat de contenus sous licence. En décembre 2012, tv.sohu.com a payé 100 millions de yuans (11,8 millions €), pour le droit de diffusion exclusive sur Internet de The Voice of China 2013 ; V.qq.com a acheté le droit exclusif de diffusion sur Internet de The Voice of China 2014 pour 250 millions de yuans (30 millions €) ; Sohu.com a mis 300 millions de yuans (35 millions €) pour la seconde saison de House of Cards ; iQiyi.com (=« extraordinaire ») a payé 200 millions de yuans (24 millions €), pour les droits de diffusion exclusive sur Internet de trois émissions chinoises populaires (Où allons-nous, papa ? [6], Kang Xi Lai Le [7] et Happy Camp [8]).
Graphique 2 :
Bien qu’en nombre les consommateurs de films soient légèrement plus importants que ceux des séries (Graphique 1), au niveau du temps consacré, la série télévisée devance largement toutes les autres catégories de contenus (Graphique 2). Grâce à cela, la série a logiquement la faveur des annonceurs. En conséquence, le prix moyen de l’acquisition du droit de diffusion des séries chinoises populaires a considérablement augmenté ces dernières années. En 2008, la plateforme de streaming de vidéo créée par le portail Sina.com [9], Video Sina, n’a payé que 200 000 yuans (23 529 €) pour le droit de diffusion exclusive des 81 épisodes (environ 40 minutes par épisode) de la série la plus populaire, Wu Lin Wai Zhuan. Cependant, depuis 2011, le prix moyen des droits de la diffusion exclusive sur Internet d’un seul épisode d’une série télévisée chinoise coûte désormais 300 000 yuans. Tv.Sohu, Youku, PPS ont mis respectivement, 30 millions de yuans (3,5 millions €) à Xin Huan Zhu Ge Ge [10] (98 épisodes), 25 millions de yuans (3 millions €) à Qing Cheng Xue [11] (50 épisodes), 22 millions de yuans (2,6 millions €) à Wang De Nu Ren [12] (32 épisodes).
La créativité et la qualité des séries chinoises entravées par la censure
L’augmentation rapide des prix d’acquisition des contenus sous licence s’explique non seulement par la grande demande de contenus, mais aussi par la pénurie de contenus de qualité produits par l’industrie audiovisuelle chinoise. La censure est considérée par les producteurs chinois comme le premier responsable du manque de créativité ; sa rigueur s’explique normalement par l’absence d’un système de classification télévisuel et cinématographique. Les réalisateurs de séries et de films critiquent régulièrement les règles tatillonnes imposées par les autorités, qui tiennent à limiter la diffusion de tout contenu promouvant les droits de l’homme ou critiquant le socialisme. Lors de la Conférence Consultative Politique du Peuple Chinois (CPPCC) [13] en 2014, l’un de ses représentants, l’acteur et réalisateur Zhang Guoli a souligné : « Si quelqu’un avait tourné House of Cards en Chine, il aurait certainement été censuré » [14]. On cite ici quelques extraits du « Règlement des contenus des séries télévisées chinoises » décrété par l’Administration d’État de la presse, de l’édition, de la radio, du film et de la télévision de Chine (SARFT) :
– Le personnage principal ne doit pas être trop séduisant, et une maîtresse ne peut pas être heureuse. Le règlement dit : les séries télévisées ne doivent pas inclure des contenus contraires à la morale sociale et à la culture chinoise traditionnelle. Les feuilletons actuels perturbent l’ordre public et la morale de la société. Le rôle d’une maîtresse doit habituellement être dépeint de façon négative à des fins pédagogiques.
— Pas d’enfants hors mariage. Le règlement dit : les séries télévisées interdisent tout contenu qui viole les lois préexistantes et les réglementations administratives. Selon les « Règles du Planning Familial chinois », ceux nés après les années 1980 doivent respecter la politique de l’enfant unique, tandis qu’un certificat de naissance est nécessaire pour avoir un enfant. Les enfants illégitimes sont ainsi hors-la-loi.
— Les superpouvoirs n’existent que dans les feuilletons pour enfants. Le règlement dit : les séries télévisées ne doivent pas promouvoir les cultes et la superstition. Les « extra-terrestres » ou des héros avec des superpouvoirs ne peuvent exister que dans les programmes pour enfants.
— Pas de flirts ou de violence à l’école. Le règlement dit : les programmes télévisés ne doivent pas inclure des contenus nocifs pour la santé physique et mentale des mineurs. L’opinion publique pense que draguer sur le campus affecte les études des jeunes. Dès lors, des scènes montrant des adolescents ou des étudiants flirtant ensemble sont interdits. Il en est de même pour la violence à l’école, qui va à l’encontre des droits et intérêts légitimes des mineurs. [15]
Le processus de censure des séries télévisées en Chine est très complexe. D’abord, les sociétés de production doivent s’autocensurer. Ensuite, elles soumettent le titre et le synopsis au Bureau provincial de l’Administration d’État de la presse, de l’édition, de la radio, du film et de la télévision de Chine (SARFT), pour obtenir l’autorisation de tournage. Puis, après le tournage, la version finale doit de nouveau passer par le SARFT qui livre un certificat autorisant la diffusion à la télévision. Voilà le processus normal. Au cas où une série touche des sujets potentiellement sensibles, tels que certains événements historiques, la vie des dirigeants, l’espionnage, la religion, la médecine, la police, l’éducation, la justice, la diplomatie, elle est obligé de se soumettre à la censure par les ministères correspondants (Sécurité d’État, Affaires étrangères, Santé, etc.). En conséquence, le modèle de production des séries chinoises est très différent de celui des séries étrangères. Il faut en tourner l’ensemble d’une saison avant sa diffusion, ce qui ne garantit pas sa qualité.
Certes, la production de l’industrie chinoise est techniquement sous-développée par rapport à d’autres pays, en particulier l’Europe, le Japon, la Corée du Sud et les États-Unis. Mais la censure aggrave cet écart, et les contenus sont plutôt insipides. Car il faut que les réalisateurs et les scénaristes soient très prudents afin de limiter les risques. En conséquence, les productions audiovisuelles de qualité sont de plus en plus rares, et la majorité des séries chinoises ont connu ces dernières années des audiences décevantes, même si la Chine est devenue depuis une dizaine d’années le plus grand producteur de séries télévisées au monde. Selon Enfodesk, en 2013, environ 17 000 épisodes de séries télévisées ont été réalisés en Chine. Mais seulement 7000 épisodes ont été diffusés, et seulement 400 séries (environ) ont dépassé 1 % d’audience. Moins de 10 séries en ont atteint 2 %. 70 % des séries ont moins de 0,5 % d’audience. Seul un petit nombre de séries télévisées chinoises de qualité sont les principaux contributeurs aux plateformes chinoises de streaming de vidéos.
La floraison des séries américaines et britanniques en Chine
Ces dernières années, via l’Internet, les séries américaines et britanniques ont gagné du terrain auprès de la jeunesse chinoise. Le succès de ces séries en Chine s’explique par trois facteurs.
Premièrement, la pénétration de la langue anglaise chez la jeunesse chinoise. En 1980, dans le nouveau cadre des projets d’échanges culturels entre la Chine et les États-Unis, trois séries américaines The Man from Atlantis (L’Homme de l’Atlantide), Commando Garrison et What’s up Doc ? ont été diffusées par la China Central Television (CCTV) [16]. Elles étaient très bien accueillies pendant dix ans par les téléspectateurs chinois. Cependant, depuis lors, très peu de séries étrangères ont été diffusées sur les chaînes chinoises. Depuis les années 1990, des séries télévisées américaines telles que Friends, Prison Break, Lost, ont apporté du nouveau, à travers des piratages de VHS et DVD, les téléchargements sur Internet et les plateformes illégales. De nombreux étudiants chinois de cette époque-là ont vu ces séries comme les « manuels » pour apprendre l’anglais.
Deuxièmement, les efforts des équipes de traducteurs volontaires en Chine. Dès qu’un épisode est diffusé sur les chaînes américaines, les équipes de traduction peuvent tout de suite l’obtenir par le téléchargement illégal, acquérir les sous-titres anglais par des moyens informels et les traduire rapidement en chinois. Aussitôt que le lendemain, les internautes chinois peuvent le voir. Il faut souligner que la majorité des équipes de traducteurs en Chine n’est pas rémunérée.
Troisièmement, la loi contre les plateformes illégales de streaming. Les plateformes légales permettent également aux internautes de regarder un grand nombre de séries américaines, gratuitement. Parallèlement, les autorités exercent depuis longtemps une censure beaucoup moins sévère pour les séries anglo-saxonnes disponibles sur l’Internet.
Graphique 3 :
Tv.sohu.com |
V.qq.com |
Youku & Tudou |
iQIYI & PPS |
|
Nombre de licences |
54 séries |
47 séries |
58 séries |
41 séries |
136 saisons |
112 saisons |
118 saisons |
89 saisons |
|
1919 épisodes |
1693 épisodes |
1499 épisodes |
1150 épisodes |
|
Diffusions exclusives |
9 séries, 16 % |
3 séries, 6 % |
14 séries, 24 % |
6 séries, 14 % |
Emmy Awards |
13 séries, 24 % |
13 séries, 27 % |
10 séries, 17 % |
12 séries, 29 % |
Série exclusive ayant la meilleure note sur Douban.com [17] |
The Big Bang Theory – S2 (9,4) |
CSI – S14 (8,6) |
Under the Dome – S1 (7,0) |
Lost – S6 (8,9) |
Au fur et à mesure que les séries américaines sont bien accueillies en Chine, après quatre ans de régulation contre les plateformes illégales, les plateformes légales possèdent de plus en plus de licences des séries anglo-saxonnes (voir graphique 2). Par exemple, Youku.com a acheté au début de 2014 plus de 50 nouvelles séries américaines, y compris dix séries sous licence exclusive : Under the Dome (S2), The Walking Dead (S4), Dracula (S1), etc. En plus, elle a lancé le 18 avril 2013 une chaîne de séries britanniques, en validant l’accord de coopération stratégique exclusive avec la BBC signé en mars 2013. Plus de 40 séries britanniques qui jouissent d’une popularité grandissante auprès du public chinois, comme Sherlock (S3 exclusive), Downton Abbey (S4 exclusive), Black Mirror (S2 exclusive), The Fades, Misfits, Emma, sont désormais proposées sur Youku.com.
Le prix moyen d’acquisition des séries américaines et britanniques est beaucoup moins cher que pour les séries chinoises les plus populaires. D’après le PDG de la société Sohu, Zhang Chaoyang (Charles Zhang), le budget pour l’achat des séries étrangères était de 60 millions $ pour 2012, et a atteint près de 80 millions $ en 2013 pour plus de 50 séries américaines et britanniques [18]. En plus d’un petit nombre de séries relativement chères, à l’instar de la deuxième saison de House of Cards (35 millions €, d’après les internautes chinois « bien informés »), Sohu n’a payé qu’en moyenne moins d’un million de yuans (160 000 $) pour une série américaine ou britannique – soit environ 400 000 yuans (60 000 $) pour un épisode, beaucoup moins chère qu’un épisode de série chinoise qui dépasse facilement 10 millions de yuans). De surcroît, selon iResearch, le prix de vente des séries anglo-saxonnes a augmenté moins de 15 % par an pendant les trois dernières années, beaucoup moins que les séries chinoises.
Plus une plateforme offre des séries anglo-saxonnes, plus elle acquiert un « label de qualité », et plus elle attire des annonceurs, notamment ceux des grandes marques. Selon le moteur de recherche Baidu, entre 2009 et 2013, la fréquence des recherches sur les séries américaines et britanniques a augmenté de 100 %. Selon une étude d’Enfodesk auprès des deux plus grands forums de cinéma en Chine, Douban.com et Mtime.com [19], 86 % des utilisateurs sur ces deux sites sont aussi fans des séries anglo-saxonnes [20]. Une étude d’iResearch en 2012 va dans le même sens [21]. Dans les quatre villes où le coût de la vie est le plus cher (Beijing, Shanghai, Guangzhou, Shenzhen), 30,7 % des utilisateurs des plateformes préfèrent regarder en ligne les séries américaines et britanniques, plus que les séries chinoises (18,9 %), les séries japonaises et coréennes (13,7 %) et les séries d’autres pays (1,5 %). À Beijing et à Shanghai, les séries américaines ont les meilleures audiences, respectivement 34,2 % et 34,7 %. Bien que les séries hongkongaises et taïwanaises occupent toujours dans les quatre villes citées ci-dessus une audience forte (35,2 %), les séries américaines et britanniques, qui drainent les internautes chinois les plus diplômés, attirent de nombreux annonceurs aux plateformes. Par contre, les séries chinoises et coréennes, qui intéressent plutôt les internautes les moins diplômés, ne permettent pas aux plateformes chinoises de maximiser la vente publicitaire, bien qu’elles aient les audiences les plus importantes en ligne (Graphique 3). Selon la société Sohu, grâce à la diffusion exclusive de la première saison de House of Cards, sa plateforme Tv.Sohu.com a attiré depuis mars 2013 beaucoup d’annonceurs importants comme BMW, Mercedes-Benz, Cadillac, Chanel, Dior, VISA, Intel, Microsoft, Samsung [22].
Graphique 3 :
Classement Top 5 de la durée de diffusion en ligne en Chine de séries télévisées
(toutes régions confondues), février 2014
Nom |
Pays |
Durée de diffusion (millions d’heures) |
Visiteurs uniques (millions) |
|
1 |
« Xiang Cun Ai Qing Yuan Wu Qu » (« Countryside Love » S7) |
Chine |
180 |
81,7 |
2 |
« Feng Shen Ying Xiong Bang » (« The First Myth ») |
Chine |
165 |
86,2 |
3 |
« My Love from the Star » |
Corée du Sud |
131 |
84,8 |
4 |
« Xin Gui Mi Shi Dai » (« New Era of Girlfriends ») |
Chine |
87 |
41,5 |
5 |
« Sui Tang Ying Xiong » – S3 (« Heroes of Sui and Tang Dynasties ») |
Chine |
86 |
48,3 |
L’intervention de l’État pour lutter contre les plateformes illégales
Le développement des plateformes légales bénéficie de l’intervention de l’État, dont la politique est de lutter contre les plateformes illégales. Pendant une première période (2005- 2008) de développement de la vidéo en ligne en Chine, il n’existait aucune régulation contre la circulation illégale des contenus sur Internet. Les séries télévisées, les émissions de télévision et les films postés par les internautes étaient regardés sur toutes les plateformes de streaming, légales et illégales. Les plateformes légales qui avaient investi dans l’achat des contenus sous licence subissaient alors des pertes cruelles. Sous la pression des sociétés de divers marchés d’Internet (musique en ligne, jeu vidéo en ligne, édition numérique, logiciel, etc.), les autorités chinoises – L’Administration nationale du droit d’auteur de Chine (NCAC : National Copyright Administration of China), le Ministère de la sécurité publique de Chine (MPS : Ministry of Public Security of the People’s Republic of China) et le Ministère de l’industrie et la technologie informationnelle de Chine (MIITC : Ministry of Industry and Information Technology of the People’s Republic of China) – ont lancé le 21 juillet 2010 « Action Jian Wang » (l’action Épée) contre le piratage et les échanges illégaux sur Internet. De nombreuses plateformes illégales de streaming, des pirates notoires, des moteurs de recherche (y compris Baidu.com), des services P2P illégaux étaient sanctionnés par une amende et par l’obligation de se régulariser. Même si le téléchargement illégal existe toujours, l’industrie chinoise de la vidéo en ligne est désormais fortement régulée.
Des facteurs entravant les plateformes de vidéos en ligne
Selon une enquête du CNNIC (China Internet Network Information Center) en 2012, seulement 6,8 % des internautes chinois acceptent le modèle payant, et 49 % des internautes chinois le refusent nettement. Même si 44,2 % des internautes déclarent que cela dépend de la qualité de la vidéo, le modèle payant reste extrêmement faible (graphique 4). Faute de mieux, les sites ont tous choisi le modèle « gratuité et publicité ». Mais en plus de la concurrence féroce pour l’achat de licences, les sociétés doivent affronter d’autres problèmes.
Graphique 4 :
D’abord, les différentes plateformes se ressemblent : presque toutes sont largement inondées de séries, d’émissions de télévision et de films. En même temps, chaque plateforme risque de perdre à tout moment des utilisateurs fidèles. Dès qu’un internaute a terminé une série sur une plateforme et s’intéresse à une autre, il est bien possible qu’il aille sur d’autres plateformes. D’après un rapport d’iResearch, en 2013, 57,4 % des internautes chinois accèdent à un contenu sous licence en ligne via le moteur de recherche, sans aller directement sur une plateforme.
Deuxièmement, il sera de plus en plus dur d’obtenir les contenus sous licence de qualité, en particulier les émissions de télévision chinoises et les séries télévisées américaines. Les chaînes chinoises ont rompu le partenariat avec les plateformes. Face à la concurrence rude menée par ces dernières, les chaînes de télévision veulent aussi être présentes sur ce nouveau marché publicitaire. Elles ont bien remarqué que leurs contenus vendus régulièrement aux plateformes apportent à ces dernières des revenus au moins le double du prix de l’acquisition. Le 9 mai 2014, la première chaîne de télévision de divertissement chinoise, Hunan Satellite TV [23], a déclaré qu’elle ne vendra plus ses émissions aux plateformes, et a lancé sa propre plateforme de streaming Hunantv.com le 20 avril 2014, ce qui a créé une vague de panique chez les autres sites en ligne. Car des programmes produits par Hunan TV, comme Happy Camp et Tian Tian Xiang Shang [24], ont souvent eu les plus grandes audiences sur les plateformes de streaming (avec plus de 42 millions de visiteurs uniques en moyenne par mois, Happy Camp est souvent le leader pour les audiences en ligne ; avec plus de 20 millions de visiteurs uniques en moyenne par mois, Tian Tian Xiang Shang est souvent entre la 5ème et la 6ème place) [25].
Enfin, il pourrait devenir plus difficile pour les plateformes d’obtenir le droit de diffusion d’une série américaine ou britannique. En avril 2014, quatre séries américaines sur les principales plateformes en ligne, The Big Bang Theory, The Good Wife, NCIS et The Practice, ont été interdites par l’Administration d’État de la Presse, de l’Édition, de la Radio, du Film et de la Télévision de Chine (SARFT). Cette dernière a expliqué que la décision avait pour objectif de « renforcer la bonne supervision et l’édification d’un environnement de l’Internet sain et civilisé, d’éviter que les programmes télévisés sur l’Internet avec des contenus et styles vulgaires, ultra-violents et obscènes aient une mauvaise influence sur la société » [26]. Dans le cas de ces quatre séries très populaires chez les internautes chinois, et comprenant peu d’éléments sexuels ou politiques, il reste difficile de savoir pour quelles raisons leur diffusion avait été jugée inappropriée par les autorités, car des séries américaines violentes et avec une forte dimension érotique comme The Walking Dead, Masters of Sex, Hannibal sont toujours disponibles sur les plateformes. On apprendra ultérieurement que The Big Bang Theory, The Good Wife et Under the Dome seront diffusées sur la chaîne payante de la CCTV dans une version édulcorée. Depuis août 2013, une des chaînes du réseau d’État CCTV (Di Yi Ju Chang, « China Premier Theater »), payante, diffuse à partir de minuit tous les jours les saisons 1-4 de Game of Thrones en V.O. sous-titrée en chinois. Cette chaîne a un partenariat avec HBO et propose la même version de Game of Thrones qu’à Singapour, pré-censurée par HBO. Selon les forums sur Internet, cette chaîne, qui diffuse un certain nombre de séries américaines, n’a pas beaucoup d’abonnés pour l’instant (chiffre non disponible). CCTV possède une chaîne de séries gratuite (CCTV-8), très populaire, qui propose aussi des séries et des sitcoms américaines (Band of Brothers, Grey’s Anatomy, Ugly Betty, Desperate Housewives, Everbody loves Raymond) qui peinent à trouver un public en raison d’un mauvais doublage, et des coupes importantes. |
Fusions et rachats dans le marché des plateformes de streaming
Le marché chinois de la vidéo en ligne a connu ces dernières années une croissance économique appréciable (graphique 5). Bien que la faiblesse du modèle payant, l’insuffisance des contenus de qualité et les contraintes imposées par les autorités fassent que le coût de fonctionnement s’est considérablement augmenté ces dernières années, les investisseurs y voient un marché embryonnaire, et prometteur. Alors que les sociétés chinoises, à l’instar des plateformes mondiales de vidéo en ligne, n’ont pas encore trouvé de solution pour monétiser des audiences gigantesques (à part Youku & Tudou qui a atteint à la fin de 2013 le seuil de rentabilité d’après ses dires, toutes les autres plateformes chinoises sont déficitaires), de nombreux capitaux externes ont été injectés dans le marché chinois. En conséquence, un tout petit nombre de sites dominent le marché, tandis que de nombreuses petites plateformes manquant de soutiens financiers externes perdent leurs parts de marché. Entre 2012 et 2013, une série de fusions et rachats ont eu lieu, et 70 % du marché des plateformes de vidéo en ligne chinois est aujourd’hui accaparé par cinq grandes sociétés (graphique 6). Plus une plateforme bénéficie des soutiens financiers, plus elle est capable d’acheter des contenus, et plus elle est en position de force.
Graphique 5 :
Graphique 6 :
Le 12 mars 2012, Youku.com a annoncé le rachat de son concurrent Tudou.com qui s’est effectué par échange de titres pour un montant non communiqué. Les deux sociétés sont désormais fusionnées dans une nouvelle entité baptisée Youku & Tudou. Avant la fusion, les parts du marché de streaming vidéo en 2011 de Youku et de Tudou ont été respectivement 21,8 % et 13,7 %. Quels facteurs ont alors poussé à cette fusion ? Tudou.com avait eu avant la fusion des problèmes financiers importants. En 2011, le déficit de cette plateforme, qui a poursuit sa stratégie UGC, a atteint 510 millions de yuans (60 millions €). En deuxième lieu, le numéro un, Youku, a cherché à renforcer sa domination du marché chinois, en intégrant l’un de ses concurrents qui, malgré son déficit important, drainait encore beaucoup de jeunes.
La société Youku & Tudou revendique aujourd’hui plus de 400 millions d’utilisateurs. Selon le rapport financier annuel de 2013 publié le 28 février 2014, son chiffre d’affaires s’élève à 3 milliards de yuans (soit 352 millions €) contre 1,8 milliard de yuans (211 millions €) en 2012. Les revenus publicitaires représentent quasiment la totalité du chiffre d’affaires (2,7 milliards de yuans, soit 317 millions €). Malgré l’augmentation du chiffre d’affaires, la société est toujours en déficit, estimé à 580 millions de yuans (68 millions €) en 2013 contre 424 millions de yuans (50 millions €) en 2012. La raison majeure du déficit en 2013 provient de l’achat des contenus (140 millions de yuans, soit 16 millions €), ce qui représente 47 % du total, contre le coût de bande passante, 30 %, et les frais d’administration, 23 %. Bien que la plateforme occupe aujourd’hui la première place sur le marché chinois, en réalité cette fusion n’a pas jusqu’à présent réussi à créer de véritables synergies.
Le noyau stratégique de cette fusion consiste à associer deux modèles (UGC et contenus sous licence) dans une même entité. La nouvelle société Youku & Tudou présente d’emblée sa stratégie en termes du modèle BU (Business Unit) [27], ou les deux composantes prétendent fonctionner de façon indépendante. Comme l’a souligné Victor Koo, le président de Youku & Tudou, « l’enjeu de la nouvelle société consiste à faire Youku plus Youku et Tudou plus Tudou » [28], c’est-à-dire que Youku.com poursuit sa stratégie originelle d’achat des contenus sous licence ; en revanche, Tudou continue à se concentrer sur les contenus UGC et à cibler les utilisateurs plus jeunes. Néanmoins, à cause de la faiblesse du modèle UGC en Chine, la situation de Tudou devient de plus en plus critique. Selon iResearch, avec 13,6 millions de visiteurs uniques en janvier 2014, Tudou a occupé la 7ème place sur le marché chinois, se laissant distancer largement par Youku, qui en a eu 30,5 millions. Pour remédier à cette situation, Tudou s’oriente de plus en plus vers les contenus sous licence. En conséquence, des contenus similaires apparaissent sur les deux plateformes. D’après une étude, 70 % des contenus sur les deux plateformes sont analogues [29], ce qui s’éloigne sensiblement de l’intention originale de la fusion. Bref, Tudou est devenue un fardeau pour Youku.
La fusion entre deux plateformes de streaming et un moteur de recherche
En essayant de reproduire le succès de hulu.com aux États-Unis, le géant moteur de recherche chinois Baidu a créé en 2010 iQiyi.com, qui propose gratuitement en ligne des vidéos sous licence. Ensuite, le 7 mai 2013, Baidu a acquis PPS, l’une des plateformes les plus connues en Chine de streaming P2P, pour 370 millions $ (soit 283 millions €) et fusionnera PPS avec iQiyi.com. Cette opération a été vue, dans l’industrie, comme une contre-stratégie face à la situation créée par la fusion entre Youku et Tudou. iQiyi et PPS ont réussi l’interconnexion des comptes d’utilisateurs et des plateformes publicitaires ; avec un seul compte, les utilisateurs et les abonnés payants [30] peuvent profiter des services sur les deux plateformes. PPS deviendra désormais une sous-marque d’Iqiyi.com. Grâce à cette fusion, iQiyi & PPS concurrence Youku & Tudou. Enfin, la vidéo en ligne est considérée comme une filière extrêmement importante ; c’est un accès qui permet un trafic énorme, et Baidu ne veut pas perdre cette part considérable du marché en Chine. Posséder ces deux plateformes de vidéo en ligne contribue donc à la stratégie tous azimuts de Baidu.
iQiyi & PPS dépend de Baidu dans deux domaines. D’abord, les investissements réguliers provenant de Baidu permettent à iQiyi & PPS d’avoir une fiable base financière pour concurrencer les autres sociétés sur le marché, en particulier Youku & Tudou. iQiyi, notamment, qui se concentre sur la vidéo de format long et de haute définition, a besoin de davantage d’investissements pour l’achat de vidéos sous licence, et pour maintenir sa bande passante énorme. Ensuite, à l’instar de YouTube qui dépend de Google, iQiyi & PPS bénéficie également de la puissance de Baidu. La domination du marché publicitaire sur Internet, et la capacité de guider les internautes de Baidu ont permis à iQiyi & PPS d’obtenir confortablement une quantité importante de trafic et d’annonceurs ; les big data de Baidu peuvent contribuer à l’achat de contenus sous licence et la production maison. Le PDG d’iQiyi, Yu Gong, a souligné que « s’appuyant sur la base de données de Baidu, on peut mieux connaître les intérêts des internautes quant à la vidéo en ligne. Tant sur l’achat des contenus sous licence que sur la production maison, les capacités de Baidu facilitent largement nos travaux » [31].
Le rapprochement entre une plateforme de streaming et un détaillant d’appareils ménagers
Le 28 octobre 2013, le premier détaillant chinois d’appareils ménagers Suning Commerce Group Co. Ltd. [32], et Hony Capital, un fonds associé à Lenovo [33], ont annoncé la décision d’investir 420 millions $ (304 millions €) dans PPTV. Avec 250 millions $ (180 millions €) d’investissements représentant 44 % des actions de PPTV, Suning est dès lors devenue le principal actionnaire de PPTV. Cette opération s’explique par trois grands facteurs.
Premièrement, Suning Groupe attache beaucoup d’importance à la vente des appareils ménagers via l’Internet. La télévision connectée est envisagée comme le futur locomotif de l’industrie, et Suning a déjà établi de nombreux partenariats avec des producteurs de télévision connectée. Le seul inconvénient actuel pour Suning, c’est le manque de contenus ; elle a besoin d’affilier une société productrice de contenus adaptés à la télévision connectée. Après les rachats de plateformes de streaming ces dernières années (PPS par iQiyi, Tudou par Youku), PPTV était alors la seule entreprise de streaming en ligne correspondant à la stratégie de Suning. Le rapprochement avec PPTV a permis à Suning de renforcer les partenariats avec les producteurs de la télévision connectée et de renforcer sa position dans la filière de la télévision connectée.
Deuxièmement, PPTV est également une plateforme avec 300 millions d’utilisateurs qui devrait permettre à Suning d’améliorer les moyens de diffusion de ses publicités. Bénéficiant de nombreux partenariats avec des fabricants divers, Suning n’a jamais manqué d’annonceurs, mais de supports publicitaires.
Troisièmement, PPTV avait besoin de soutien financier. L’industrie de streaming en Chine est coûteuse, au niveau de la bande passante et de l’achat de contenus. Les revenus provenant de la publicité et des abonnements payants ne suffisaient pas pour le fonctionnement de PPTV. Le choix de Suning donne à PPTV un autre avantage, son indépendance ; en tant que « novice » sur le marché du streaming, Suning n’interviendra pas dans les activités de PPTV.
La coopération entre une plateforme de vidéo et un géant du commerce en ligne
Le 28 avril 2014, le numéro un chinois du commerce en ligne Alibaba [34] a acquis Yunfeng Capital, cofondé par Jack Ma (le fondateur d’Alibaba), pour 1,22 milliard $ de parts dans Youku & Tudou. Après cette opération, Alibaba contrôlera 16,5 % de Youku & Tudou, tandis que Yunfeng Capital en prendra 2 %.
Pour Youku & Tudou, ce rapprochement avec Alibaba lui apporte plusieurs avantages. D’abord, il s’agit d’un soutien financier en mesure de secourir Youku & Tudou en cas de besoin, en particulier face à la pression de plus en plus forte du numéro deux du secteur, iQiyi & PPS. La participation d’Alibaba permettra en plus à Youku & Tudou de se développer indépendamment. Grâce à cet investissement, Youku & Tudou ont doublé son trésor pour acquérir des contenus et pour faire des investissements d’infrastructure. Ensuite, elle pourrait également renforcer ses partenariats avec de grands studios américains, et proposer sur ses plateformes (Youku et Tudou) des contenus exclusifs. En tant que partenaire exclusif sur Internet en Chine, Youku & Tudou s’est associée avec Disney, le 24 mars 2014, pour le lancement du film Captain America : The Winter Soldier à Pékin, et l’a proposé exclusivement sur ses plateformes. Le film a apporté aux deux plateformes un total de 20 millions de visiteurs uniques.
Enfin, Youku & Tudou pourrait profiter des big data d’Alibaba pour améliorer les ventes de publicité. Comme l’a souligné Victor Koo, président de Youku & Tudou, « aujourd’hui, la majorité des utilisateurs des plateformes d’Alibaba [plus de 500 millions selon le groupe] regardent régulièrement des vidéos en ligne. Une fois que quelqu’un d’entre eux regarde une vidéo sur notre plateforme, on peut lui proposer une publicité qui correspond le mieux possible à ses intérêts, en fonction de ses activités d’achat sur Alibaba. Pour les annonceurs, cette mesure permet de maximiser l’effet publicitaire » [35].
En contrepartie, Alibaba profite aussi de cette opération. Premièrement, elle avait pour but de renforcer l’introduction très attendue d’Alibaba à la bourse de New York, prévue cet été, mais repoussée en septembre 2014. Alibaba souhaite donc diversifier ses activités, en particulier dans le domaine de l’Internet. Avant la coopération avec Youku & Tudou, Alibaba était déjà entrée comme actionnaire dans un certain nombre d’entreprises chinoises de l’Internet, telles que Sina Weibo (microblogging), UC (navigateur web), Momo (application mobile de messagerie instantanée), AutoNavi (service de cartographie en ligne), etc.
Deuxièmement, Alibaba a pour ambition d’établir un écosystème de divertissement culturel qui intègre ressources en ligne et ressources matérielles, afin de proposer davantage de services et de produits. La firme vise surtout l’industrie de télévision numérique et connectée, considérée comme un secteur très prometteur en Chine. En mars 2014, Alibaba a réalisé une percée remarquée dans l’univers du divertissement en prenant le contrôle (60 %) du groupe de médias ChinaVision Media Group, coté à Hong Kong, pour 6,2 milliards $ HK (804 millions $). Le 8 avril 2014, Alibaba s’est associée avec d’autres sociétés pour acquérir 20 % de Wasu Media (industries de divertissement et de télévision connectée) pour 1,05 milliard $.
Synthèse des résultats obtenus
Les plateformes de vidéo en ligne étrangères sont toutes bloquées en Chine. Un grand nombre de plateformes chinoises se sont lancées. S’inspirant du succès de YouTube dans le monde entier, pendant une première période de 2005 à 2008, on a opté pour le modèle UGC (user generated content). Mais sans liberté d’expression garantie (malgré une légère amélioration ces dernières années), les plateformes chinoises, à l’instar des autres filières du web collaboratif, ont dû fournir un grand travail d’autocensure, afin d’éviter la sanction des autorités. En plus, la qualité des vidéos produites par les amateurs sur les plateformes chinoises était trop variable pour être en mesure d’attirer suffisamment d’annonceurs.
En raison de l’incapacité du modèle UGC à monétiser son public, les sites ont, autour de 2009, commencé à explorer de nouvelles solutions. Le succès d’Hulu aux États-Unis les a intéressés vivement. Copiant ce modèle, les plateformes chinoises achètent de plus en plus de vidéos sous licence et les diffusent gratuitement pour attirer la publicité. Cependant, ils ont négligé un fait essentiel. Le bon fonctionnement d’Hulu est fondé sur les solides soutiens de ses fondateurs, actionnaires et partenariats (NBC, Fox, Disney, ABC, Providence Equity Partners, etc.). Les plateformes chinoises ont dû affronter des contraintes spécifiques quand ils ont cherché à faire adapter ce modèle économique (vidéo sous licence + publicité).
Certes, en s’appuyant sur le modèle d’Hulu, les plateformes de streaming chinoises ont connu ces dernières années une forte croissance, tant sur le plan des revenus publicitaires que sur celui du trafic. Les contenus audiovisuels sous licence chinois comme des séries télévisées, des émissions de télévision et des films correspondent à ce que les internautes veulent regarder en ligne. Mais, en Chine, il manque grandement d’œuvres télévisuelles et cinématographiques de qualité, même si un très grand nombre de séries télévisées et films y soient produits chaque année. Ce qui est en cause, c’est la censure des autorités. La créativité de l’industrie audiovisuelle chinoise est gravement entravée par le processus de censure complexe et exigeant des autorités, qui vise par-dessus tout à assurer la stabilité sociale. L’audience est alors concentrée sur de rares contenus de qualité sous licence. En conséquence, le prix des contenus sous licence a considérablement multiplié ces dernières années. Le coût de fonctionnement des plateformes est devenu relativement élevé. De nombreuses plateformes qui n’ont pas assez de soutiens financiers ont donc été marginalisées par le marché.
En raison des prix trop chers des séries chinoises de qualité, les plateformes se sont tournées vers des séries télévisées américaines et britanniques. Car, en plus de leurs valeurs de production, celles-ci s’offrent aux plateformes chinoises à des prix beaucoup plus « raisonnables » que ceux des séries chinoises populaires. En plus, les séries télévisées américaines et britanniques ont obtenu ces dernières années un succès croissant en Chine via Internet (69 millions de vues pour Sherlock, entre janvier et mai 2014) [36]. Elles attirent en particulier la catégorie des 18-40 ans, mieux à même de consommer les produits des grandes marques ; cela permet aux plateformes d’attirer des annonceurs importants. Les séries américaines et britanniques sont devenues alors des produits sujets à forte concurrence.
Cependant, le bel avenir promis aux séries américaines en Chine a été entravé, encore une fois, par l’intervention des autorités. Le retrait de quatre séries américaines sur les plateformes légales en avril 2014 pourrait bien être un signe que les autorités chinoises, qui laissaient auparavant le champ libre à la diffusion des contenus audiovisuels étrangers sous licence sur Internet, vont imposer une surveillance plus stricte des contenus. L’acquisition de séries américaines risque d’être de plus en plus difficile pour les plateformes chinoises à l’avenir. En plus des séries américaines, l’acquisition d’émissions chinoises serait également de moins en moins faisable désormais. Des émissions chinoises de qualité font toujours une partie importante des audiences des plateformes chinoises. Mais les propriétaires (des stations de télévision) de ces contenus ont, en grande partie, rompu le partenariat avec les plateformes, et diffuseront leurs émissions dorénavant sur leurs propres sites.
Tant que le coût de fonctionnement des plateformes chinoises reste élevé, ces dernières ne seront pas en mesure de diversifier leur modèle économique. Le modèle payant étant toujours très faible, les plateformes chinoises s’appuieront, faute de mieux, sur la publicité et s’imposeront une quête incessante d’investissements externes afin d’acheter plus de vidéos sous licence et de renforcer leur bande passante. En conséquence, il semble que la clé de la compétition entre les acteurs du secteur chinois dépende, du moins dans un futur proche, de leur capacité financière, et qu’elle ait peu de rapport avec la technologie. Plus une plateforme a des soutiens financiers, plus elle possède des contenus de qualité, plus elle occupe une position dominante sur le marché chinois. Pour les concurrents, le modèle économique fondé sur la publicité ou sur la vidéo payante ne leur permet pas de se maintenir tous. Il faudra alors qu’ils recourent à des pôles externes industriels ou financiers. Ce principe s’inscrit aujourd’hui fortement dans la stratégie de chaque concurrent. C’est pourquoi, au cours des trois dernières années, un certain nombre de fusions et de rapprochements ont eu lieu. Le succès de ces synergies reste à être confirmé. Mais il est certain que le marché chinois de la vidéo en ligne sera encore plus concentré à l’avenir.
Extrait et adapté d’un mémoire de recherche en information-communication soutenu en juin 2014 à l’université de Paris Ouest Nanterre La Défense. Chen Yuzhe est maintenant établi à Chengdu (région de Sichuan). Texte préparé pour publication par David Buxton.
Notes
1. Citons : Philippe Bouquillion, Les industries de la culture et de la communication : les stratégies du capitalisme, Grenoble, PUG, 2008 ; Philippe Bouquillion, Yolande Combès (dirs), Les industries de la culture et de la communication en mutation, Paris, L’Harmattan, 2007 ; Bernard Miège, Les industries de contenu face à l’ordre informationnel, Grenoble, PUG, 2000 ; Pierre Mœglin, « Industries culturelles et médiatiques : propositions pour une approche historiographique », septembre 2008, http://observatoire-omic.org/fr/art/411/industries-culturelles-et-mediatiques-propositions-pour-une-approche-historiographique.html.
2. Philippe Bouquillion note que les industries de la culture comprennent pour l’essentiel les filières du cinéma et de l’audiovisuel, de la musique enregistrée, du livre, de la presse et de l’information ; les industries de la communication sont formées par les télécommunications et les activités de réseaux, les industries du logiciel et du web, les industries des matériels grand public destinés à l’information, au divertissement et à la communication (Bouquillion : 2008 : p. 5).
3. 56.com est un site internet d’hébergement de vidéos en Chine, créé en 2004.
4. Un séisme a touché la province du Sichuan en Chine le 12 mai 2008, avec une magnitude de 7.9-8.3, l’un des plus grands séismes dans l’histoire de la Chine. Le bilan de cette catastrophe est plus de 70 000 tués, 18 000 disparus, 374 000 blessés et d’innombrables bâtiments détruits.
5. Source : le rapport financier du quatrième trimestre 2013 du groupe Youku & Tudou.
6. Où allons-nous, papa ? est une émission de téléréalité chinoise produite par Hunan Satellite TV (l’une des chaînes connaissant le plus grand succès en Chine, avec la téléréalité, des programmes de divertissement extrêmement populaires). Basée sur l’émission de téléréalité sud-coréenne du même nom, la première saison a débuté le 11 octobre 2013, avec cinq pères et leurs enfants parcourant le monde rural. L’émission a connu un énorme succès, en attirant 75 millions de téléspectateurs par épisode hebdomadaire.
7. Kang Xi Lai Le (traduction : Kang et Xi arrivent) est un talk-show (émission de variétés) taïwanais très populaire en Chine, présenté par Kevin Tsai (Kang) et Dee Hsu (Xi).
8. Happy Camp est un spectacle de variétés chinoises produites par Hunan Satellite TV. Happy Camp est l’un des spectacles les plus populaires de la Chine, avec une audience de plusieurs dizaines de millions (2013).
9. Sina.com (NASDAQ : SINA) est le plus grand portail de divertissement chinois. Il est dirigé par Sina Corporation, qui a été fondée en 1999.
10. « My New Fair Princess ».
11. « The Look of Snow ».
12. « Beauties of the Emperor ».
13. La Conférence consultative politique du peuple chinois (CCPPC) est une assemblée consultative de la République populaire de Chine, placée sous la direction du Parti communiste chinois. La CCPPC se réunit une fois par an.
14. Source : http://fr.globalvoicesonline.org/2014/03/27/165135/
15. Source et traduction en français : http://fr.globalvoicesonline.org/2014/03/27/165135/
16. CCTV est le réseau principal de télévision publique de la Chine. Ce réseau comprend aujourd’hui 19 chaînes.
17. Douban.com, lancé le 6 mars 2005, est l’un des sites Internet SNS les plus connus en Chine. Il permet aux utilisateurs d’enregistrer des informations et de créer des contenus liés au cinéma, livres, et musique. Le site possède également une station de radio Internet, qui se classe n° 1 en iOS App Store à partir de 2012.
19.Mtime.com, créé en 2004, est un forum en ligne chinois fournissant des informations sur les films et les séries télévisées.
20. Source : http://www.tmtpost.com/76032.html
21. Source : http://www.cnetnews.com.cn/2012/1030/2128395.shtml
22. Source : http://www.yicai.com/news/2014/02/3504738.html
23. Hunan Satellite TV, lancée en 1997, est une station de télévision provinciale se situant à la ville Changsha, la capitale de la province chinoise de Hunan.
24. Tian Tian Xiang Shang (« Day Day Up »), un talk-show produit par Hunan TV, est l’une des émissions de télévision les plus populaires en Chine.
25. Source : iResearch (fondée en 2002, une société d’études de marché en Chine se spécialisant dans le marché de l’Internet).
27. « Business Unit » est un concept majeur de la stratégie d’entreprise, en français, « domaine d’activité stratégique », ou DAS. Un DAS est une sous-partie d’une organisation à laquelle il est possible d’allouer ou de retirer des ressources de manière indépendante (sans affecter l’activité du reste de l’organisation), d’assigner une stratégie générique (source : Wikipédia).
28. Source : http://www.dooland.com/magazine/article_240851.html
29. Source : http://tech.163.com/12/0314/01/7SH5HCPS000915BF.html
30. Tarif : 198 yuans (24 euros) par an. Services : sans publicité, les films et les blockbusters illimités, accélération de débit.
31. Source : http://finance.qq.com/a/20131029/010303.htm
32. Selon l’enquête annuelle effectuée par la Fédération de Chine de l’industrie et du commerce (ACFIC) publiée le 30 août 2013, avec un chiffre d’affaires de 23 millions de yuans (soit 2,7 millions d’euros), Suning Commerce Group SARL était à la tête de la liste 2013 des 500 plus importantes entreprises non étatiques en Chine. Legend Holdings, maison mère de Lenovo, le plus grand fabricant des ordinateurs personnels du pays, occupe la deuxième place de la liste.
33. Lenovo est une entreprise chinoise fabriquant principalement des ordinateurs, téléphones, stations de travail, serveurs informatiques et télévisions connectées (Source : Wikipédia).
34. Alibaba Group est une société chinoise à capital privé, détenue par une famille qui tire principalement ses revenus de ses activités sur Internet : un marché public destiné à faciliter les échanges entre entreprises (Alibaba.com), qu’elles soient internationaux ou chinois, des plateformes de paiements et de ventes au détail (taobao.com), un moteur de recherche pour le magasinage (Aliexpress.com), des services de cloud computing. Son siège social se trouve à Hangzhou en Chine. En 2011, Alibaba Group et ses filiales employaient plus de 22 000 personnes dans plus de 70 villes et régions, dont Chine, Hong Kong, Inde, Japon, Corée, Taïwan, Royaume-Uni et les États-Unis.
35. Source : http://it.sohu.com/20140506/n399182230.shtml
36. Source : http://www.mirror.co.uk/tv/tv-news/sherlock-hit-china–despite-3559428
CHEN Yuzhe, « La concentration du marché des plateformes de streaming de vidéos en Chine – CHEN Yuzhe », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2014, mis en ligne le 1er septembre 2014. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/concentration-marche-plateformes-streaming-video-chine-chen-yuzhe/
Étudiant en Master 2 recherche en sciences de l’information et de la communication – Université Paris Ouest Nanterre La Défense