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Contenu
Thèse sur l’autonomie de l’art
Les œuvres d’art se détachent du monde empirique et en engendrent un autre possédant son essence propre.
T.W. Adorno, Théorie esthétique (1970, texte non publié du vivant de l’auteur), Klincksieck (traduction française de Marc Jimenez), 1982, p. 9.
Forme et contenu
La forme esthétique est du contenu sédimenté.
T.W. Adorno, Théorie esthétique (1970, texte non publié du vivant de l’auteur), Klincksieck (traduction française de Marc Jimenez), 1982, p. 14.
La campagne dirigée contre le formalisme ignore que la forme qui est donnée au contenu est elle-même un contenu sédimenté.
T.W. Adorno, Théorie esthétique (1970, texte non publié du vivant de l’auteur), Klincksieck (traduction française de Marc Jimenez), 1982, p. 194.
Sur La Métamorphose de Kafka
De ce qui a été écrit sur lui [Kafka], peu de choses comptent ; pour le reste presque tout relève de l’existentialisme. On intègre Kafka à un courant de pensée établi, au lieu d’insister sur ce qui rend cette intégration difficile et pour cette raison même réclame l’interprétation.
T.W. Adorno, « Réflexions sur Kafka », Prismes (1955), Payot (traduction française Geneviève et Rainer Rochlitz), 1986, p. 214.
Que devient un homme qui est une punaise de la taille d’un homme ? Or, telle serait la taille des adultes aux yeux d’un enfant, telle serait leur déformation, jambes gigantesques, écrasantes, et têtes lointaines, minuscules, si le regard épouvanté de l’enfant était capté de son point de vue ; une caméra oblique pourrait obtenir cette image.
T.W. Adorno, « Réflexions sur Kafka », Prismes (1955), Payot (traduction française Geniviève et Rainer Rochlitz), 1986, p. 224-225.
Sur la pensée théorique
La connaissance de l’objet dans sa constellation est celle du processus qu’il accumule en lui. Comme constellation, la pensée théorique circonscrit le concept qu’elle voudrait ouvrir, espérant qu’il saute, à peu près comme les serrures des coffres-forts bien gardés ; non pas seulement au moyen d’une seule clef ou d’un seul numéro, mais d’une combinaison de numéros.
T.W. Adorno, Dialectique négative (1966), Payot (traduction française par le groupe de traduction du Collège de philosophie : Gérard Coffin, Joëlle Masson, Olivier Masson, Alain Renaut et Dagmar Trousson), 2001, p. 161.
La façon dont les objets seraient à ouvrir par le moyen de la constellation est moins à emprunter à la philosophie qui s’en désintéressa qu’aux recherches scientifiques importantes ; à maints égards, le travail scientifique accompli fut en avance sur son autocompréhension scientifique, le scientisme.
T.W. Adorno, Dialectique négative (1966), Payot (traduction française par le groupe de traduction du Collège de philosophie : Gérard Coffin, Joëlle Masson, Olivier Masson, Alain Renaut et Dagmar Trousson), 2001, p. 161.
L’essai ne rend pas moins, mais plutôt plus intense, au contraire, l’influence réciproque de ses concepts dans le processus de l’expérience intellectuelle. Ils ne constituent pas en elle un continuum des opérations, la pensée n’avance pas de manière univoque, mais, au contraire les moments sont tissés ensemble comme un tapis.
T.W. Adorno, Notes sur la littérature (1958), Flammarion, « Champs » (traduction française SIbylle Muller), 1984, p. 28.
Sur l’industrie culturelle
Ce n’est pas par hasard que le système de l’industrie culturelle vient des pays libéraux : ses médias caractéristiques, en particulier le cinéma, la radio, le jazz et les magazines ne triomphent-ils pas dans ces pays mêmes ?
T.W. Adorno, M. Horkheimer, « La Production industrielle de biens culturelles », La Dialectique de la raison, Gallimard (1944), « Tel » (traduction française Éliane Kaufholz), 1974, p. 141.
Le premier service que l’industrie apporte au client est de tout schématiser pour lui. Selon Kant, un mécanisme secret agissant dans l’âme préparait déjà les données immédiates de telle sorte qu’elles s’adaptent au système de la Raison pure. Aujourd’hui, ce secret a été déchiffré. Même si le mécanisme est planifié par ceux qui organisent les données, c’est-à-dire par l’industrie culturelle, il est imposé à celle-ci par la force de pesanteur de la société qui reste irrationnelle en dépit de tous les efforts entrepris pour la rationaliser ; et cette tendance inéluctable est transformée par les agences commerciales, de sorte qu’elle donne l’impression d’avoir été habilement commandée par celles-ci. Pour le consommateur, il n’y a plus rien à classer, les producteurs ont déjà tout fait pour lui.
T.W. Adorno, M. Horkheimer, « La Production industrielle de biens culturelles », La Dialectique de la raison (1944), Gallimard, « Tel » (traduction française Éliane Kaufholz), 1974, p. 133-134.
L’industrie culturelle ne cesse de frustrer ses consommateurs de cela même qu’elle leur a promis. Ce chèque sur le plaisir que sont l’action et la présentation d’un spectacle est prorogé indéfiniment. Le seul moyen de se soustraire à ce qui se passe à l’usine et au bureau est de s’y adapter durant les heures de loisirs.
T.W. Adorno, M. Horkheimer, « La Production industrielle de biens culturelles », La Dialectique de la raison (1944), Gallimard, « Tel » (traduction française Éliane Kaufholz), 1974, p. 146.
C’est là le secret de la sublimation dans l’art : représenter l’accomplissement comme une promesse brisée : l’industrie culturelle ne sublime pas, elle réprime.
T.W. Adorno, M. Horkheimer, « La Production industrielle de biens culturelles », La Dialectique de la raison (1944), Gallimard, « Tel » (traduction française Éliane Kaufholz), 1974, p. 148.
À ce propos, comme pour beaucoup de problèmes du cinéma actuel, notre objection ne vise pas la standardisation en soi, car des productions telles que les films de gangsters, les westerns, les films d’horreur, qui ne font pas mystère de leur modèle, ont fréquemment un pouvoir distrayant supérieur à celui des productions prétentieuses dites de première classe. Seule est mauvaise la standardisation de ce qui se prétend unique ou, inversement, le schéma que l’on déguise pour lui conférer un caractère unique.
T.W. Adorno, M. Horkheimer, « La Production industrielle de biens culturelles », La Dialectique de la raison (1944), Gallimard, « Tel » (traduction française Éliane Kaufholz), 1974, p. 26-27.
Sur les sciences humaines et la philosophie
La division du travail, qui par les suites de la décadence de l’idéalisme allemand a poussé ces dernières, conscientes de leur faiblesse propre, à chercher du secours là où elles sont désireuses ou forcées de s’arrêter, et inversement, elle a également privé les sciences humaines de leur capacité critique, qui seule leur aurait permis de passer du côté de la philosophie.
T.W. Adorno, Notes sur la littérature (1958), Flammarion, « Champs » (traduction française Sibylle Muller), 1984, p. 312.
Sur le style
L’idée d’un style comme cohérence purement esthétique est un rêve romantique tourné vers le passé.
T.W. Adorno, M. Horkheimer, « La Production industrielle de biens culturelles », La Dialectique de la raison (1944) , Gallimard, « Tel » (traduction française Éliane Kaufholz), 1974, p. 139.
Les grands artistes n’ont jamais été ceux qui incarnaient le style le plus pur et le plus parfait, mais ceux qui, dans leurs œuvres, utilisèrent le style pour se durcir eux-mêmes contre l’expression chaotique de la souffrance comme vérité négative.
T.W. Adorno, M. Horkheimer, « La Production industrielle de biens culturelles », La Dialectique de la raison (1944), Gallimard, « Tel » (traduction française Éliane Kaufholz), 1974, p. 139.
C’est ainsi que l’industrie culturelle, qui est le plus rigide de tous les styles, apparaît comme l’objectif même du libéralisme auquel on reproche l’absence de style.
T.W. Adorno, M. Horkheimer, « La Production industrielle de biens culturelles », La Dialectique de la raison (1944), Gallimard, « Tel » (traduction française Éliane Kaufholz), 1974, p. 140.
… Le système oblige chaque produit à utiliser la publicité, la technique publicitaire est entrée triomphalement dans l’idiome, le « style » de l’industrie culturelle.
T.W. Adorno, M. Horkheimer, « La Production industrielle de biens culturelles », La Dialectique de la raison (1944), Gallimard, « Tel » (traduction française Éliane Kaufholz), 1974, p. 171.
La publicité devient l’art par excellence.
T.W. Adorno, M. Horkheimer, « La Production industrielle de biens culturelles », La Dialectique de la raison (1944), Gallimard, « Tel » (traduction française Éliane Kaufholz), 1974, p. 171.
Sur le rêve
Il y a longtemps qu’en passant de la rue au cinéma, on ne fait plus ce pas qui conduit de la réalité au rêve…
T.W. Adorno, M. Horkheimer,« La Production industrielle de biens culturelles », La Dialectique de la raison (1944), Gallimard, « Tel » (traduction française Éliane Kaufholz), 1974, p. 147.
Sur les héros dans le cinéma hollywoodien
Il y a lieu de se défier de certaines poses affichant la virilité […] Il semble que cette violence vise les autres […] Mais il s’agit en vérité d’une violence que [ce genre de héros] s’est faite à lui-même […] Ces mâles (he-men) seraient donc bien, au fond d’eux-mêmes, ce qu’en font le plus souvent les scénarios de films qui les mettent en scène, des masochistes. Leur sadisme est mensonge, et ce n’est qu’en autant qu’ils mentent qu’ils deviennent véritablement des sadiques, c’est à dire des agents de la répression.
T. W. Adorno, « Tough Baby », Minima Moralia – Réflexions sur la vie mutilée (1944), Payot (traduction d’Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral), 2001, p. 46-47.
Sur le « capitalisme tardif »
Mettre en contraste forces productives et rapports de production, voilà ce qui siérait pourtant particulièrement mal à une théorie dialectique. Les deux moments s’entrecroisent, l’un contient l’autre en lui-même ; c’est justement cela qui incite à faire appel aux seules forces productives là où les rapports de production ont le dessus. Plus que jamais les forces productives sont médiatisées par les rapports de production ; de manière si complète peut-être que c’est précisément pour cela que ces derniers apparaissent comme l’essence ; c’est pour de bon qu’ils sont devenus seconde nature. Ils sont responsables de la misère dans laquelle – par une folle contradiction avec ce qui est possible – les hommes sont plongés dans de larges parties du monde. Même là où il y a abondance de biens, celui-ci est comme sous l’effet d’une malédiction. Le besoin, qui tend vers l’apparence, contamine les biens en leur transmettant son caractère d’apparence. […] Dans les besoins se cache toujours déjà, pour le meilleur et le pire, la société toute entière […] C’est en fonction de l’intelligence qu’on a de la structure de la société dans son ensemble – en y comprenant l’ensemble de ses médiations – qu’il faudra trancher entre vrais et faux besoins.
T.W. Adorno, « Capitalisme tardif ou société industrielle ?» (1968), Société : Intégration, Désintégration. Écrits sociologiques, Payot, (traduction française de Pierre Arnoux, Julia Crist, Georges Felten, Florian Nicodème), 2011, p. 97-98.
Ce n’est pas la technique qui est la fatalité, mais le fait qu’elle est inextricablement liée aux rapports sociaux par lesquels elle est enserrée. […] La signature de l’époque, c’est la prépondérance des rapports de production sur les forces productives, qui pourtant défient depuis longtemps toute comparaison avec ces mêmes rapports. Le bras prolongé de l’humanité s’étend jusqu’à atteindre des planètes lointaines et vides, alors qu l’humanité ne parvient pas à fonder une paix perpétuelle sur sa propre planète – voilà ce qui expose au grand jour le caractère absurde de ce vers quoi s’achemine la dialectique sociale.
T.W. Adorno, « Capitalisme tardif ou société industrielle ?» (1968), Société : Intégration, Désintégration. Écrits sociologiques, Payot, (traduction française de Pierre Arnoux, Julia Crist, Georges Felten, Florian Nicodème), 2011, pp. 94, 96.
Sur l’adaptation aux rapports sociaux
L’adaptation des hommes aux rapports et aux processus sociaux, laquelle constitue l’histoire et sans laquelle il leur aurait été difficile de continuer à exister, s’est sédimentée en eux de telle sorte et à un point tel que la possibilité d’y échapper sans d’insupportables conflits pulsionnels, ne serait-ce qu’à l’intérieur de la conscience, se rétrécit comme une peau de chagrin. Triomphe de l’intégration, ils s’identifient jusque dans leurs comportements les plus intimes à ce qui leur arrive. […] Les idéologies exerçaient autrefois leurs effets à la manière d’un mastic ; ce mastic s’est ensuite infiltré, d’une part dans les rapports qui, par leur simple existence, sont écrasants, et d’autre point, dans la constitution psychologique des hommes.
T.W. Adorno, « Société 1 » (1966), Société : Intégration, Désintégration. Écrits sociologiques, Payot, (traduction française de Pierre Arnoux, Julia Crist, Georges Felten, Florian Nicodème), 2011, p. 33.
Sur le « voile technologique »
Les hommes ont tendance à prendre la technique pour la chose elle-même, comme une fin en soi, possédant sa force propre et ils oublient ainsi qu’elle est le prolongement du bras de l’homme.
T.W. Adorno, « Éduquer après Auschwitz » (1966), Modèles critiques, traduction de M. Jimenez et E. Kaufholz, Payot, 2003 (1984), p. 246.
Sur Marx
Au sein des rapports de production dominants, l’humanité est virtuellement sa propre armée de réserve, nourrie à l’œil. L’attente de Marx a été bien trop optimiste dès lors qu’il estimait que, du point de vue historique, il n’y avait aucun doute au sujet d’un primat des forces productives qui ferait nécessairement voler en éclats les rapports de production. Dans cette mesure, Marx, l’ennemi juré de l’idéalisme allemand, est resté fidèle à la construction affirmative de ce dernier.
T.W. Adorno, « Capitalisme tardif ou société industrielle ?» (1968), Société : Intégration, Désintégration. Écrits sociologiques, Payot, (traduction française de Pierre Arnoux, Julia Crist, Georges Felten, Florian Nicodème), 2011, p. 95.
Sur la demi-culture
Dans le climat de la demi-culture, les teneurs chosales qui ont été réifiées à la manière de marchandises perdurent aux frais de leur teneur en vérité et de leur rapport vivant à des sujets vivants. Voilà qui correspondrait à peu près à la définition de la demi-culture. Le fait qu’aujourd’hui son nom résonne de manière arrogante et surannée, tout comme celui d’« éducation du peuple », n’atteste pas que le phénomène a disparu, mais bien le contraire : au fond, c’est plutôt son opposé, le concept de culture lui-même, le seul concept à même lequel ce phénomène serait lisible, qui n’est plus présent. […] Pourtant l’industrie culturelle, dans sa plus large extension, à savoir tout ce que le jargon classe, d’une manière confirmative, dans la catégorie de média de masse, éternise cet état en l’exploitant : cela constitue incontestablement une Culture pour ceux que la Culture a repoussés, l’intégration de ce qui demeure cependant non intégré. La demi-culture est son esprit : celui de l’identification qui a échoué. […] Mais cette identification ne peut qu’échouer, car, en termes de formes et de structures, l’individu singulier ne reçoit, de la part d’une société virtuellement privée de toute qualité par la toute-puissance du principe d’échange, rien avec quoi il pourrait simplement s’identifier en restant pour ainsi dire à l’abri ; rien au contact de quoi il pourrait se former dans le sens propre du mot…
T.W. Adorno, « Théorie de la demi-culture » (1959), Société : Intégration, Désintégration. Écrits sociologiques, Payot, (traduction française de Pierre Arnoux, Julia Crist, Georges Felten, Florian Nicodème), 2011, p. 194-195.
L’industrie culturelle, devenue un système dont les ramifications s’étendent à travers tous les médias, n’obéit pas seulement à la nécessité économique qui la pousse à la concentration et à la standardisation technique ; elle produit en même temps une Culture expressément destinée à ceux que la Culture a éjectés hors d’elle-même. La demi-culture est l’esprit manipulé des exclus.
T.W. Adorno, « Introduction à une discussion sur « La théorie de la demi-culture » » (1960, texte non publié du vivant de l’auteur), Société : Intégration, Désintégration. Écrits sociologiques, Payot, (traduction française de Pierre Arnoux, Julia Crist, Georges Felten, Florian Nicodème), 2011, p. 223.
Sur l’utopie dans la musique de Mahler
L’utopie reste présent dans la musique de Mahler au sein des souvenirs de l’enfance, dont il semble qu’il vaudrait la peine de vivre rien que pour eux. Mais la compositeur a une conscience non moins vive du fait que ce bonheur est perdu, et que cela seul en fait le bonheur qu’il n’a jamais été. […] Les états extrêmes de l’âme exprimés dans les dernières œuvres avec des moyens qui restent, pour l’époque, relativement traditionnels rend ces moyens étrangers à eux-mêmes : le général se sature à quel point de particulier qu’il finit par retrouver une universalité contraignante. […] La musique reconnaît que le destin du monde a cessé de dépendre de l’individu, mais elle sait également que cet individu ne peut être le maître d’aucun contenu qui ne soit le sien propre, pour séparé et impuissant qu’il soit. Aussi ses manques sont-ils les marques de la vérité. Le mouvement de la société y apparaît en négatif comme il apparaît dans ses victimes. Dans les symphonies de Mahler, mêmes les marches sont perçues et réfléchies par celui qu’elles entraînent à sa perte.
Theodor W. Adorno, Mahler, Une physionomie musicale, (1960), traduction de Jean-Louis Leleu et Theo Leydenbach, Editions de Minuit, 1976, pp. 211 et 244.