A la tête d’un système à bout de souffle, les moguls californiens vont en effet laisser libre cours à partir de la fin des années 1960 à une nouvelle génération de cinéastes (et d’acteurs) dont l’ambition avouée est de dynamiter le studio system. Un des manifestes de ce que l’on n’appelle pas encore le « Nouvel Hollywood », The Big Shave, de Martin Scorsese (1967) énonce, à travers l’automutilation méthodique de son unique personnage, tous les thèmes que le cinéma des seventies se proposera de prendre en charge.
Contenu
Introduction
Débute alors une drôle d’époque, où l’on a pu voir les studios financer des œuvres ambitieuses consacrées, par exemple, à la répression antisyndicale dans les mines de Pennsylvanie cent ans plus tôt… La suite est connue : après une décennie qui vit Hollywood se saisir des questions sociales et politiques, les studios ont renoué avec le succès, en partie grâce à l’intégration en son sein des « indépendants» qui n’ont jamais eu d’indépendance que le nom. Alors que les années Reagan se profilent, la structuration économique du complexe hollywoodien révèle un renforcement de la nature oligopolistique de cette industrie. En définitive, c’est bien l’Empire qui a triomphé…
Comment éclairer, par le prisme du rapport qu’entretiennent cinéma et industrie, la nature des transformations qui affectèrent le cinéma américain à la charnière des années 1960 et 1970 ? Un point nous semble particulièrement notable : à cette date, les films n’appartiennent plus au cinéma, en tant qu’industrie autonome. Bien sûr, dès l’origine, les besoins en financements, inhérents à la production cinématographique, ont fait des banques d’affaires de la côte Est les bailleurs de fond d’Hollywood. Mais les difficultés nouvelles qui sont celles des studios dans les années 1960, sur lesquelles nous revenons un peu plus loin, les amènent à s’intégrer purement et simplement dans de grands groupes (quoique de taille beaucoup plus modestes que ceux qui contrôlent aujourd’hui les films made in Hollywood), pour qui le cinéma n’est qu’une activité parmi d’autres. Nous touchons là le point-limite vers laquelle la logique de la kulturindustrie tend : une production qui ne soit qu’accidentellement de nature « culturelle ». Si les objets manufacturés dans les studios-usines de l’époque de l’âge d’or sont nécessairement des films, ce n’est plus le cas dès lors que les majors appartiennent à des marchands d’assurance ou de boissons gazeuses. La Warner ou la MGM continuent de produire des films, mais elles pourraient aussi bien faire toute autre chose. Ned Tanen, président de Universal peut ainsi déclarer: « Contrairement à ce que s’imaginent la plupart des gens, les studios ne sont pas des entreprises de spectacle. En tant que filiales de coproduction dont la raison d’être est le profit, leur rôle consiste à rapporter des dividendes aux actionnaires. »[1]
Un peu d’air frais…
Difficile d’établir avec précision les actes de naissances et de décès de cette « renaissance » que connut le cinéma américain pendant une grosse décennie, disons, pour faire vite, « du Vietnam à Reagan ». Toujours est-il que le contexte particulier, des seventies, a permis à de nombreux cinéastes, dont beaucoup (Cimino et Scorcese) confessent une dette particulière à l’égard du cinéma de la Grande Dépression, de trouver les matériaux nécessaires à ce qui apparaît aujourd’hui comme une véritable réinvention, aussi bien théorique que pratique, du septième art.
De fait, ce moment marque un incontestable renouveau pour le cinéma américain, si bien que dans la périodisation fréquemment retenue tant par les historiens, les critiques ou les cinéastes eux-mêmes, elle se trouve isolée, véritable parenthèse enchantée, « prise en étau entre les années soixante (décennie des fausses espérances, la Nouvelle Frontière de Kennedy contredite par la guerre du Vietnam) et les années quatre-vingt, celle des apparences trompeuses (le néo-libéralisme de Reagan qui engendra aussi bien les yuppies que les homeless people) »[2], justifiant ainsi l’expression de « Nouvel Hollywood ».
Il est manifeste que la décennie 1970 s’annonce morose pour les majors. Le système des studios[3], pour ainsi dire inchangé depuis les grandes concentrations des années 1920, permettant à huit d’entre-elles de produire, à la fin des années trente, 95% des long-métrages réalisés aux États-Unis, s’est essoufflé. Hollywood ne fait plus recette. Plus que l’effondrement du box-office, somme toute relativement mesurée (on passe, grosso modo d’un milliard $ de recettes annuelles dans les années 1950 à un peu plus de 900 millions $ dans la décennie suivante), c’est surtout l’évolution de la part relative du cinéma, dans le cadre d’une société en forte croissance, qui témoigne de l’épuisement du système. Ainsi, les dépenses consacrées au cinéma par les Américains ne représentent en 1970 que 2,7% de leur budget loisirs (deux fois moins qu’en 1959)[4]. En 1970, la fréquentation des salles s’effondre avec une affluence hebdomadaire de 18 millions d’entrées. Le niveau d’étiage historique est atteint l’année suivante, alors que la moitié des foyers sont équipés d’un téléviseur couleurs, avec une affluence de 16 millions. Pour se faire une idée de l’ampleur de la désaffection, il suffit de rappeler qu’en 1925 les films (encore tous muets) attiraient 50 millions de spectateurs chaque semaine. Le pic de fréquentation remonte aux années 1946-1948 avec une moyenne frôlant les 90 millions de tickets vendus[5].
Les raisons du marasme sont évidemment multiples. On pense bien sûr à la concurrence de la télévision qui, ici comme ailleurs, a considérablement modifié le rapport à la culture. De fait, le réseau des salles, qui jusqu’en 1947, appartient pour l’essentiel aux studios (organisés à partir de 1921 dans un syndicat, le MPPDA où le D signifie distributors[6]) s’est considérablement étiolé. Avec plus de vingt mille écrans en 1945, le cinéma irriguait l’ensemble du territoire national, y compris les régions périphériques. En 1956 on ne compte plus que 14 500 salles et elles sont moins de 10 000 en 1963[7]. Les pertes enregistrées par les majors prennent des dimensions inquiétantes[8]. Dès 1961, 20th Century Fox enregistre un déficit de plus de 22 millions $. L’année suivante, les pertes ont doublé. En 1963, en partie en raison notamment du désastre commercial de Mutiny on the Bounty, la MGM accuse un déficit de 17 millions $. Le mitan de la décennie est pour l’ensemble des compagnies une période de répit avec un retour aux bénéfices, notamment grâce à… la télévision, qui achète massivement les productions hollywoodiennes (le premier accord notable est celui passé, dès 1960, entre 20th Century-Fox et NBC pour la diffusion de cinquante long métrages au cours de l’année 1961[9]). Embellie de courte durée, puisque la fin des sixties, marquée par d’importantes restructurations (acquisition de Paramount par Gulf & Western Industries, de United Artists par Transamerica, de la Warner par la Kinney National Service) voient à nouveau se profiler le spectre de la crise (65 millions $ de pertes pour la 20th Century-Fox en 1969, et pour la MGM, 77 millions $ l’année suivante[10]). A nouveau, le petit écran est désigné comme principal responsable. En effet, après avoir massivement acheté les films des grands studios les années précédentes, les chaînes de télévision ont constitué un stock tel qu’elles cessent brutalement, en 1968, leurs acquisitions. Cependant, le tarissement de la manne télévisuelle ne doit pas occulter les échecs de projets hasardeux, sans doute encouragés par le succès de quelques grosses productions (The Sound of Music de Robert Wise, 1965) mais qui s’avèrent autant d’échecs commerciaux : en 1970, Darling Lili (Blake Edwards, Paramount, budget de 22 millions $) et Tora ! Tora! Tora ! (Richard Fleischer, Fox, 23 millions $)[11], perdent 13 millions $ chacun sur le marché national[12]). Pour les moguls, la question qui se pose alors, se formule très prosaïquement : comment (re)faire d’Hollywood une machine à gagner ?[13]
1967 (l’année de The Big Shave, mais aussi de Bonnie & Clyde[14]), qui voit une intensification brutale de l’engagement de l’armée américaine au Vietnam, est largement perçue comme le moment de la rupture. A l’instar du critique Jean-Baptiste Thoret, on peut voir en effet dans le Vietnam le principal révélateur du hiatus de plus en plus intenable entre les images aseptisées que continue de déverser Hollywood, devant, rappelons-le, une affluence de plus en plus restreinte, et la violence qui contamine la société entière. Thoret traque de manière très convaincante les réminiscences de la guerre dans bon nombre de réalisations dès la fin de la décennie (qui n’abordent pas explicitement le conflit) tels Little Big Man (Arthur Penn, 1970) ou The Wild Bunch (Sam Peckinpah, 1969) et donne la parole à quelques cinéastes majeurs de la période, dont Michael Cimino, pour qui « Le Vietnam était un fait si dominant dès le milieu et jusqu’à la fin des années soixante, qu’il serait difficile de trouver quelqu’un qui n’ait pas été affecté par cette guerre. Quand je m’en souviens, je ressens essentiellement un grand optimisme et une grande anxiété, inextricablement liés entre eux. J’oscillais quotidiennement et avec un certain malaise entre ces deux sentiments. Les gens semblaient se mettre en route dans toutes les directions, à la fois géographiques et spirituelles. »[15]
Cette remarque du réalisateur d’Heaven’s Gate (1980), le film qui selon Thoret clôt la « parenthèse enchantée », nous paraît assez bien refléter le désarroi qui caractérise bon nombre des œuvres « représentatives » de l’époque. Né dans l’euphorie de la vague libérale qui amena l’effondrement du système d’autocensure mis en place en 1930 par le code Hays[16], le « dernier âge d’or » du cinéma américain fut aussi le miroir des blessures et des turpitudes d’une société dont les bases, politiques, économiques et sociales vacillaient sous le poids des guerres perdues, avant – ultime avatar ou odieuse perversion ? – d’offrir à cette même société l’illusoire réconfort d’une revanche symbolique. Les marines évacuent Saïgon en direct à la télévision (1975), les derniers complexes sidérurgiques de Pennsylvanie sont démontés sitôt les caméras de Cimino parties pour d’autres horizons[17], mais à la fin c’est Rambo qui gagne au Vietnam, et Rocky qui pourfend le misérabilisme ouvrier en assénant, avec force crochets, n’économisant pas sa sueur dans la bannière étoilée, que finalement, « quand on veut, on peut ».
D’où la difficulté de proposer une définition du New Hollywood. De nombreux auteurs (surtout américains) ont relevé cet écueil. Il tient en premier lieu à la nature même de la matrice qui « enfante » les films. Hollywood n’est pas un simple syndicat de gens de cinéma uniquement préoccupés par la valeur artistique des productions. C’est la nature protéiforme du « complexe » hollywoodien qui constitue, notamment, une dimension problématique dès lors qu’il s’agit d’opérer des « coupes » dans l’histoire du cinéma américain, comme le note Geoff King, auteur d’un des principaux ouvrages consacrés à la question[18].
Si Steven Spielberg n’a pas, loin s’en faut, inventé le film catastrophe, son requin mangeur d’hommes ouvre une nouvelle phase de l’histoire du septième art, dans laquelle le visionnage d’un film dans une salle de projection ne sera plus qu’une des modalités de consommation d’un cinéma qui, grâce à la stratégie commerciale du blockbuster consistant à occuper littéralement les écrans, s’émancipe à peu près complètement de la critique. De fait, Jaws marque un tournant : les films « ambitieux » seront plus rares à partir de 1975 et surtout connaîtront, pour la plupart, une carrière beaucoup moins enviable que les réalisations de la première moitié de la décennie. La poule aux œufs d’or sitôt (re)trouvée, pas question pour les studios de revenir en arrière. D’où cette périodisation que l’on retrouve chez de nombreux auteurs, au delà de la terminologie employée, qui distingue les années 1967-1975, elles-mêmes souvent fractionnées[19], des années suivantes, pendant lesquelles la plupart des réalisateurs les plus en vue du New Hollywood continueront de tourner, mais dont les voix auront de plus en plus de difficulté à se faire entendre. Pas de coupure absolue donc entre les deux moitiés de la décennie, mais un net glissement dont on ne mesurera les conséquences que plus tard, lorsque la vague contestataire aura définitivement reflué, faisant dire à Brian De Palma (dont le film Phantom of the Paradise est analysé par Thoret comme « un pamphlet brillant sur le devenir de la contre-culture ») dans un entretien de 2001: « J’avais senti pendant la promotion de Greetings combien le style révolutionnaire était devenu un produit. Car le capitalisme s’y prend toujours de la même manière pour neutraliser une force contestataire, et rentre dans le rang […]. L’idée que le système finit toujours par vous récupérer m’obsède, c’est l’une des faces cachées du capitalisme[20]. »
Le Nouvel Hollywood, une « dissidence réaliste »?
Ainsi, même si ce fut à son corps défendant, le Nouvel Hollywood a fourni le carburant, tant idéologique qu’économique, qui permit la relance de l’industrie cinématographique américaine. Au niveau idéologique, le Nouvel Hollywood témoigne de la porosité entre la société globale et le « système » hollywoodien. En effet, même s’il n’y a pas de relation mécanique et que de nombreux paramètres (dont évidemment la recherche du profit à court terme) interviennent dans la fabrication des films, il est clair que les failles de la société américaine traversent bel et bien Hollywood. De même qu’il n’était plus possible de ne proposer qu’un cinéma apologétique de l’American Dream[21], une des raisons profondes de la crise du studio system est la déconnexion de la majorité de la production des années 1960 vis à vis des grandes questions qui ébranlent la société américaine. Ce n’est pas un hasard si de nombreux réalisateurs du New Hollywood se sont référés aux œuvres des années trente, beaucoup plus qu’à celles qui les ont immédiatement précédées. En (re)plaçant au centre du cadre les perdants du rêve américain, les films des seventies permettent à l’industrie cinématographique de renouer avec son ambition de proposer une image totalisante de la société. Un peu comme le périple des Joad (Les Raisins de la Colère, John Ford, 1940) rendait possible une identification entre les « nouveaux pauvres » de la Grande Dépression et les représentations proposées par Hollywood, les marginaux de tous poils qui envahissent les écrans trente ans plus tard permettent d’intégrer des pans entiers de la société, notamment au sein de la jeunesse. En somme, la renaissance qui fleurit à l’ombre du mouvement pour les droits civiques, puis de la contestation de la guerre du Vietnam, participe de cette propension du cinéma à incarner toutes les histoires. En tant qu’art « de l’ordinaire », il affiche sa prétention à bâtir un récit total, dans lequel tous ont une place.
Au croisement de l’économie et de l’idéologie se trouve cette aptitude à « neutraliser les forces contestataires » (De Palma) en les déplaçant de la périphérie vers le centre. Un autre cinéaste majeur rescapé de la période, Paul Schrader, auteur d’un des meilleurs films consacré au syndicalisme ouvrier, Blue Collar (1978), expliquait ainsi au début des années 1990 : « Hollywood est une grande ville. Je suis l’un des metteurs en scène qui vivent très confortablement dans les marges de Hollywood. Nous ne sommes pas les malvenus. En réalité, personne ne comprend mieux que l’industrie à quelle vitesse les marges deviennent le centre. L’industrie encourage les cinéastes à vivre dans les marges, car elle sait que les marges nourrissent le centre. »[22]
Rien n’est censé condenser davantage que Hollywood « l’âme américaine ». Le débat sur le fait de savoir si l’industrie cinématographique nationale remplit correctement sa fonction de dépositaire des « valeurs » de l’Amérique est permanent[23]. L’intérêt que porte l’industrie au cinéma n’est pas uniquement conditionné par une recherche de rentabilité immédiate (pas forcément toujours au rendez-vous). Le système capitaliste a aussi besoin du cinéma pour des raisons idéologiques, ainsi que l’explique Janet Wasko : « Bien qu’il ait été établi que les banquiers ont considéré l’industrie du cinéma comme étant fondamentalement un commerce, il faut aussi reconnaître qu’il y a toujours eu une conscience et une reconnaissance par les banquiers et les élites financières que le cinéma, considéré comme un « divertissement », offrait aussi un moyen de renforcer l’idéologie dominante, ou de vendre une façon de vivre déterminée (…) Ainsi, bien que le soutien à l’industrie cinématographique ait été motivé d’abord par des considérations économiques, il y a eu aussi des avantages idéologiques qui ont augmenté la valeur du bien-cinéma pour ses soutiens financiers. »[24]. Il est ainsi vital que le cinéma reste en phase avec la société, d’où l’intérêt que suscite toute idée susceptible de renouveler l’offre, quitte à momentanément ouvrir un espace à la « contestation ». Déjà en 1947, Adorno et Horkheimer écrivaient: « Quiconque résiste a le droit de survivre à condition de s’intégrer. Une fois que ce qui constitue sa différence est enregistré par l’industrie culturelle, il fait déjà partie d’elle comme le responsable des réformes agraires fait partie du capitalisme. La dissidence réaliste devient la marque de fabrique de celui qui apporte une idée nouvelle à l’entreprise. »[25]
A bien des égards, en effet, et malgré la radicalité de nombre de ses réalisations, le Nouvel Hollywood contient les germes de la période à venir. Ainsi du système de production, qui anticipe la fin du fordisme : fragmentation de la production, séparation entre la fabrication et la diffusion, segmentation de la demande. C’est dans le cadre de cette recomposition globale du capitalisme qu’il faut resituer l’explosion des productions « indépendantes », qui réalisent dès les années 1970 la majorité des films en occupant en réalité une place qui s’apparente en tous points à celle des sous-traitants et des filiales des grandes firmes transnationales. En définitive, la nature oligopolistique de l’industrie cinématographique n’a en rien été remise en cause par le Nouvel Hollywood. Grâce à la politique économique de Reagan, les studios contrôlent, au début de la nouvelle décennie, soit directement, soit par le biais de filiales, un nombre significatif de salles, les plus rentables du pays ; ainsi 40% des écrans new yorkais, 45 % de ceux de Los Angeles (dont la région réalise 12% de la recette nationale) et 80% de ceux de Boston sont dans cette situation[26]).
Steven Spielberg et George Lucas, les deux movie brats, réalisent des succès commerciaux encore jamais vus dans l’histoire de Hollywood avec des films qui revendiquent une claire défiance vis à vis de toute forme d’intellectualisme. Chez Spielberg, comme dans le cinéma maccarthyste du début des années cinquante, l’intellectuel, qui ne résout en aucun cas les vrais problèmes, vient toujours d’une grande ville. L’historien et critique Peter Biskind a raison de considérer, à propos des deux réalisateurs: « Ils n’ont pas restauré la narration, ils l’ont vidée de son contenu »[27]. Car sur ce point, Spielberg est explicite : « La narration, l’intrigue, ne m’intéressent pas. Le dialogue n’a guère d’importance dans mes films. Ce qui compte c’est le visuel. Pour moi l’émotion importe plus que les idées. »[28]
De son côté, Lucas, qui commença sa carrière aux côtés de Francis Ford Coppola, réalise parfaitement ce qu’attendait l’industrie: une œuvre attrape-tout, préfiguration du new age et de l’occultation des enjeux proprement politiques des années 1980. Écoutons une nouvelle fois Biskind, pour qui la fameuse trilogie des Star Wars entre 1977 et 1983 possède cette caractéristique précieuse de toucher le public le plus large possible en permettant à chacun d’y voir ce que bon lui semble, en l’espèce « un appel à la lutte contre les structures établies, un produit de la contre-culture. L’Empire figurait autant les Etats-Unis que l’administration républicaine ou que les grands studios hollywoodiens. Les rebelles aux armes de fortune pouvaient être assimilés au Vietcong, aux radicaux ou encore aux réalisateurs comme Lucas qui s’étaient battus pour leur indépendance […] La trilogie devenait ainsi une allégorie de la décennie »[29].
Tandis que les écrans désertent les centres-villes vers les shopping malls avant de s’épanouir dans les zones commerciales périurbaines, les recettes pharaoniques de Star Wars et Jaws (mais aussi de Rocky) inaugurent une nouvelle ère, faite de matraquage publicitaire et de produits dérivés. Les films sont essentiellement pensés pour empêcher le spectateur d’asseoir un quelconque jugement subjectif. Le maître mot est la vitesse, l’action pour elle-même, l’amusement au sens où l’entendaient Adorno et Horkheimer : « faire l’apologie de la société ». Pour un tel cinéma, « s’amuser signifie être d’accord. Cela n’est possible que si on isole l’amusement de l’ensemble du processus social, si on l’abêtit en sacrifiant au départ la prétention qu’a toute œuvre, même la plus insignifiante, de refléter le tout dans ses modestes limites. S’amuser signifie toujours : ne penser à rien, oublier la souffrance même là où elle est montrée » Laissé seul avec ses affects, le spectateur est enchaîné à son écran. On ne le laisse souffler que pour lui permettre de renouveler sa réserve de pop-corn et de soda ; en 1980, le tiers de la recette des exploitants de salles provient de l’épicerie [30]. Ici encore, on trouve chez Adorno et Horkheimer les mots justes pour décrire ce cinéma de l’aliénation : « …[L]’imagination et la spontanéité atrophiées des consommateurs de cette culture n’ont plus besoin d’être ramenées d’abord à des mécanismes psychologiques. Les produits eux-mêmes (…) sont objectivement constitués de telle sorte qu’ils paralysent tous ces mécanismes. Leur agencement est tel qu’il faut un esprit rapide, des dons d’observation, de la compétence pour les comprendre parfaitement, mais qu’ils interdisent toute activité mentale au spectateur s’il ne veut rien perdre des faits défilant à toute allure sous ses yeux. Même si l’effort exigé est devenu presque automatique, il n’y a plus de place pour l’imagination. » [31]
Epilogue : le Nouvel Hollywood, le miracle de la libération?
De nombreux réalisateurs des années 1970 se déclarent ouvertement influencés par un certain cinéma des années de la Grande Dépression, et tout particulièrement celui de John Ford. Mais à la différence d’un King Vidor ou plus encore d’un Frank Capra, les cinéastes les plus représentatifs du Nouvel Hollywood ont pris acte du désenchantement en train de gagner le monde. Beaucoup en tout cas l’anticipent dans leurs œuvres. C’est pourquoi Jean-Baptiste Thoret considère qu’à la fin des années 1960, le cinéma américain passe « d’un mode de dépense à un autre ». Il précise : « l’ image-action », qui caractérisait le cinéma des années 1940 et 1950 « relevait d’une idéologie du statu quo – elle retrouvera d’ailleurs une seconde jeunesse dans le cinéma américain des années Reagan – tandis que l’image-énergie des années soixante-dix porte en elle un désir de changement » [32]. Sauf que c’est bien sur le mode de la « dépense » qu’il faut envisager la question « énergétique » du cinéma du Nouvel Hollywood : l’Amérique est malade d’un trop plein d’énergie, alimenté par les contradictions d’une société inégalitaire qu’elle parvient de moins en moins efficacement à juguler : les censures tombent, les étudiants se droguent, les homosexuels colonisent San Francisco, les Noirs incendient les villes, les femmes ne veulent plus rester à la maison, les jeunes refusent de mourir à la guerre, même les Indiens et les prisonniers contestent leur place de paria. On peut ainsi, en suivant une nouvelle fois l’analyse de Thoret, voir dans l’explosion finale de Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni (1970), film qui tente de saisir « l’état d’esprit contestataire et surtout la frustration qui animait alors une partie de la jeunesse américaine » l’expression de la volonté « de libérer au centuple une énergie démesurée et trop longtemps réprimée, comme un programme que les films américains des années soixante-dix auront à charge de réaliser » [33].
Oui, mais justement, ce qu’il apparaît, dès lors que la suite des évènements nous est connue (le retour de l’image-action dont parlait Thoret), c’est que ce gigantesque feu d’artifice organisé par le Nouvel Hollywood est une énergie qui se dépense en pure perte. Elle n’a pas d’autre fin que sa propre destruction. Telles les étoiles éteintes depuis des millions d’années qui continuent d’illuminer la voûte céleste, les films des années 1970 « explosent » alors que les « énergies » qui les ont rendu possibles sont déjà épuisées. Un peu comme si le cinéma prenait sur lui de donner au monde l’image d’un incendie que les « forces vives » de la société (la jeunesse, les ouvriers, les femmes, les minorités ethniques) n’ont en définitive pas su organiser.
C’est justement un des films qui clôt la « parenthèse enchantée » qui tombe entre nos mains, The Deer Hunter, de Michael Cimino, œuvre totalement incomprise par la critique américaine « de gauche » à sa sortie, qui vit dans la descente aux enfers des ouvriers soldats de Clairton, Pennsylvanie, menés par Robert De Niro et Christopher Walken, l’apologie du militarisme, un avant goût du culte de la revanche que célèbreront les années Reagan. Un film « fascisant » pour les critiques Peter Biskind et Pauline Kael…
L’histoire des idées, disait Kracauer, « est l’histoire des malentendus » [34]. Il faut croire qu’il peut en être de même du cinéma. Car ce que montre en effet Cimino, au delà du Vietnam – qui occupe environ le tiers du film – c’est bien le délitement du tissu social et l’effacement des cadres territoriaux qui structuraient la culture des faibles. On se souvient d’une phrase: « Ce n’est pas un jour si gris », prononcée à la toute fin du film par Angela (Rutanya Alda), muette depuis que Steven (John Savage), son mari, est parti au Vietnam où il a perdu ses deux jambes. Elle retrouve donc la parole le jour des funérailles de Nick (Walken), mort en jouant à la roulette russe dans les tripots sordides de Saïgon et que, conformément à la promesse faite au début du film, Michael (De Niro) est allé chercher au Vietnam.
En quoi peut donc consister l’embellie que note Angela? Sans pour autant qu’elle relève d’une intention délibérée de l’auteur, n’est-il pas également possible de considérer la remarque d’Angela comme un point de vue sur le climat du cinéma, alors que la décennie est sur le point de s’achever? Dans cette perspective, la phrase d’Angela constitue la leçon de vie et d’histoire que nous administre le cinéma américain des années 1970. Ce n’est pas un jour si gris parce que nous avons entr’aperçu le miracle de la libération. Ce n’est pas un jour si gris, car il y a toujours à apprendre des défaites. « Tout cela, c’est le cinéma américain des années soixante-dix qui nous l’a appris. C’est à la fois sa beauté et ce qui fonde son éternelle actualité » [35]. Ce n’est pas un jour si gris : peu importe que le rêve soit passé. Le cinéma l’a donné à voir : ce monde n’a pas toujours été ainsi, il est le produit d’antagonismes sociaux qui auraient pu tourner autrement.
Notes
[1] Sight and Sound (Grande-Bretagne), hiver 1984.[35] C’est ainsi que s’achève l’essai de Jean-Baptiste Thoret, op.cit., p. 369.
Cédric Donnat est doctorant en cinéma à l’université de Paris Ouest Nanterre La Défense, et enseignant en histoire et en géographie, en collège et en lycée, à Grenoble.
DONNAT Cédric, « Cinéma, industrie, idéologie, 1967-80 : comment le « Nouvel Hollywood » a sauvé l’ancien », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2013, mis en ligne le 5 janvier 2013. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/cinema-industrie-ideologie-1967-80-comment-le-nouvel-hollywood-a-sauve-lancien-cedric-donnat/
Docteur en cinéma, chargé de cours à l’université Grenoble Alpes