Présenté au public français le 13 novembre 1985, le quatrième film de Michael Cimino arrive sur les écrans précédé d’une réputation sulfureuse. Le premier constat qui s’impose à l’issue de la lecture de la revue de presse de l’époque est le peu de place que les critiques accordent au film lui même, en tant que création artistique. Tout se passe comme s’il était refusé au film de Cimino cette dimension évidente de la fiction cinématographique : la pluralité des interprétations possibles et la complexité du mécanisme par lequel les images et les sons produisent du sens. Ici, la vérité du film est très vite définie comme le condensé des élucubrations racistes de White, le héros du film.
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Fiche technique
L’Année du Dragon (The Year of the Dragon). 134 minutes, 1985. Réalisateur : Michael Cimino. Producteur : Dino de Laurentis (MGM/UA). Scénario : Oliver Stone, Michael Cimino (d’après le roman de Robert Daley). Avec Mickey Rourke (Stanley White), John Lone (Joey Tai), Ariane (Tracy Tzu), Leonard Termo (Angelo Rizzo), Ray Barry (Louis Bukowski), Caroline Kava (Connie White). Musique : David Mansfield. Photo : Alex Thomson. Résumé : Stanley White, un flic raciste de descendance polonaise, vétéran de la guerre au Vietnam, est chargé d’une enquête sur les mafias chinoises au Chinatown de New York. Très vite, celle-ci prend une tournure obsessionnelle. |
Introduction: « il n’y a pas d’affaire Cimino » (Serge Toubiana, Cahiers du Cinéma)
Présenté au public français le 13 novembre 1985, le quatrième film de Michael Cimino arrive sur les écrans précédé d’une réputation sulfureuse. Aux États-Unis, où il est sorti trois mois plus tôt, son réalisateur a été vivement pris à parti par la critique ainsi que par quelques associations influentes de la communauté sino-américaine pour qui la croisade de Stanley White, le personnage de policier interprété par Mickey Rourke, contre les « triades », les organisations mafieuses dont le film décrit l’emprise sur le Chinatown de New York, n’est qu’un prétexte au déferlement des préjugés les plus odieux envers la population américaine d’origine asiatique. Par ailleurs, le studio, MGM/UA, pour qui Cimino a réalisé L’Année du Dragon n’a guère fait preuve de zèle pour défendre le metteur en scène et a accepté, deux semaines après la sortie, l’ajout d’un « disclaimer » précisant que l’objectif du film n’est en aucun cas de vouloir dénigrer ou blesser qui que ce soit et que, selon la formule consacrée, « toute ressemblance… ».
Pourtant, comme l’écrit justement Serge Toubiana, « il n’y a pas d’affaire Cimino » [1]. Ou plutôt, il n’aurait pas dû en avoir, tant l’accusation de racisme, qui repose en grande partie sur l’identification supposée des vues de l’auteur aux conceptions pour le moins rétrogrades de son personnage principal, est absurde. Dès lors, quel sens donner aux pseudo-analyses, très nombreuses, qui ont fleuri dans la presse généraliste française à l’automne 1985, afin de donner du grain à moudre à un débat qui n’avait objectivement pas lieu d’être? Cela relève-t-il d’un simple suivisme des chroniqueurs français, impressionnés par le « rectificatif » concédé facilement par la MGM, qu’ils ne cherchèrent pas à analyser outre mesure en le replaçant dans son contexte national ? Sans doute en effet les cris d’effroi poussés par certains titres prestigieux du quatrième pouvoir outre-atlantique (New York Times notamment) ont grandement inspirés des plumes hexagonales. Néanmoins, la lecture de la cinquantaine d’articles que la presse généraliste française à consacré au film de Cimino entre septembre et décembre 1985 suggère assez clairement une autre perspective : L’Année a d’abord été vu comme une réflexion autour de la question migratoire à un moment où, en France, commence à se cristalliser un « débat » quant à la place qui doit être faite aux populations issues de l’immigration. Le contexte politique et social du milieu des années 1980, et en particulier les atermoiements – pour ne pas dire plus – de la gauche mitterrandienne face à l’apparition du Front National, apparaît donc comme le hors-champ de la réception critique du film.
Caractériser l’œuvre : « Un film raciste ou un film sur le racisme ? » (Le Matin) ; « Le film est peut-être raciste (non, il l’est) » (Libération)
Le premier constat qui s’impose à l’issue de la lecture de la revue de presse est le peu de place que les critiques accordent au film lui même, en tant que création artistique. Dans la plupart des cas, les articles expédient l’histoire en quelques mots, parfois en la déformant (Le Matin : « Stanley White a pour mission de débarrasser Chinatown d’une bande de punks asiatiques » [2]), le plus souvent en ramenant tout son propos à la « croisade » de White contre « la mafia aux yeux bridés » [3]. Les analyses produites par la presse généraliste, quand elles daignent s’intéresser à ce que raconte vraiment L’Année, se focalisent ainsi entièrement sur la personnalité du policier, vétéran du Vietnam qui envisage sa mission contre le crime organisé de Chinatown comme le prolongement de la guerre perdue dans le Sud-est asiatique, éventuellement sur certains dialogues et sur les interactions entre les principaux personnages, mais évacuent totalement l’idée même de mise en scène. Tout se passe comme s’il était refusé au film de Cimino cette dimension évidente de la fiction cinématographique : la pluralité des interprétations possibles et la complexité du mécanisme par lequel les images et les sons produisent du sens. Ici, la vérité du film est très vite définie, par les critiques qui alimentent l’accusation de racisme et portent donc un jugement globalement négatif, comme le condensé des élucubrations de White. Ainsi, non seulement l’analyse du personnage interprété par Rourke est totalement unidimensionnelle, ne s’arrêtant que sur ses propos les plus facilement qualifiables de racistes, passant sous silence toute l’ambiguïté de sa personnalité, mais encore celui-ci est vu comme le porte-parole du cinéaste. Dès lors qu’il est évident que White est l’alter ego de Cimino, la question posée par Le Matin : « un film raciste ou un film sur le racisme ? » est vite tranchée, et Philippe Garnier peut écrire dans Libération : « le film est peut-être raciste (non, il l’est) ». Assez curieusement, certaines critiques positives, ainsi de Télérama [4], reprennent à leur compte cette identification univoque du créateur à sa créature, sans doute parce que le combat de White, insensible à la corruption, idéaliste radical en lutte avec sa hiérarchie malgré son titre de « flic le plus décoré de New York » est vue comme une parabole de la trajectoire de Cimino, devenu en quelques mois, entre le triomphe de The Deer Hunter et le naufrage de Heaven’s Gate, « le réalisateur le plus haï d’Hollywood » après en avoir été le plus adulé. A quelques exceptions près, les critiques témoignent d’une cécité absolu du fait que « s’il est bien un film qui prend autant de distance avec son propre racisme (ou plus exactement avec le racisme de son héros), c’est bien l’Année » [5]. Il est hors de propos de se livrer ici à une analyse du film, mais si l’on devait rappeler une évidence à propos du personnage de White, ce serait que tout contribue à le montrer comme un psychopathe, prêt à mettre Chinatown, et pourquoi pas la ville entière, cul par-dessus tête pour avoir la peau du chef présumé de la triade, Joey Taï.
Bizarrement, les critiques, qui ne s’intéressent pas aux scènes témoignant des contradictions de White (notamment la rencontre avec la journaliste dans le restaurant, où il insiste lourdement sur l’ « amnésie » qui caractérise la culture américaine et dont sont victimes les Sino-Américains, qu’il présente, la célèbre photo de Promontory Point (Utah, 1869) à l’appui (rencontre des deux chemins de fer reliant Chicago à Sacramento, Californie, cette dernière ligne construite en majorité par des coolies chinois), semblent ignorer qu’il existe en définitive très peu de films franchement racistes, et qu’il est proprement inimaginable qu’un tel film puisse être produit par un studio hollywoodien au milieu des années 1980 avec des procédés d’une grossièreté que n’aurait jamais osé le moins sophistiqué des films maccarthystes des années 1950 [6]. Toutes à leur volonté de montrer L’Année comme un pamphlet visant à « confirmer l’Amérique reaganienne dans sa crainte du péril jaune » [7], certaines critiques sombrent dans l’incohérence. Ainsi, pour convaincre le lecteur que l’on a bien affaire à un produit frelaté, Catherine Salès (Le Matin) et Philippe Garnier, le correspondant californien de Libération dont je reparlerai plus loin, s’insurgent contre les « invraisemblances » du film : « tout ou presque défie l’entendement et la plausibilité dans cette histoire », note Garnier, qui se demande avec raison « quel service de police de New York, quel haut divisionnaire accepterait, ne serait-ce qu’une seconde, l’arrogance et les excès d’un capitaine comme Stanley White? ». En somme (rappelons au passage que c’est bien le propre de la fiction que de chercher une vérité au delà de la « plausibilité »), on reproche à l’intrigue un manque de véracité documentaire, une incapacité à pouvoir être prise au sérieux, tandis que le racisme qu’exprime White de manière parfaitement outrancière, doit lui être raisonnablement entendu comme le message que fait passer le réalisateur.
De fait, nombre de chroniqueurs de la presse « de gauche » hexagonale franchissent allègrement le pas et font, de Cimino, à l’instar de Biskind aux États-Unis, « notre Leni Riefensthal ». On retiendra surtout dans ce registre les analyses de trois des titres les plus emblématiques de cette ligne éditoriale, Le Canard Enchaîné (qui n’a jamais brillé pour la richesse de ses commentaires cinématographiques) et, surtout, Libération (où officiait Serge Daney) ainsi que Le Nouvel Observateur dont les pages culturelles constituent une dimension importante de l’identité. Si Grousset (Le Canard) se contente d’estimer que Cimino ne « cache pas son indulgence admirative pour l’ancien du Vietnam, sadique, revanchard et purificateur », conférant ainsi à L’Année « un côté ignoble » [8], Garnier, et plus encore Pierre Ajame prennent le temps d’étayer leur procès en nazification du réalisateur. Le correspondant de Libération, pour qui il ne fait aucun doute que Cimino partage avec Oliver Stone (le coscénariste), « le même goût fascinant pour la violence et la xénophobie » [9] reprend à son compte la transposition périlleuse et ultra rudimentaire des idées de Nietzsche sur le film à laquelle se livre Andy Klein dans The Reader : « il y a trois sortes de gens dans le monde de Cimino: les bons (généralement faibles), les mauvais (généralement asiatiques) et les Ubermenshen (De Niro, White, et, on le soupçonne fortement, Cimino) » [10]. Mais c’est sans conteste Ajame qui, pour reprendre le titre d’une célèbre rubrique du Canard, fracasse le mur du çon en matière de surenchère dans le procès pour apologie du nazisme fait au film. Au milieu d’un festival de considérations à l’emporte-pièce ou franchement erronées, de propos outranciers et d’une mauvaise foi désarmante, le journaliste juge en effet que L’Année va bien au delà d’Apocalypse Now, où « on y voyait pourtant Brando, chauve machouilleur, massacrer à la tronçonneuse le plus troublant chef d’oeuvre de Conrad, Au Coeur des Ténèbres » : à côté de « cette aberration », le pamphlet de Cimino, c’est tout simplement, « Abjection Now, Mein Kampf Now, Sales Chinetoques Now » [11]
Accompagnant cette perte de lucidité quant à la manière d’appréhender le contenu politique du film, la réception critique de L’Année a également donné lieu à la mobilisation de tout un « argumentaire » à forte connotation nationaliste, poujadiste voire franchement xénophobe.
Penser le film : « Le roi des cons est-il Américain? » (Le Nouvel Observateur) ; « La vérité est plutôt du côté français » (Le Quotidien de Paris)
La cécité étant visiblement largement répandue chez les critiques de Cimino, on ne s’étonnera qu’à moitié que le film ait été très favorablement reçu par certains organes de presse très marqués à droite et même à l’extrême-droite. Le réalisateur italien Sergio Gobbi présente ainsi, dans les colonnes de Minute, White comme un flic « têtu et pur, attachant, convaincant et sympa » [12]. Malgré tout, le compte-rendu de l’hebdomadaire officieux du Front National est finalement plutôt mesuré, au regard des diatribes de Libération ou du Nouvel Observateur, puisqu’il estime que L’Année, somme toute, « montre peut-être avec excès un phénomène social indiscutable » (le crime organisé à Chinatown).
Alors même que Cimino est accusé de « reproduire tous les clichés racistes » [13] et de faire dans « le patriotisme dévoyé » [14], il est stupéfiant de constater que ce sont ses contempteurs qui ont le plus recours à la rhétorique nationaliste. Revenons à l’article d’Ajame, dont le titre annonce sobrement la mise en perspective de l’analyse filmique. Sous sa plume, « les Américains », population parfaitement essentialisée, perçue comme un groupe homogène, sont forcément complaisants envers la violence gratuite (autre critique récurrente faite au film) et la xénophobie puisque « ce truc fait un malheur outre-atlantique » [15]. Et où demeure la civilisation? Où est la citadelle que menace les loups gris du fascisme? Où brillent les lumières? La pensée d’Ajame mérite une longue citation pour comprendre l’ampleur du naufrage intellectuel d’une partie de la presse de gauche à propos de ce film: ce truc donc « va envahir Paris, les banlieues, les provinces et les campagnes » (notons, de la part d’un critique dénonçant la xénophobie de l’œuvre le recours à la thématique de l’ « invasion »). Ajame poursuit : « Alors, aux armes citoyens! Le jour où le truc en question passe dans une salle de votre quartier (jour de colère que celui-là), prenez votre canne à pêche, votre jeu de manille, vos patins à roulettes ou votre sac à dos et, tandis que les semblables de Mr. Cimino s’esbaudiront à voir du Chinois qui ressemble à du Viet casser du Viet qui ressemble à du Chinois (…), ce jour-là donc, au bord des rivières, à la table des cafés, nous tenterons, gentiment, calmement, de contribuer à sauvegarder un brin de civilisation » [16]. Mais Ajame a compris pourquoi Cimino en veut autant aux Chinois. C’est parce qu’il est Italien. Le cinéaste est ainsi enfermé dans une identité supposée, qui témoigne autant de l’ignorance du journaliste que de sa tendance à user des arguments les plus douteux. Ainsi, l’ « aberration » Apocalypse Now est-elle commise par un réalisateur de « la même famiglia » que Cimino (comprendre : de la même engeance). Ne prenant aucune précaution quant à la vérification des informations mobilisées pour bâtir son argumentaire (tare malheureusement communément partagée, comme nous le verrons plus loin), Ajame invente une biographie digne de Dickens au « bambino » Cimino, qui comme tout bon Italo-Américain qui se respecte à forcément grandit dans les taudis de Little Italy : « Mr Cimino, lorsqu’il était un bambino, a sûrement souffert d’un racisme made in USA, et spécifiquement new yorkais [on appréciera ici la dimension socio-géographique du commentaire]. Il en a bavé, à l’école, dans les rues, comme d’autres qui eurent la malchance de naître portoricains, ou hawaïens (?), ou polonais ». Et donc CQFD (ici Ajame se fait psychanalyste) : « Cimino cherche à remplir les fauteuil en étant plus raciste qu’on ne le fut à son égard ».
À Libération, où officie depuis déjà dix ans Philippe Garnier, fin connaisseur de la culture américaine (traducteur notamment de Bukowski et de Fante), on se garde bien de vouloir hurler avec les loups (américains). Quitte à tordre un peu la réalité pour la faire entrer dans le lit de Procuste du critique. Non, Garnier n’entend pas tirer sur une ambulance et s’il y a bien quelque chose qui l’exaspère dans ce pays qui est devenu le sien, c’est bien cet « Hollywood sans goût ni saveur, où plus personne ne peut plus péter de travers sans offenser quelqu’un, qu’il soit jaune, pédé ou femelle ou président de Coca-Cola ». D’ailleurs, contrairement à ce que tout le monde croit en France, les critiques américains n’ont pas tous descendus le film (c’est évidemment vrai). Reprenant un décompte du Los Angeles Times, Garnier estime que finalement seule la moitié des critiques américaines furent négatives. A le lire, « même le New York Times se montrait clément, sous la plume molle de Vincent Canby », et de citer, un peu à la façon dont Jean Yanne détournait les critiques du Monde à la même époque pour servir d’accroches à ses mauvais film, la seule phrase qui peut, prise hors contexte, laisser effectivement penser que Canby est indifférent à L’Année (en réalité, le titre de l’article – « After Heaven’s Gate, Dragon doesn’t look bad » [17] – annonce la férocité qui va se déchaîner sous la « plume molle » de celui qui fut un des principaux artisans du lynchage médiatique de Cimino à la sortie de Heaven’s Gate en novembre 1980).
On peut s’étonner de la légèreté avec laquelle le correspondant de Libération sur la Côte ouest envisage la question, y compris sur un plan purement factuel (il prête ainsi à Newsweek un commentaire que l’on trouve en réalité dans New York Magazine), mais on lui sera gré de la franchise avec laquelle il est revenu récemment sur ses « années Libé » (il a quitté le journal en 2008), dans une interview donné à un site internet à l’occasion de la sortie de son essai L’oreille d’un sourd. L’Amérique dans le rétro, 30 ans de journalisme [18]. Mais revenons au cœur de la préoccupation du journaliste français : montrer à quel point le film est détestable (objectif poursuivi par l’écrasante majorité de la presse américaine) sans donner l’impression que le titre emblématique de la gauche, issu de l’effervescence post-68, verse dans le politiquement correct. Il faut en quelque sorte donner des gages de « rebellitude » et dénoncer le conformisme d’une élite américaine, perçue ici aussi selon des schémas très stéréotypés et globalisants. Ainsi, Garnier ne hurle pas avec les loups, même ceux qui ne veulent pas envahir Paris, et surtout pas avec Mike Woo, conseiller municipal de Los Angeles et animateur du mouvement de protestation contre le film. Il est jeune, il est « d’extraction asiatique », il a donc forcément « les dents longues » et n’est en définitive rien d’autre « qu’une sorte de Joey Tai de la scène politique locale » [19]. Sans aucune précaution, un simple élu local, qui n’a jamais eu d’autres mandat électif que l’assemblée délibérative de sa ville et qui surtout n’a jamais fait l’objet de la moindre condamnation pour des faits délictueux se trouve ainsi assimilé au personnage que le film de Cimino définit comme le principal importateur d’héroïne dans le pays ainsi que le commanditaire de plusieurs meurtres et viols.
Il ne faut donc pas chercher dans le film lui-même (ainsi que le remarquait Toubiana dans son éditorial, la plupart des critiques n’ont pas essayé de le comprendre) les raisons du malentendu. Le fourvoiement d’une large part des commentaires qui se sont abattus sur L’Année du Dragon est in fine intimement lié aux injonctions contradictoires qui animent cette presse « de gauche » dont l’esprit critique est confronté à une nouvelle donne idéologique, entre éloge du néolibéralisme (Yves Montand présente Vive la crise à la télévision) et émergence du « problème de l’immigration ».
Le verdict: « Un film qui dérange parce qu’il pose les bonnes questions » (Le Monde)
En effet, si certains commentateurs ont bien noté la coïncidence chronologique qui voit L’Année sortir sur les écrans américains au moment même de la publication du livre de Steven Bach, Final Cut, qui impute au réalisateur l’entière responsabilité de l’échec commercial de Heaven’s Gate et de la faillite de United Artists (Le Matin, qui a globalement choisi la neutralité avec deux articles sur quatre en faveur du film [20], estime ainsi que « nul doute que le prétendu scandale de L’Année n’ait été minutieusement prévu »), c’est bien au miroir des enjeux politiques hexagonaux qu’il faut lire nombre des analyses suscitées par l’œuvre de Cimino.
De ce point de vue, la lecture du Figaro apporte un éclairage décisif. Certes, Pierre Montaigne concède que Stanley White, « ancien héros du Vietnam », n’est « pas exempt de préjugés racistes » [21]. Mais l’essentiel n’est pas là : contrairement aux ectoplasmes qui sévissent à Hollywood, Cimino fait ses films « sans penser aux sondages ». Il veut réveiller l’Amérique, quitte à heurter les bien-pensants (le journal évoque le chiffre totalement fantaisiste du « million de personnes » [22] qui auraient manifesté contre le film devant les cinémas). Pour le plus vieux quotidien parisien, la chose est entendue : ce que la « gauche intellectuelle » (ainsi qu’Alix de St André désigne la presse new-yorkaise [23]) ne peut tolérer, c’est que « pour la première fois dans toute l’histoire du cinéma un réalisateur sans complexe a osé se pencher sur la vie de cette communauté asiatique » [24]. Ce que montre le film en effet, c’est rien de moins que l’Amérique « confrontée au déferlement d’une masse de nouveaux arrivants et à leur violence ». Et Attinelli de livrer sa pensée : « Au fil des années, Chinatown a changé. Hier encore vivaient ici près de 20 000 personnes (…), de braves gens solidement unis par les liens du sang ou de l’amitié » [25]. Quelle infamie a donc mis fin à cette existence idyllique ? La loi de 1965 qui, dans le sillage de la déségrégation, a aboli les décrets qui depuis la fin de la guerre civile soumettaient les ressortissants chinois à des conditions très restrictives d’immigration (Le Figaro prend cependant soin de cacher le fait qu’une des ambitions historiographiques les plus explicites du films est de dénoncer cette législation d’exception, comme en témoigne, une nouvelle fois, la scène clé du restaurant). Ainsi, depuis 1965, « chaque mois 2000 nouveaux migrants viennent ici chercher leur part du rêve américain. Avec eux, se déplace aussi le centre de certains trafics internationaux de la drogue », si bien que « dans ces ruelles jadis si paisibles, la guérilla fait rage ».
Car c’est bien cela qui menace l’Amérique, et, au delà, on l’aura compris, l’idée même de civilisation et d’urbanité occidentales. L’étranger, surtout s’il est pauvre, appelle le crime, et ce n’est qu’un début. Cimino décille les yeux des Blancs, mais Le Figaro nous prévient : ce qu’il nous montre n’est que le prologue de l’apocalypse qui s’annonce : « le partage de Chinatown n’est pas terminé. D’autres clans venant d’Extrême-Orient s’installent en Amérique pour y installer leur hégémonie, (…) leurs lois », à tel point que, « en l’an 2000, les terribles parrains de la mafia italienne susciteront l’hilarité des enfants ». Heureusement, il existe encore des artistes comme Cimino, « qui révolutionne les certitudes les mieux installés. Dans Voyage au bout de l’enfer, il renverse l’opinion communément admise sur les culpabilités américaines au Vietnam. Dans l’Année du Dragon, il dénonce le terrorisme sournois que l’immigration chinoise installe au centre même de Manhattan ». On peut difficilement être plus clair. C’est pourtant chez d’autres critiques que l’on trouve le rapprochement explicite des problématiques américaine et française. Toujours très « près du terrain », le plus proche possible du bitume, Le Quotidien de Paris, qui juge toutefois que les Américains ont une approche « trop simpliste » du film et que « la vérité est plutôt côté français » (il faut dire qu’ « en France, on le sait, le public est plus cinéphile » [26]), décèle sans coup férir l’analogie des situations entre le Lower East Side et les quartiers interlopes de la capitale française: « les Chinois sont là, ils évincent brutalement les gangs polonais, italien et juif, comme les Arabes, chez nous, ont chassé les Corses de Pigalle » [27].
C’est donc bien le débat global sur l’immigration en France qui détermine dans une large mesure les prises de position autour du film de Cimino. Le lendemain de la sortie du film, Les Échos, dans une formule alambiquée et particulièrement maladroite, se demande « comment, en France, où les problèmes d’immigration commencent eux aussi à devenir sanglants, va-t-on réagir ? » [28]
Le sang, ce sont les travailleurs immigrés qui le versent. Le début des années Mitterrand est en effet marqué par une succession de crimes racistes, qui expliquent partiellement l’organisation de la « marche des Beurs », partie de Marseille le 15 octobre 1983. C’est aussi l’installation de la crise et du chômage de masse, l’accélération de la désindustrialisation et la tentation de plus en plus communément partagée, au delà des clivages politiques traditionnels, de désigner l’Autre comme celui par qui le malheur arrive. Ce sont les mots de Pierre Mauroy, premier ministre socialiste, qui stigmatise en janvier 1983, au moment où le gouvernement amorce le « tournant de la rigueur » qui causera le départ des communistes [29], les grévistes (majoritairement immigrés) de Renault Billancourt, « manipulés par des intégristes ». C’est l’apparition du FN, qui franchit les 10% aux Européennes de 1984 après avoir l’année précédente gagné la mairie de Dreux. Ce sont les premières alliances droite-extrême droite, qui culmineront aux régionales de 1986 avec la cogestion de cinq régions. C’est l’entrée de 35 députés du Front national à l’Assemblée nationale. Ce sont les loups dans Paris. Et c’est le successeur de Mauroy qui ouvre la bergerie. Car la clé ultime de l’ « affaire Cimino », réside dans une toute petite phrase du Monde, a priori plus anodine que les éructations du Figaro, mais qui donne en définitive à voir le « nouvel ordre idéologique » en passe de s’établir : L’Année, écrit Louis Marcorelles, « nous intéresse parce qu’il pose les bonnes questions » [30]. C’est peut-être en voulant lutter contre l’idée même que ces questions puissent être légitimement posées que Le Nouvel Observateur a publié les inepties d’Ajame [31]. Si malentendu il y a entre la presse « de gauche » française et Cimino, c’est bien en effet autour de la pertinence d’une réflexion cinématographique centrée, même partiellement, sur la question migratoire. Alors que le réalisateur affirme clairement son intérêt pour cette donnée essentielle de l’histoire américaine (au journaliste du Matin qui lui demande si ses trois derniers films forment « un triptyque sur l’immigration », Cimino répond : « Je suis content que vous me disiez cela »), les mots même qui disent le phénomène et ses acteurs, que l’on ne désignera bientôt plus que comme un « problème », sont en passe d’être fuis par une partie de la gauche sincèrement soucieuse de lutter contre l’air du temps et une certaine tendance du « socialisme » à la française. Comment comprendre autrement l’analyse de Serge Daney, qui constate qu’avec ce personnage de « flic qui se sait raciste », inédit dans le cinéma américain, « le racisme ne fait plus honte, il fait débat »? Et de conclure: « Il en est peu de plus sinistres ». [32]
Notes
[1] N°378, décembre 1985.
[2] Catherine Salès, « Tempête à Chinatown » 3/09/85.
[3] Lucio Attinelli, Le Figaro, 13/11/85.
[4] Joshka Schidlow, «L’Année du Dragon: Voyage au bout de Chinatown » : « White (…) est sans aucun doute le porte-parole de Cimino ». Le critique, qui a beaucoup aimé le film, fait dans l’ensemble un curieux éloge de son auteur : « De toute manière, les films de Cimino ont toujours eu plus de gueule que de contenu » TRA n°1870 13/11/1985).
[5] Louis Séguin, « La frontière chinoise », La Quinzaine Littéraire, n°453, 16/12/85.
[6] Comme l’analysait déjà Kracauer dans les années 1950 à propos de la représentation des stéréotypes nationaux par Hollywood. Les travaux de Christian Delage, sur la « vision nazie de l’histoire » témoignent également de la difficulté, même pour un régime aussi viscéralement raciste et totalitaire que le pouvoir hitlérien de produire des images intrinsèquement racistes. A ce sujet, on relira également le commentaire lumineux de Marc Ferro du film raciste étalon du 20ème siècle, Le Juif Süss (Veit Harlan, 1940) qui montre que l’antisémitisme de l’œuvre est d’abord une affaire de montage (« Les fondus enchaînés du Juif Süss » in Cinéma et histoire, Gallimard Folio 1977).
[7] J.-P. Grousset, « L’année du Dragon (coolies piégés) », Le Canard Enchaîné, 13/11/85.
[8] Le Canard, art. cit.
[9] « Cimino, son dragon & l’Amérique », Libération, 13/11/85.
[10] Art. cit.
[11] « Le roi des cons est-il américain? », Le Nouvel Observateur, 8/11/85.
[12] « L’Année du Dragon. Parrains jaunes », 9/11/85.
[13] Le Matin, art. cit.
[14] Le Nouvel Observateur, art.cit.
[15] Ibid. Quelques lignes plus haut, Ajame écrit: « Mr Cimino, qui ne pèche pas par excès de nuances (sic), avait déjà commis des machins comme Deer Hunter avec un de Niro qui tripotait le barillet de son révolver pour apprendre aux spectateurs dans l’ignorance que la vie est éphémère ».
[16] Idem
[17] New York Times, 25/08/85
[18] Morceaux choisis: « Je n’ai jamais été un fana du « fact checking »; « à l’époque -les années 80- on pouvait vraiment publier n’importe quoi dans Libé, personne ne vérifiait »; « on vérifie comme on peut mais on pompe aussi énormément. J’ai été très laxiste à une certaine époque »; « Comme je ne suis pas un journaliste d’investigation, c’est moins grave, ou du moins j’ai fini par m’en persuader » (Magazine standard, 18/01/2012)
[19] Libération, art.cit.
[20] Dans « Cimino dans la gueule du dragon », un entretien avec le réalisateur daté du 13 novembre, M Perez recueille un commentaire de Cimino que ses confrères auraient gagné à méditer: « la scène du restaurant qui se déroule entre la jeune femme & White est très significative et devrait faire tomber les accusations de racisme si on faisait l’effort de l’analyser sérieusement ».
[21] « Cimino, tout feu tout flamme », Le Figaro 13/11/85. France-soir, qui juge la polémique « odieuse », relevant d’un véritable « terrorisme intellectuel », présente lui aussi L’Année comme un film « courageux » car brisant le « consensus mou » (Robert Chazal, « L’Année du dragon », 14/11/85)
[22] Guerre froide oblige, le quotidien parisien se croit autorisé à voir dans l’activisme de « la presse de Pékin » une des explications du succès (en fait très relatif) de la mobilisation anti-Cimino…
[23] « Super Parrain à la Chinoise », Le Figaro Magazine, 2/11/85)
[24] Lucio Attinelli, « La mafia aux yeux bridés », Le Figaro, 13/11/85)
[25] Rejoignant ainsi l’imagerie totalement mythifiée construite par le roman de Daley (qui a inspiré le film) d’un Chinatown d’« avant », préservé des conséquences d’une criminalité mondialisée. Manifestement, le cinéma n’est pas le seul, pour reprendre la célèbre formule forgée par Cimino au moment de Heaven’s Gate, à « inventer une nostalgie pour un passé qui n’existe pas ». Notons par ailleurs que le romancier, ancien journaliste, s’est déclaré horrifié de l’adaptation et a apporté son soutien aux manifestations de protestations contre L’Année…
[26] A. Ferenczi, « Cimino dans l’empire du « milieu » », Le Quotidien de Paris, 13/11/85
[27] « Les mystères de New York », Le Quotidien de Paris, 18/11/85
[28] Annie Coppermann, « L’Année du dragon », Les Échos, 14/11/85
[29] A noter que la critique de L’Humanité, très positive, voit le film comme une dénonciation radicale du mythe de la société sans classe et de la mobilité sociale en donnant à voir l’envers du rêve, les sweatshops, clandestins mais largement tolérés par les autorités locales, où s’épuise un lumpenprolétariat aux antipodes de l’image complaisamment véhiculé de la « minorité modèle » (la droite reaganienne a largement eu recours au fantasme d’une communauté d’Asian Americans réussissant, à force de travail et de discipline, à rendre tangible le rêve américain, stigmatisant ainsi le « déficit d’intégration » des afro-américains). Le quotidien communiste note que le propos du film est d’autant plus puissant qu’il se focalise non sur une manifestation périphérique des dysfonctionnements de la démocratie américaine, mais sur ses contradictions les plus profondes, qui gangrènent le cœur même de New York, le centre du centre en quelque sorte du capitalisme américain.
[30] « L’Année du Dragon. Michael Cimino film la fatalité de la violence », 14/11/1985
[31] Dans le numéro du 4/02/83, en réaction aux propos de Mauroy, Jean Daniel estime que le gouvernement socialiste contribue «à nourrir cet anti-islamisme indistinct et de moins en moins honteux que l’on voit refleurir surtout d’ailleurs, hélas dans les couches populaires en France et en Europe ».
[32] « De Rambo à Stanley », Libération, 13/11/85
DONNAT Cédric, « Le cinéma, la critique et les « bonnes questions » sur l’immigration: retour sur « L’Année du Dragon » – Cedric DONNAT », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2014, mis en ligne le 1er septembre 2014. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/cinema-critique-bonnes-questions-immigration-retour-annee-du-dragon-cimino-1985-cedric-donnat/
Docteur en cinéma, chargé de cours à l’université Grenoble Alpes