Cet article fut posté le 31 juillet sur le blog de Jason Read « unemployed negativity ». L’original se trouve ici. Il a été traduit par moi et validé par Jason Read. Le « meme » (francisé en mème, notez l’orthographe) est à l’origine un concept controversé en biologie décrivant un élément culturel ou langagier reproduit et transmis par l’imitation du comportement d’un individu par d’autres. Dans un usage récent, de plus en plus répandu dans les pays anglo-saxons, le terme renvoie à la viralisation en ligne d’une image ou d’un texte (David Buxton).
En ce moment, je réfléchis à une question d’une naïveté désespérante : à quoi sert la culture populaire ? Ou plus précisément, comment fonctionne-t-elle comme culture, en donnant du sens au monde et en exprimant nos désirs ? J’ai été incité à poser cette question pour deux raisons sans rapport. D’abord, je monte un séminaire en première année sur « la politique et la culture » qui m’oblige à passer en revue quelques arguments classiques concernant l’usage et le mésusage de la culture de Williams et d’Adorno à de Certeau. Ensuite, quand je ne travaille pas sur ce cours (ou sur une autre activité contraignante), je fais comme tout le monde, à savoir rechercher un film ou une série qui pourrait faire passer le temps du confinement.
En réalité, je me demande comment mieux faire passer ce temps. Parfois, j’ai juste envie d’être diverti (j’ai regardé tous les épisodes du Prisonnier et pas mal d’épisodes du classique Star Trek), et parfois j’ai envie d’aborder le moment actuel, mais à distance, à travers la sécurité apportée par des médiations (évitant toute fiction qui évoque directement les pandémies et les apocalypses). Il m’est assez pénible de tomber sur une intrigue faisant brusquement revenir le présent. Les sous-intrigues d’infection virale dans The Host et dans La Planète des singes : L’Affrontement ont été un peu difficiles à supporter, surtout le début du dernier. Tout cela pour dire que je me pose des questions habituellement éludées quand on regarde un film pour tuer le temps dans un avion, ou chez soi : que veux-je de la culture populaire ? Est-ce simplement une question de divertissement ? Ou faudrait-il qu’elle nous donne quelque chose de plus, qui nous aide à affronter tout ce qui nous bombarde plus que jamais : la peur, l’anxiété, le bouleversement social, la perte, et même la mort ?
Schématiquement résumé, l’un des aspects de la critique de Horkheimer et d’Adorno de « l’industrie culturelle » est que les impératifs de la production de masse et du profit produisent une « culture » qui n’en est pas une, qui ne nous offre rien de nourrissant. En témoignent les trois passages suivants :
« L’aspect prédigéré du produit [culturel] prévaut, se justifie et s’établit de façon d’autant plus marquée qu’il renvoie constamment à ceux qui ne peuvent rien digérer qui n’a pas été déjà prédigéré. C’est de la nourriture pour bébé : la réflexion permanente sur soi-même ancrée dans la compulsion infantile vis-à-vis de la répétition des besoins que [le produit culturel] a créés en premier lieu (1). »
« La culture qui d’après son propre sens non seulement obéissait aux hommes, mais toujours aussi protestait contre la condition sclérosée dans laquelle ils vivent et par là leur faisait honneur, cette culture, par son assimilation totale aux hommes, se trouve intégrée à cette condition sclérosée ; ainsi elle avilit les hommes encore une fois. Les productions de l’esprit dans le style de l’industrie culturelle ne sont plus aussi des marchandises mais le sont intégralement (2). »
« Ce qu’on pourrait qualifier de valeur d’usage dans la réception des biens culturels est remplacé par la valeur d’échange ; au lieu de rechercher la jouissance on se contente d’assister aux manifestations « artistiques » et « d’être au courant », au lieu de chercher à devenir un connaisseur on se contente donc d’un gain de prestige. Le consommateur devient l’alibi de l’industrie du divertissement aux institutions de laquelle il ne peut échapper. Il faut avoir vu Mrs. Miniver, tout comme il faut avoir chez soi Life et Time. Tout est perçu sous ce seul aspect : pouvoir servir à autre chose, même si cet autre chose est aussi vague que possible. Tout objet n’a de valeur que comme objet d’échange et n’a aucune valeur en soi (3). »
Si tout cela vous semble excessif, accusation récurrente levée contre Horkheimer et Adorno, pensez au jugement courant « il a bien vieilli » à propos d’un vieux film, et au constat étonné qu’il y avait quelque chose, appelons-le un usage, alors que le film en question ne circule plus, son moment de « faut avoir vu » étant passé depuis longtemps. La culture devient non seulement une marchandise, mais aussi une forme de monnaie qui s’échange chaque fois qu’on bavarde, ou qu’on va sur les réseaux sociaux. On ne l’utilise que pour échanger, et si on manque de monnaie ou ignore la dernière tendance, on est rejeté du marché, abandonné sans un sou. Cela dit, c’est en se penchant sur les réseaux sociaux qu’on peut déceler un autre usage. Je pense en particulier aux mèmes qui réorientent les éléments d’intrigue des films, dévalorisant ainsi la « circulation de la monnaie », ou tout au moins, la faisant travailler avec une valeur différente.
Prenons le cas des mèmes qui exploitent des blockbusters hollywoodiens comme Alien (1979) et Les Dents de la mer (1975) pour comprendre, et pour commenter la réponse du gouvernement à la pandémie du Covid-19. S’agissant d’Alien, certains de ces mèmes (comme celui ci-dessus) ne font que citer le dialogue original et les éléments de l’intrigue, qui prennent un autre sens dans l’ère du confinement et de la quarantaine. D’autres (comme celui au début de cet article) entament une autre lecture du film, qui focalise moins sur la créature du titre que sur l’employeur privé qui met en danger l’équipage du vaisseau Nostromo. L’affirmation que « l’équipage est sacrifiable » a une autre pertinence à un moment où les gens retournent au travail en pleine pandémie. Nous sommes tous à bord du Nostromo maintenant, inquiets pour nos primes, et considérés comme sacrifiables aux yeux de nos employeurs.
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Alors que le Premier ministre britannique Boris Johnson désigne le maire Vaughan (Les Dents de la mer) comme un héros (3), sûrement la mésinterprétation la plus bizarre dans l’histoire de la culture populaire, nous autres voyons le maire comme l’incarnation de tout politicien qui place le maintien des bénéfices et l’intérêt du capital devant la préservation de la vie, bref tout(e) homme ou femme politique. La focalisation sur le maire comme figure du Mal nous offre une lecture différente de celle, plus idéologique, originalement proposée par Fredric Jameson. Lisant le film contre le roman, Jameson centre son analyse sur la façon dont la survie du policier Brody et de l’océanographe Hooper au détriment du chasseur de requins Quint énonce l’idée d’une Amérique en transformation. Il affirme :
« Or, le contenu du partenariat entre Hooper et Brody projeté par le film peut être précisé, socialement et politiquement, comme l’allégorie d’une alliance entre la force de la loi et la nouvelle technocratie de l’entreprise transnationale : une alliance qui doit être cimentée, non seulement dans le triomphe fantasmé sur la menace mal définie du requin lui-même, mais surtout dans la précondition indispensable de l’effacement de l’image traditionnelle d’une Amérique plus vieille qu’il faut éliminer de la conscience historique et de la mémoire sociale avant qu’un nouveau système de pouvoir ne prenne sa place. On pourrait continuer de lire cette opération en termes d’archétypes mythiques si on veut, mais alors dans ce cas ce serait une vision utopique et rituelle qui est aussi tout un programme – très inquiétant – politique et social. Cela touche des contradictions sociales et des anxiétés actuelles seulement pour les exploiter dans sa nouvelle tâche de résolution idéologique, nous exhortant symboliquement à enterrer les vieux populismes, et à réagir à une image de partenariat politique qui projette une stratégie de légitimation entièrement nouvelle ; il déplace efficacement les antagonismes de classe entre riches et pauvres qui perdurent dans la société de consommation (et dans le roman duquel le film fut adapté) en les remplaçant par une sorte de nouvelle fraternité, fallacieuse, dans laquelle le spectateur se réjouit, sans se rendre compte qu’il ou elle y est exclu(e) (4). »
Jameson pense fournir une corrective dialectique à l’argument de Horkheimer et d’Adorno. Pour lui, il faut que l’industrie culturelle serve à quelque chose, qu’elle nous offre autre chose que les références échangées en bavardant. Nous ne mangerions pas de la nourriture pour bébé s’il n’y avait rien à goûter ou à digérer, un contenu utopique sous la forme d’une résolution de contradictions et de conflits existants. Cette dimension utopique est elle-même déformée et réifiée au point où on se retrouve en train d’applaudir le sacrifice de Quint face à l’alliance entre Brody et Hooper, entre les ordres policier et technocratique.
La focalisation dans les mèmes sur le maire comme figure représentant l’appât du gain donne une lecture moins sophistiquée, mais chargée d’une autre orientation politique. Il n’est plus question d’une alliance entre la police et la technocratie en tant que force d’ordre nouvelle, mais de la façon dont l’alliance entre la politique et le commerce constitue l’ordre sous lequel nous vivons tous, même dans les bons vieux temps de l’Amérique des petites villes (d’autant plus que le film élimine la sous-intrigue dans le livre sur la corruption mafieuse).
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https://www.youtube.com/watch?time_continue=3&v=bXmNpFyeFMs&feature=emb_logo
On ne peut parler tout à fait d’un détournement de ces films, car le message antientreprise a toujours été là dès le début. D’une certaine manière, Alien et Les Dents de la mer ont toujours été plutôt axés sur la lutte « humain contre humain » qu’« humain contre animal », d’autant qu’il faut que l’entreprise commerciale soit présente pour pousser les humains dans un conflit avec un animal qui finalement ne veut que manger, vivre et survivre (5). On pourrait également avancer l’argument que les deux films étaient au seuil de l’émergence de la forme blockbuster, et étaient ainsi plus riches en narrativité, en personnages et même en thèmes sous-jacents que le dernier lot de films de franchise ; il semblerait que l’industrie culturelle de nos jours fonctionne du moins en partie par la création constante de la nostalgie pour ce qui apparaît comme une version antérieure, meilleure, d’elle-même. C’est là un point que même Horkheimer et Adorno n’avaient peut-être pas vu (6).
Malgré ces réserves, je m’intéresse à la façon dont les mèmes filmiques en prolongent le contenu anticapitaliste existant, c’est-à-dire comment un mème peut à la fois produire et refléter une nouvelle sensibilité moins pacifiée par l’industrie culturelle, et en mesure d’exprimer la colère et l’indignation à travers elle. (Bien entendu, cette observation n’est pas limitée à ces deux films. Jurassic Park a aussi été l’objet de plaisanteries et de mèmes (7), et on pourrait facilement imaginer une grande relecture des films hollywoodiens en termes d’entreprises plus intéressées par les bénéfices que par la préservation des vies).
Quand j’ai revu récemment Alien et Les Dents de la mer au prisme de leur nouvelle vie virale en tant que mèmes critiques de la réponse à la pandémie, je pensais un moment écrire un post réaffirmant leur côté anticapitaliste. Je n’ai pas eu besoin de le faire ; on l’avait déjà fait à travers divers mèmes et blagues en ligne. Ces deux films me semblaient déjà réécrits par le contexte nouveau, qui les a transformés en commentaires sur ce contexte. Il se pourrait que la culture populaire ne nous donne pas grande chose à retravailler ; après tout, peut-être n’est-elle que de la nourriture pour bébé. Mais même celle-ci peut être jetée contre le mur dans un accès de rage. Et cette rage va être nécessaire non seulement pour se sortir du moment politique actuel, mais aussi pour construire quelque chose de nouveau. Comme l’affirma Mark Fisher à propos de l’anticapitalisme de Hunger Games, il est parfois utile de se rappeler qui est l’ennemi, et de prendre le message antientreprise dans la culture populaire au pied de la lettre (8). Même les produits de l’industrie culturelle peuvent être utilisés non pas uniquement pour renforcer des idéologies existantes, mais pour forger de nouveaux mythes (9). Quant à moi, je sais que je ne regarderai plus jamais Alien ou Les Dents de la mer de la même façon.
Notes
1. T. W. Adorno, « The Schema of Mass Culture », in The Culture Industry, Routledge, New York, 1991 (je traduis de l’anglais), p. 100. (Une traduction française de l’allemand original (1943) existe, due à Christophe David : « Le Schéma de la culture de masse », Mortibus 10/11, automne 2009, devenue introuvable).
2. T. W. Adorno « L’industrie culturelle », Communications (Paris), 3 : 1964, p. 13 (traduit de l’allemand par Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg).
3. Horkheimer et Adorno, Kulturindustrie, Editions Allia, 2012, p. 85-6 (traduit de l’allemand par Eliane Kaufholz). (La même version est disponible aussi comme chapitre de La Dialectique de la Raison, Gallimard, collection « Tel », 1974). Pour un résumé du mélodrame sentimental Mrs. Miniver : https://en.wikipedia.org/wiki/Mrs._Miniver. Les magazines Life et Time servirent de modèles en France pour Paris Match et L’Express respectivement.
3. https://www.theguardian.com/film/2020/mar/13/boris-johnson-coronavirus-hero-mayor-larry-vaughn-jaws
4. Fredric Jameson, « Reification and Utopia in Mass Culture », in Signatures of the Visible, Routledge, New York, 1990, p. 38-9 (je traduis).
5. http://www.unemployednegativity.com/2011/08/live-every-week-like-it-is-shark-week.html
6. http://www.unemployednegativity.com/2009/06/industrialization-of-nostalgia.html
7. https://www.buzzfeednews.com/article/davidmack/jurassic-park-twitter-account-creators
8. https://markfisherreblog.tumblr.com/post/39217506447/dystopia-now
9. http://www.unemployednegativity.com/2016/01/mythocracy-ii-this-time-its-personal.html
READ Jason, «Blockbusters et mèmes à l’ère de l’effondrement viral – Jason READ », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2020, mis en ligne le 1er septembre 2020. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/blockbusters-memes-ere-effondrement-viral-jason-read/
Jason Read est un philosophe, spécialiste de Marx, Spinoza et Deleuze, qui enseigne à l’université de Maine du Sud à Portland (États-Unis). Depuis 2006, il tient un blog intitulé « unemployed negativity » (recommandé), alimenté plusieurs fois par mois.