S’il est un lieu commun théorique bien ancré, c’est celui de la distinction fond/forme, car la forme, c’est du contenu social sédimenté. Le remettre en cause implique une prise en compte de la dimension esthétique qui ne réduise pas le travail de la forme à une mise en forme, une sorte d’in-formation. Étudier l’articulation entre dimension esthétique et dimension sociologique dans une œuvre artistique – par rapport aux logiques et enjeux des produits culturels – revient à s’interroger sur la circulation d’objets énigmatiques bouleversant le modèle simpliste d’une communication créative à message – de type publicitaire – ou à thèse .
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Contenu
Dans mon livre Adorno et les industries culturelles – communication, musique et cinéma, j’ai précisé que le mot « social » avait été librement ajouté, injecté, extrapolé par rapport à la thèse initiale d’Adorno : la forme esthétique est du contenu sédimenté. Historique de l’appellation « forme esthétique comme contenu [social] sédimenté » en encadré à la fin de l’article : consulter l’encadré.
Critique du déterminisme économique
La question posée derrière l’intitulé de cet article revient à penser une relative autonomie de la sphère esthétique, du travail de la forme par rapport au roc de l’économie, notamment de l’économie de la culture et des médias. L’économique détermine-t-il les industries culturelles en dernière instance ? La Théorie esthétique nous met en garde contre tous les déterminismes économique, technique, fussent-ils « en dernière instance ». Cependant, il y a dans cette idée de « dernière instance » althussérienne, le rappel à l’ordre théorique de l’inconséquence qu’il y aurait à oublier d’autres pôles comme le politique, le sociologique, l’esthétique dans leurs déterminations réciproques.
Le philosophe Louis Althusser dans Pour Marx avait tenté de dépasser l’économisme marxiste mécanique, de raffiner la distinction entre infrastructure et superstructure, de critiquer la notion d’aliénation, de retravailler le concept d’idéologie comme inversion des rapports de production..
T. W. Adorno ne propose pas une distinction de ce type, sans doute parce que la force critique de cet outil reste prisonnière d’une tentative de systématisation. Cependant, lui aussi essaie de repenser la superstructure, l’idéologie, le rapport au réel, plus exactement au sociologique, à l’économique, au psychologique, au politique…
Forme et contenu
Adorno refuse selon ses propres termes « la division pédante de l’art en forme et contenu ». Or, s’il est un lieu commun théorique bien ancré, c’est celui de la distinction fond/forme. Ne pouvant — ni ne voulant — résumer un ouvrage comme la Théorie esthétique, j’essaie toujours d’en détacher quelques thèses comme autant de louvoiements pour naviguer contre le vent de l’autoréférencement médiatique.
La première thèse à opposer à cette figure type est celle de l’autonomie de l’art. Reprenant stratégiquement au début de son texte la notion d’œuvre d’art qu’il contestera ensuite, Adorno écrit :
Les œuvres d’art se détachent du monde empirique et en engendrent un autre possédant son essence propre, opposé au premier comme s’il était également une réalité . (Adorno, 1996, p. 9)
Contrairement aux tenants des réalismes, Adorno s’en prend à la notion d’idéologie, comme réalité inversée (définition proposée par Marx dans L’Idéologie allemande), notamment quand elle est appliquée à l’art. L’art ne se réduit pas en une transposition esthétique, une transformation de cette réalité mythifiée, mais implique un véritable travail de formation, d’information, une altérité plus féconde en termes de connaissance que cette réalité, faux concept, vraie Arlésienne du sens commun. La recherche artistique crée des formes nouvelles opposées à la pseudo-évidence du statu quo en induisant leur propre niveau de différenciation critique.
Ce découplage de la forme par rapport à son contenu immédiat n’enferme pas pour autant la Théorie esthétique dans un nouvel idéalisme. Une deuxième thèse approfondit la première : « la forme esthétique est du contenu [social] sédimenté ». Si la forme subsume le contenu, la médiation qui en résulte se déploie dans le temps et surtout dans l’Histoire. Et dans le même mouvement, à l’autonomie de l’art, répond l’émancipation de la forme.
Adorno précise :
La campagne dirigée contre le formalisme ignore que la forme qui est donnée au contenu est elle-même un contenu sédimenté . (Ibidem, p. 194)
On pointe ici le double rapport compliqué qu’entretient Adorno avec le marxisme et la psychanalyse. Des deux, il retient d’abord la puissance critique et théorique, le questionnement épistémologique : un refus de l’interprétation de la réalité au bénéfice d’une transformation pour l’un ; un renvoi aux opérations de déplacement et de condensation dans le rêve chez l’autre.
La force critique de la forme par rapport au statu quo emprunte beaucoup à celle du lapsus dans la vie personnelle d’un individu. Cet acte manqué — qui n’en reste pas moins un acte dans sa subjectivité même — ne déplace-t-il pas en le condensant un ancien « contenu » lié à l’histoire de celui qui le commet ?
Fidèle à son paradigme, Adorno illustre sa thèse par un exemple musical :
Le contenu de la musique est à la rigueur ce qui se passe, les épisodes, les motifs, les thèmes, leur élaboration : ce sont des situations fluctuantes. Le contenu n’est pas situé à l’extérieur du temps musical ; il lui est au contraire essentiel et inversement : il est tout ce qui a lieu dans le temps . (Ibidem, p. 198)
Ce paradigme musical, croisé avec un questionnement épistémologique, nous immerge au cœur de la pensée critique d’Adorno. La forme musicale, comme le symptôme psychanalytique, crée une médiation subjective entre les deux pôles d’une altérité diffractée dans le temps. Ainsi la forme sonate renvoie-t-elle à des rituels sociaux, politiques historiquement datés tout en ayant survécu à leur disparition. Rappelons ce qu’Oliver Revault d’Allonnes (1991, p. 31) disait et écrivait à propos des dernières sonates de Beethoven qui annonçaient les ruptures musicales à venir :
Beethoven était pianiste de métier et de formation. Il a transgressé les formes. Ses sonates n’ont pas forcément une structure de sonate ; le mouvement lent central peut ne pas exister, comme dans l’Opus 111. S’il construit sa sonate autrement que l’aurait voulu la tradition, il a des raisons. D’ailleurs, il ne construit pas toutes ses sonates “autrement”. Il retrouve parfois la forme sonate qui s’était perdue en devenant une règle canonique .
Pour mémoire, Olivier Revault d’Allonnes fait référence à la Sonate pour piano n° 32 en ut mineur, opus 111 ne comprenant que deux mouvements au lieu de trois :
- Maestoso – Allegro con brio ed appassionato
- Arietta. Adagio molto semplice e cantabile.
De même, le tic qui biaise ce visage a survécu lui aussi, comme un stigmate du passé, aux événements qui lui ont permis de s’installer. Aussi l’art, qui ne se dégagerait pas des formes du passé par une transformation critique du matériau, dans un double mouvement de reprise et de remise en cause, donc en s’accommodant intellectuellement du statu quo formel, technique, nourrirait l’industrie culturelle.
L’art authentique chez Adorno doit-il être révolutionnaire ? On sait que pour lui l’art authentique est un art « autonome » qui doit d’abord révolutionner sa propre sphère symbolique (le travail sur le matériau légué, les formes, les techniques artistiques) pour transformer un imaginaire, nos rêves quand ils sont porteurs d’une utopie.
Pour essayer d’approcher par essais et erreurs cette pensée, je tenterai une comparaison avec Roland Barthes, dans l’article « Le pauvre et le prolétaire » extrait de Mythologies . Dans ce texte, Barthes fait référence à Chaplin et Brecht.
Barthes (1977, p. 41) note l’ambiguïté politique du personnage de Charlot :
Charlot a toujours vu le prolétaire sous les traits du pauvre : d’où la force humaine de ses représentations, mais aussi leur ambiguïté politique. Ceci est bien visible dans ce film admirable, Les Temps modernes. Charlot y frôle sans cesse le thème prolétarien, mais ne l’assume jamais politiquement…
Barthes interprète Charlot à partir de la distanciation brechtienne :
Or Charlot, conformément à l’idée de Brecht, montre sa cécité au public de telle sorte que le public voit à la fois l’aveugle et son spectacle… (ibidem, p. 41)
Chez Adorno, il ne suffit pas de dépasser l’œuvre de pure propagande par cette distanciation permettant une prise de conscience politique. Le spectacle de cette cécité, si elle fait la force critique des films de Chaplin et des pièces de Brecht, ne peut le satisfaire. La nouvelle musique, par exemple chez Arnold Schönberg, si elle doit faire entendre le tumulte, voire la cacophonie du monde, nous projette aussi dans un avenir utopique, déjà présent dans la sphère croisée du symbolique et de l’imaginaire. Il faut rêver le futur et la promesse de liberté qu’on en attend participe elle-même des trois niveaux de notre humanité. L’œuvre d’art est réelle puisque, si elle se détache du monde empirique, elle « en engendre un autre possédant son essence propre, opposé au premier comme s’il était également une réalité ». L’œuvre d’art est imaginaire puisqu’elle permet de rêver ses rêves au travers de son caractère énigmatique. Mais ce qui distingue l’œuvre d’art des autres produits culturels qui, comme le montre Barthes dans Mythologies, ne font que meubler notre environnement, c’est qu’elle ne se contente pas quand elle paraît, de restructurer, de ressouder le cercle de famille, voire de faire évoluer le statu quo. L’œuvre d’art, avec ses propres armes esthétiques, est critique du monde où elle naît, tout en étant utopique. Dans son mouvement de recherche, elle rejoint les sciences et la philosophie qui, pour un temps, s’en prennent au fondement symbolique de l’ordre établi.
Dans la sphère esthétique, le projet imaginaire s’articule sur une réalisation symbolique (par exemple la musique) d’où le social n’est jamais absent. Ce projet critique, négatif, donc utopique suscite l’irruption d’objets énigmatiques (vs les œuvres à message, à thèse) bouleversant les logiques communicationnelles existantes. Quand l’enfant monstrueux paraît, dans son altérité, le cercle de famille peut le rejeter ou, par un long cheminement sur soi, entrevoir une autre beauté, une autre vérité. Faire cheminer l’altérité, qui ne se réduit pas à la différence, suffit à remplir le projet imaginaire. Car la sphère esthétique, même si elle est le lieu utopique de la résistance au statu quo, ne saurait à elle seule poser — et encore moins résoudre — toutes les questions liées à la souffrance sociale et relevant du politique.
Exemple 1 : Les Demoiselles d’Avignon
En peinture, Les Demoiselles d’Avignon de Picasso, une des œuvres les plus célèbres du XXe siècle, marquent aussi une rupture analogue dans l’histoire de l’art occidental.
Le projet qui s’intitulait d’abord Le Bordel philosophique commence à être élaboré en 1906 au travers de dix-neuf esquisses et sera terminé en 1907. Le tableau final ne prendra son nom définitif qu’en 1920 lors de sa vente au couturier Doucet (la Carrer d’Avinyô — rue d’Avignon — à Barcelone abritait une maison close) et ne sera exposé publiquement pour la première fois qu’en 1937.
Les Demoiselles d’Avignon permettent de saisir comment, par exemple, les personnages sont imbriqués et dans le même temps définissent des espaces propres, se croisant plus qu’ils ne se rencontrent par le jeu d’un collage. Ainsi se confrontent plusieurs espaces représentatifs dans une sorte de parataxe picturale.
Par ailleurs, les dix-neuf esquisses [dont 4 sont présentées ci-contre en gif animé sous le tableau] qui président à l’avènement du tableau « final » me donnent l’occasion de revenir sur la valeur critique de la notion d’art authentique : ce que défend Adorno, c’est l’existence d’une recherche artistique dont les œuvres particulières ne sont que des moments de matérialisation, les « arrêts sur image » d’une pensée artistique, des esquisses, des brouillons dont le tableau « final » n’est lui-même qu’une étape.
Il s’agit aussi de défendre, face à l’hégémonie et souvent l’immédiateté des industries culturelles, l’existence d’une recherche qui s’inscrit dans l’Histoire et entretient dans sa propre sphère un rapport avec les autres arts, la philosophie et les sciences de son temps, en avance sur leur temps.
Exemple 2 : les Polytopes de Xenakis
Nos étudiants, souvent fan à l’ère du numérique de musique « électro », devrait réécouter, s’inspirer d’un compositeur de musique électronique qui a croisé nouvelles technologies et musique, dont l’exemple fameux de son Polytope de Cluny (1972) pour bande magnétique sept pistes et lumières.
Dans son livre Xenakis/Les Polytopes, Olivier Revault d’Allonnes (1975) étudie au plus près des documents, notamment les graphiques complets/partitions, comment un musicien réputé pour son rapport à la technique l’envisage vraiment.
Olivier Revault d’Allonnes nous invite à comprendre de l’intérieur une démarche complexe où la parataxe musicale, les brusques ruptures et mises en relation spatio-temporelle prennent autant, si ce n’est plus de place et de force, que le recours aux nouvelles technologies. Dans cet esprit, le lecteur est donc convié à « ne pas lire ce livre de façon linéaire du début à la fin », à le « reconstruire » à la façon des œuvres « polytopiques », « c’est-à-dire dispersées mais unies, multiples mais homogènes, faites de variation et d’imagination, mais toujours autour d’une idée centrale » (Revault d’Allonnes, 1975, p. 9).
Refusant l’assimilation entre la technique artistique entendue comme un certain rapport à la parataxe musicale et les nouvelles technologies chez Iannis Xenakis, il précise :
Xenakis passe, trop facilement, pour le laudateur d’un certain monde dans lequel la science et la technique seraient capables de tout résoudre. Tout en soulignant que cet artiste, en effet, affronte la modernité et l’utilise, qu’il se refuse aux solutions « passéistes », nous ne nous cachons pas de vouloir montrer ici que l’interprétation de son art en termes de pure technique en laisse échapper l’essentiel. Car les prodiges de la modernité ne sont jamais montrés pour eux-mêmes, et Persépolis [autre « spectacle lumineux » de plein air à Persépolis en 1971] prouve que Xenakis est tout aussi à l’aise (et tout aussi inquiet et méticuleux) avec des enfants porteurs de torches ancestrales, qu’avec des flashes électroniques ou des rayons laser. (Ibidem, p. 10)
Contre-exemple : Le fabuleux destin d’Amélie Poulain
La question posée par ce film « créatif » de Jean-Pierre Jeunet (2001), au modèle publicitaire, c’est moins son existence en tant que produit culturel que sa prétention à singer, par un détournement « positif », la notion critique et polémique d’œuvre d’art authentique. On aurait pu prendre un autre film sur le même créneau prétendument « artistique », film culte ou phénomène de société, d’une société à un moment donné : Diva (1981) ou 37°2 le matin (1991) de Jean-Jacques Beineix, Le grand Bleu (1988) de Luc Besson ou Les Choristes (2004) de Christophe Barratier.
Qu’Amélie Poulain déborde d’effets spéciaux, de techniques esthétisantes souvent mécaniques, on ne peut nier sa cohérence scénographique reposant sur un réel contrôle de sa « variable artistique » pour reprendre l’expression de Laurent Creton dans Cinéma et marché :
Tous les objets artistiques qui s’inscrivent dans la série industrielle ont en commun de mettre en question le statut traditionnel de l’œuvre d’art. La fonction d’un marchand d’art est de parvenir à créer une valeur commerciale à partir d’un objet investi de valeur esthétique par une communauté spécialisée. Le commerce du cinéma relève d’une logique qui place l’art non pas comme origine mais comme accessoire de la vente des objets culturels industrialisés. En fonction de cet objectif, on examine dans quelle mesure et comment la variable artistique pourrait être éventuellement utilisée. Dans certains cas, l’art est un argument de vente. Dans d’autres, c’est l’inverse : longtemps la Palme d’or de Cannes a été réputée avoir un impact négatif sur les entrées, en particulier des films destinés à un large marché. » (Creton, 1997, p. 47)
Finalement, à leur manière, les industries culturelles entérinent l’existence de ce qui sera pour elles des « produits culturels haut de gamme », en tout cas des produits qu’on vendra sur ce créneau. La logique psychologisante ou sociologisante de tels produits est, après tout, une des approches de tout produit culturel qui ne se réduit pas à un simple divertissement : traiter en tant que média les « grands problèmes de société » sur le mode de la fiction, comme les magazines de la presse écrite les traitent sur le mode rédactionnel. Mais qu’un film comme Le fabuleux destin d’Amélie Poulain veuille occuper et occulter un espace de résistance critique qui n’est pas le sien en mimant la recherche artistique, en multipliant les références culturelles à la façon des publicitaires, alors on comprend mieux la scission interne à la culture pointée par Adorno et l’opposition critique introduite -la coupure esthétique- entre produit culturel et œuvre d’art authentique.
Un ensemble composite, une première tentative de réconciliation entre La nouvelle Vague, pour les « audaces formelles » et le Réalisme poétique « pour l’univers poétique populaire », la promotion d’un univers de rêve et de nostalgie « laisser en place le statu quo », tout ce dispositif audiovisuel se met d’abord au service d’une poésie « gentille », domestique, loin évidemment d’un « cinéma de poésie ».
Où se joue la forme comme contenu social sédimenté :
Le postulat sur la forme esthétique comme contenu [social] sédimenté renvoie donc aux conflits, aux tensions qui peuvent être masqués au fil du temps comme les symptômes en psychanalyse sont les marques d’anciens conflits intérieurs qui se sont déplacés et sédimentés.
Les guerres esthétiques souvent très virulentes, bataille d’Hernani, réception des impressionnistes dans les salons, etc., ne sont pas des guerres picrocholines. Par le jeu des médiations qui les relient aux autres sphères des activités et des rapports humains, elles intègrent, à leur façon, une dimension politique. Les polémiques esthétiques sont donc à prendre très au sérieux.
Si comme l’écrit Adorno dans la Théorie esthétique :
Mais l’élément social est médiatisé par l’attitude formelle objective (Adorno, 1996, p. 336)
L’attitude formelle objective de Jean-Pierre Jeunet consiste d’abord en un évitement politique des antagonismes, fussent-ils « artistiques » au nom d’une pseudo-réconciliation entre les écoles critiques et à l’intérieur de l’histoire du cinéma.
Il y a aussi confusion entre technique artistique et nouvelles technologies, une forme de déterminisme technologique dans l’art parce qu’il s’agit de récupérer une neutralité supposée de l’outil sans réflexion sur sa place et sa fonction dans la dimension esthétique de l’œuvre d’art. Ce que l’on ne trouvait pas dans les Polytopes de Xénakis.
La coupure esthétique chez Adorno
Le mouvement de rejet d’une partie de la culture hors de la sphère de l’art par Adorno peut s’envisager, pour celui qui étudie les industries culturelles, comme une relative émancipation de son objet par rapport à l’histoire de l’art. La coupure esthétique d’Adorno est, il est vrai, un moyen provocateur pour séparer création artistique et créativité para-publicitaire. Cependant, on peut y voir aussi une façon d’autonomiser des objets culturels en leur reconnaissant une dimension esthétique ayant sa propre logique médiatique.
En fait, le poste d’observation d’Adorno n’a d’intérêt aujourd’hui que s’il nous permet des connaissances nouvelles sur nos objets d’études. Son actualité est constituée par les pistes méthodologiques ouvertes, même en creux.
Ce poste d’observation porte un regard et une oreille insistant sur les enjeux et les conflits à l’intérieur de la sphère esthétique. Le postulat sur la forme esthétique comme contenu [social] sédimenté permet de poser la tension intra-esthétique mais aussi la tension entre la sphère esthétique et la sphère sociale sans réductionnisme politique. Il y a un moment esthétique autonome comme il y a un moment théorique autonome. Ce que propose Adorno ne peut donc finalement pas se traduire dans la formule d’Althusser, par exemple, sur « la philosophie est, en dernière instance, lutte de classes dans la théorie » (Athusser, 1974, p. 101) qu’on pourrait extrapoler en « l’esthétique est, en dernière instance, lutte de classes dans l’art ». La tension est d’abord théorique, musicale ou cinématographique. Le raccord au social ou au politique existe par un jeu de médiations d’une sphère à l’autre dans leurs historicités.
Deux questions préalables
- La question 1 : La distinction critique entre œuvre d’art authentique et produit culturel nous permet d’interroger la volonté hégémonique des industries culturelles d’occuper tout l’espace de la culture, ce qui remet en cause le prétendu « élitisme » d’Adorno.
- La question 2 : Pour se démarquer d’une « étude immanentiste » de l’œuvre, le postulat sur la forme esthétique comme contenu [social] sédimenté ne nous permet-il pas justement, tout en posant leur complémentarité, de distinguer l’approche esthétique de l’approche « sciences sociales » des produits culturels ?
Et surtout, ce postulat ne nous suggère-t-il pas de poser autrement la question cruciale de la réception du produit culturel ?
Les concepts mobilisés
Quels sont les concepts de la Théorie esthétique d’Adorno mobilisés pour cette expérimentation ?
QUATRE CONCEPTS |
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1. Le matériau : le matériau, c’est ce dont disposent les artistes quand ils naissent à l’art dans un ici et maintenant et, bien entendu, le type de rapport -critique ou non- qu’ils entretiendront avec lui. |
2. La technique : pour Adorno, le terme esthétique qui désigne la domination du matériau est la technique. |
3. La forme : « …la campagne dirigée contre le formalisme ignore que la forme qui est donnée au contenu est elle-même un contenu sédimenté » (Théorie esthétique, p. 194). Il faut donc refuser « la division pédante de l’art en forme et contenu » (Ibidem, p. 198). |
4. L’industrie [culturelle] : la coupure esthétique entre œuvre d’art authentique et produit culturel est aussi une invitation critique à autonomiser l’analyse des logiques propres de ces industries culturelles. |
L’hégémonisme ou la raison du plus fort
Qui prétendrait avoir la force de détruire la culture populaire industrialisée, une culture n’ayant plus rien à voir avec les arts et traditions populaires ? L’art populaire n’est plus cette tradition souvent orale sédimentée au cours des siècles mais il est devenu aujourd’hui un ensemble de produits manufacturés à destination d’un public de masse segmenté. Et cette production industrialisée est liée à une instrumentalisation de la réception fortement démagogique. Résister aux logiques médiatiques signifie donc d’abord se battre pour conserver un droit bien restreint au plaisir de la pensée sous toutes ses formes, philosophiques, scientifiques et artistiques face à la généralisation du plaisir de l’oubli de soi dans le divertissement généralisé. L’art authentique, dans son rapport à la philosophie et aux sciences, participe au mouvement de la pensée. Dans les sciences humaines comme la psychanalyse, les poètes et les dramaturges ont souvent anticipé des découvertes majeures. Sigmund Freud le souligne dans tous ses écrits.
Adorno et Horkheimer dans « La Production industrielle de biens culturels » préviennent d’un danger, toujours d’actualité derrière l’hégémonisme souriant des industries culturelles, qui peut sembler à certains bien loin des tragédies liées aux totalitarismes du siècle dernier et à leur cortège de propagandes.
La publicité devient l’art par excellence avec lequel Goebbels déjà l’avait identifiée, l’art pour l’art, la publicité pour elle-même, pure représentation du pouvoir social. (Adorno, Horkheimer (1974), La Dialectique de la raison, p. 171-172)
Si l’actualité d’Adorno, derrière ses mise en garde, est d’ouvrir une voie pour comprendre les logiques des industries culturelles dont la publicité serait devenue le modèle, je pense avoir pointé la tension entre une résistance artistique et la volonté hégémonique des grands groupes de communication de tout subsumer sous un même concept culturel.
Et aujourd’hui la résistance dans l’art rouvre les plaies de ces combats contre une possible mais pas certaine Entkunstung de l’art, la perte par l’art de son caractère artistique. David contre Goliath : pensons à Van Gogh et sa Chambre en Arles, la raison du plus faible s’attaque, au travers d’un tableau au sujet apparemment anodin et pourtant gros de son poids de révolte, à une souffrance personnelle, psychologique et sociale, tout en anticipant sur les formes et les couleurs d’une utopie toujours à reconstruire.[/one_third]
LA COULISSE D’UNE RECHERCHE
Lors de la préparation de mon habilitation à diriger des recherches « Contributions communicationnelles à l’approche esthétique des industries culturelles : cinéma, musique, multimédia », j’ai commis un lapsus basé sur mes souvenirs d’une lecture pourtant attentive de la Théorie esthétique de T. W. Adorno. J’étais sûr d’avoir lu : « la forme esthétique est du contenu social sédimenté ». Mais quand j’ai voulu sourcer cette citation, je n’ai trouvé que la formule : « la forme esthétique est du contenu sédimenté ». c’est pourquoi dans la rédaction finale j’ai décidé de mettre [social] entre crochets : « la forme esthétique comme contenu [social] sédimenté ». Lors de la soutenance de cette HDR, quand j’ai d’emblée explicité la présence de ces crochets auxquels ils n’avaient visiblement pas trop prêté attention, les membres du jury ont reconnu, comme bien des collègues enseignants-chercheurs ultérieurement, que le [social] leur avait paru naturel sous la plume d’Adorno. La recherche tient parfois à un lapsus qui vous fait à la fois expliciter un auteur mais aussi qui vous pousse dans votre propre recherche à aller de l’avant.
RÉFÉRENCES
Adorno, T. W., (1982) : Théorie esthétique, Paris, Klincksieck (trad. française Marc Jimenez).
Adorno, T. W., Horkheimer, M. (1974) : « La Production industrielle de biens culturels » in La Dialectique de la raison, Paris, Tel Gallimard, (trad. française Eliane Kaufholz).
Althusser, Louis (1965) : Pour Marx, Paris, François Maspero, « Théorie ».
Althusser, Louis (1974) : Eléments d’autocritique, Paris, Hachette, coll. Analyse.
Barthes Roland (1957) : Mythologies, Paris, Seuil, collection « points ».
Creton, Laurent (1997) : Cinéma et marché, Paris, Armand Colin.
Hiver Marc (2011) : Adorno et les industries culturelles – communication, musique et cinéma, Paris, L’Harmattan, collection Communication et civilisation.
Marx, K., Engels, F., (1968) : L’Idéologie allemande, Paris, Editions sociales, « Classiques du marxisme », (traduction française Renée Cartelle et Gilbert Badia).
Revault d’Allonnes, Olivier (1991) : « Beethoven et le jazz », in Revue d’esthétique n°19, Jazz.
Revault d’Allonnes, Olivier (1975) : Xenakis/Les Polytopes, Paris, Balland.
Lire d’autres articles de Marc Hiver
HIVER Marc, « Forme esthétique et contenu [social] sédimenté – Marc HIVER », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2013, mis en ligne le 1er octobre 2013. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/forme-esthetique-contenu-social-sedimente-marc-hiver/
Philosophe, spécialiste des sciences de l’information et de la communication, d’Adorno et des industries culturelles
Dernier livre : « Adorno et les industries culturelles – communication, musique et cinéma »,
L’Harmattan, collection « communication et civilisation »