La Web-revue : de la Kulturindustrie d’hier aux industries culturelles, créatives et numériques d’aujourd’hui, s’est ouvert un champ interdisciplinaire pour tous ceux dont les recherches interrogent la culture populaire industrialisée et les médias. Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et numériques du côté des acteurs professionnels, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de la Web-revue.
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Le cinéma français résiste au changement (une alternative à la salle ?)
(Suite aux Actualités #53, mai 2017). Le Festival de Cannes a décidé de ne plus accepter des œuvres produites par des plate-formes de vidéo à la demande par abonnement (SVoD, ou subscription video on demand) l’année prochaine. Cette année, deux films (The Meyerowitz Stories de Noah Baumbach, et Okja de Bong Joon-ho), produits par Netflix et réservés aux abonnés, ont fait partie de la sélection officielle. L’enjeu, c’est le maintien de la chronologie des médias en France, qui régit les fenêtres de diffusion en salle, en vidéo, sur les chaînes payantes, puis gratuites, en fonction des contributions de ces diffuseurs au financement des œuvres. Actuellement, la diffusion sur un SVoD, contrairement à une chaîne payante comme Canal+ où le délai est de dix mois, ne peut intervenir avant 36 mois suivant la sortie en salle. Or, cette chronologie ne fait plus sens lorsque le SVoD est lui-même producteur. Que ce soit clair, Netflix et Amazon ne peuvent pas vouloir contourner la chronologie des médias, et en même temps s’affranchir de toutes les règles fiscales et obligations qui régissent leurs concurrents français. Mais si un jour Bruxelles réussit à imposer des obligations de financement du cinéma en général aux plates-formes américaines, la chronologie des médias sous sa forme actuelle deviendra difficilement défendable.
Ce qui est également en jeu, c’est l’avenir du cinéma indépendant face aux séries, plus faciles à exploiter en France, car non soumises à la chronologie des médias, et dont les frais de marketing s’amortissent sur six à douze heures de diffusion. De l’avis de Vincent Maraval (de l’éditeur de vidéos Wild Bunch), dans une interview à The Hollywood Reporter, Netflix et Amazon ont donné une nouvelle vie au cinéma indépendant américain, y compris aux séries. Des cinéastes producteurs indépendants comme Mark Duplass (Cyrus ; Blue Jay) louent la souplesse et la liberté que leur laisse Netflix par rapport aux studios de Hollywood. Netflix a produit le film War Machine (de David Michôd avec Brad Pitt), actuellement sur son site, et il a investi 100 millions de dollars dans le prochain film de Scorcese, The Irishman.
Certains professionnels français estiment que de nouveaux acteurs et modes de financement seront un moyen de régénérer le cinéma français, qui marquerait le pas en termes de qualité. En cause, l’uniformisation produite par le financement dominé par TF1 et Canal +. Certes, le cinéma français garde sa part de marché (un peu plus d’un tiers), mais sur les 300 films produits annuellement en France, trop d’entre eux n’existent ni artistiquement ni commercialement. Ce qui est alarmant, c’est que les films français sont en nette perte de vitesse à l’international. En 2016, ceux-ci n’ont réalisé que 34 millions d’entrées (106 millions en 2015), et 230 millions d’euros de recettes (600 millions en 2015, -63%), après une baisse de 12 % en 2014. Au Japon, le cinéma français s’est amenuisé depuis des années pour atteindre une part de marché de 0,65%, -49% par rapport à 2015. Cela s’explique par l’absence de blockbusters ; le succès à l’étranger repose sur deux à cinq films pesants de 50-60 % du total. Entre le film à gros budget comme Valérien (tourné en anglais par Luc Besson) et le film populaire à consommation strictement national, il y aura peut-être un espace commercial en ligne pour des films à prétention artistique.
C’est le pari fait par trois entrepreneurs français. Fondée par Frédéric Houzelle (directeur de la boîte de production, Atlantis Télévision (Top Chef, Danse avec les stars)), Roland Coutas (entrepreneur du Web qui a crée notamment l’agence de voyages en ligne, Travelprice), et Bruno Barde (directeur de plusieurs festivals de cinéma, dont Deauville), une nouvelle plate-forme, e-cinema.com, sera lancée en septembre, et proposera chaque vendredi des films non sortis en salle.
La plate-forme a déjà acheté les droits d’une trentaine de films étrangers. « Pour beaucoup de producteurs, le marché français est un problème, prétend Frédéric Houzelle. Beaucoup de films ne trouvent pas de distributeur. Quand ils sortent en salle, ils restent à l’affiche une ou deux semaines. Puis ils disparaissent et ne sont plus accessibles, jusqu’à un éventuel passage en VoD. »
« Chaque année dans les festivals, je laisse des films sur les étagères. Ils ne seront pas visibles en salle. Le cinéma en regorge, explique Bruno Barde. Ma devise est celle de Jean Vilar, l’élitisme pour tous. E-cinema veut être la galerie d’art du cinéma. On veut montrer des cinématographies asiatiques, trop peu présentes, mais aussi européen, américaine. C’est la suite de ma programmation dans les festivals… » Le catalogue d’e-cinema devrait à ce titre s’enrichir des productions d’autres partenaires comme TF1 vidéo, Wild Bunch, Universal, Paramount. Le deuxième objectif à partir de 2018 est la production de films, exclusivement diffusés sur la plate-forme. « On va choisir entre cinq et six cinéastes, et chacun recevra environ 1,5 million d’euros pour réaliser un film », précise Bruno Barde, qui ajoute que les créateurs auront les mains libres pour faire le film de leur choix, même si les sommes ne sont pas très élevées pour un long-métrage.
Sur e-cinema.com, chaque année 52 films inédits resteront en ligne douze semaines. Le prix d’une séance sera fixé à 5,99 euros avec une carte mensuelle d’accès illimité à 9,99 euros. Les trois entrepreneurs se veulent complémentaires au cinéma en salle. Explique Frédéric Houzelle, « Nous souhaitons donner plus d’exposition à de bons films. Cela ne fera pas chuter la fréquentation en salle, au contraire, car le cinéma reste un événement. Et nous ne sommes pas opposés à ce que les films qui sortent chez nous continuent leur vie en salle. »
Sources : « Cannes : le cinéma français choisit le pire moment pour résister au changement » (Nicolas Rauline), Les Échos, 19 mai 2017 ; « E-cinema mis sur les sorties en ligne » (Nicolas Rauline), Les Échos, 19 mai 2017 ; https://www.lesechos.fr/16/01/2017/LesEchos/22362-089-ECH_2016–annee-noire-pour-les-films-francais-a-l-international.htm ; http://www.unifrance.org/actualites/14534/unifrance-publie-les-resultats-des-films-francais-a-l-international-en-2015 ; « E-cinema, des films hors des murs » (Clarisse Fabre), Le Monde, 17 mai, 2017, p. 16 ; « Les films français ont de plus en plus de mal à percer au Japan » (Nicole Vulser), Le Monde, 25-26 juin, 2017, supplément Éco & Entreprise, pp. 1, 4.
Le métier de scénariste de séries évolue en France (suite)
(Suite des Actualités #51, mars 2017). Dans l’essor de séries françaises, le temps est un enjeu crucial. « Le Graal de tout le monde, c’est de tenir le délai d’un an [entre saisons] », explique Fanny Herrero, scénariste en chef de Dix pour cent (France 2). Malgré les déclarations d’intention, le standard américain n’est quasiment jamais atteint en France. Il s’est écoulé par exemple un an et quatre mois entre la diffusion des saisons 1 et 2 de Versailles (Canal+), un an et demi entre saisons de Dix pour cent, un an et cinq mois entre celles du Village français (France 3), et même trois ans entre les deux saisons des Revenants (Canal+). Seul Le Bureau des Légendes (Canal+) se distingue en tenant le délai de douze mois entre saisons. Pour ne pas perdre l’intérêt des spectateurs, il faut écrire et tourner plus vite. C’est aussi une des clés pour pouvoir espérer exporter davantage (le secteur audiovisuel français n’a vendu que 40 millions d’euros de fictions à l’étranger en 2015, une hausse de 6%).
Pour Le Bureau des Légendes, le showrunner Éric Rochant (le seul en France) s’est inspiré directement des pratiques américaines. « J’ai cherché des éléments de méthode sur le site de leur guilde des auteurs, et j’ai décidé de rassembler les différentes activités de création eu un seul lieu. C’est le seul moyen de me permettre d’agir sur plusieurs saisons à la fois ». C’est-à-dire garder un œil sur l’écriture de la saison prochaine, sur le tournage des épisodes en cours, ainsi que sur leur montage. Pour Fanny Herrero, plus modestement, il s’agit de diriger une équipe de six scénaristes, qui trouvent ensemble les « arches » d’une saison, et les twists d’un épisode dans des séances de brainstorming, mais chacun prend la responsabilité d’écrire un ou plusieurs épisodes, cosignés avec elle.
« Il y a encore trois ou quatre ans, pour tourner, il fallait attendre que les scénarios de tous les épisodes soient acceptés par la chaîne », souligne Claude Chelli, directeur général adjoint de CAPA Drama qui produit Versailles. Pour raccourcir les délais de production des scénarios pilotes, les organisations d’auteurs et de producteurs discutent actuellement avec France Télévisions une révision de sa charte de développement, afin de mieux payer les scénaristes. Cela leur permettrait de travailler presque exclusivement pour une série, comme aux États-Unis, où les auteurs sont salariés pendant plusieurs mois, et non payés à l’épisode comme en France.
« Les scénaristes français sont encore un peu trop dans la culture de l’auteur-réalisateur, estime Éric Rochant. Ils doivent aussi s’habituer à être les maîtres à bord, à contrôler le tournage. » Pour sa part, Fanny Herrero pense que « la hausse de la qualité des séries françaises vient d’un essor du collectif dans toute la profession. Il y a moins de conflits entre les producteurs, les réalisateurs, les scénaristes et les chaînes ».
Vision par trop idyllique ? Qu’en est-il réellement ? L’article du Monde parle ailleurs du temps (regrettable) du « réalisateur-roi », et d’une « guerre larvée » entre corporations, miraculeusement disparue, semble-t-il. Il faudra de toute évidence reprendre le livre classique de Dominique Pasquier publié en 1995*. En attendant, on peut utilement lire l’article de la sociologue Muriel Mille de l’université de Versailles-Saint Quentin, qui a travaillé empiriquement sur la production du feuilleton Plus belle la vie** (thèse soutenue en 2013), et qui confirme globalement les contradictions épinglées par Pasquier.
Pour ma part, je dirais que dans ce « changement de paradigme », qui s’est produit aux États-Unis depuis belle lurette, c’est le scénariste-producteur qui prend l’ascendant sur le réalisateur et ses alliés (chef opérateur, monteur), et qui se trouve désormais en mesure de (ré)organiser le collectif à sa guise. Dans un système de plus en plus concurrentiel à l’échelle mondiale, le nerf de la guerre en termes de productivité passe par les scénaristes, et non par les réalisateurs, dont le temps de travail est relativement incompressible, respect des normes techniques oblige. Il est non pas moins évident que la qualité d’une série française sera de plus en plus mesurée par les ventes à l’international, là où la production française, en dépit de quelques réussites, peine toujours à décoller.
* Dominique Pasquier, Les scénaristes et la télévision : approche sociologique, INA/Nathan, 1995. ** Muriel Mille, « Un processus collectif de création d’un feuilleton télévisé : une division du travail d’auteurs », Sociétés contemporaines, mars 2016.
Source : « Le scénario, nerf de la guerre des séries » (Alexandre Piquard), Le Monde, 11 mai 2017, supplément Éco & Entreprise, p. 1 et 8.
Les artistes français en progression à l’international
Selon une étude publiée le 6 juin au Midem par le Bureau export de la musique française, Listen du DJ David Guetta a été de loin l’album français le plus exporté en 2016, avec 2,09 millions d’unités vendues. Sur ce podium, Mini World de la chanteuse Indila est deuxième, devant Kendji de Kendji Girac, Chaleur humaine de Christine and the Queens, et Chambre 12 de Louane. En ce qui concerne les singles, This Girl du DJ Kungs arrive en tête avec 656 millions d’« equivalent streams », suivi par Dernière danse d’Indila, et Bang my Head de David Guetta.
La filière musicale française a généré des revenus de 628 millions d’euros en 2016, +1,7 % par rapport à 2015, mais plus important, +30 % par rapport à 2006. Les supports numériques représente désormais 72 % des ventes à l’export ; ces revenus proviennent à 60 % d’Europe (où le premier marché reste l’Allemagne), 26 % d’Amérique du Nord et 6 % d’Asie. Quelques 7 milliards de streams d’artistes français ont été écoutés hors France en 2016.
Avec des moyens relativement faibles (740 000 euros d’aides en 2016 pour 500 projets), le Bureau export, financé par le ministère de la Culture, le ministère des Affaires étrangères, les producteurs phonographiques, les producteurs de spectacles (21 % de leur chiffre d’affaires vient des 2000 concerts organisés à l’étranger en 2016, principalement en Europe (71 %)) et la Sacem, cherche à donner plus de visibilité aux artistes français.
Pour ce faire, le Bureau prend directement exemple sur une initiative scandinave. Il a lancé un nouvel outil de promotion proposant une large palette de playlists de tous les genres (jazz, reggae, électro, rock, top 40 français, top d’écoutes de titres français à l’étranger, etc.). L’idée consiste à influencer les programmeurs de playlists pour les plate-formes à grosse audience (YouTube, Spotify, Deezer, Apple Music…).
Source : « David Guetta, tête de gondole des artistes français dans le monde » (Nicole Vulser), Le Monde, supplément Éco & Entreprise, 8 juin 2017, p. 8.
Le retour du journaliste à l’écran
« Que ce soit avec le pape, les grands patrons ou les politiques, je revendique cette incarnation du journaliste à l’écran, car je pense que notre devoir est aussi de reprendre le territoire géographiquement face aux services de communication qui bloquent toute information », affirme Élise Lucet, animatrice de Cash Investigation (France 2), qui a réussi à interpeller le pape devant le Vatican, et à lui arracher quelques mots de démentis (d’avoir influencé la justice argentine) lors d’une enquête sur les affaires de pédophilie dans l’Église. « Scoop » qui a déclenché une vive polémique tant au niveau institutionnel que sur les réseaux sociaux. L’Église de France a dénoncé une « mascarade », « des méthodes douteuses ». De son côté, Lucet se veut « ambassadrice des téléspectateurs », sans pour autant proposer du « journalisme spectacle ». Cette présence du journaliste sur le terrain posant ses questions (et non simplement recueillant les réponses) est devenue une marque de fabrique de Cash Investigation, 66 Minutes (M6), Enquête exclusive (M6) et Sept à Huit (TF1).
« En se montrant à l’écran, le journaliste affirme ses choix. C’est aussi un contre-pied au plan illustratif très souvent utilisé en télévision qui ne dit rien du travail journalistique », renchérit Emmanuel Gagnier, rédacteur en chef de Cash Investigation, qui cite l’exemple des journalistes de télévision américains parlant souvent à la première personne. Pour Hervé Brusini, directeur chargé du numérique, de la stratégie et de la diversité sur Franceinfo TV, « c’est aussi une façon de resserrer les liens avec les téléspectateurs, de lever la suspicion, et de bien montrer qu’il n’y a pas de mensonge dans l’information qui leur est délivrée puisque le journaliste est sur le terrain ». Il souligne que déjà, dans les années 1960, notamment dans Cinq Colonnes à la une, les journalistes apparaissaient souvent à l’écran, sans susciter de débats. Alexandre Kara, directeur de la rédaction de France Télévisions, prétend que « nous l’utilisons avec parcimonie, car nous ne voulons pas galvauder cette méthode journalistique ».
Le témoignage de John Paul Lepers (Vox pop, Arte), qui a relancé la présence du journaliste à l’écran pendant les interviews réalisées pour Le Vrai Journal (Canal+) de Karl Zéro en 1996, est intéressant. « En reportage, il faut une réponse à une question, et si l’on ne garde que la réponse, c’est alors une fiction […] Je venais de la radio où tout passait par le micro. Lorsque je suis arrivé sur TF1 en 1993, nous n’avions pas le droit d’avoir un micro à la main pour apparaître à l’écran. Nous devions donner les questions à l’avance à nos interlocuteurs pour induire les mots qu’ils allaient dire ».
Aujourd’hui, toutes les chaînes imposent la mise en avant de certains journalistes. « Les chaînes d’information en continu ont totalement bousculé les habitudes, dit Jean-Jérôme Bertolus, ex-journaliste à i-Télé. L’information y est distillée comme un récit au quotidien, dont le journaliste est à la fois l’incarnation et le narrateur. »
Source : « La règle du « je » de l’information » (Daniel Psenny), Le Monde, 16-17 avril 2017, p. 16.
Les articles sur le journalisme écrits par les journalistes sont souvent les plus délicats à décortiquer, tant ces derniers ne veulent pas critiquer, même partiellement, une profession (injustement) méprisée. Ici, on court manifestement plusieurs lièvres à la fois. On ouvre avec les méthodes discutables d’Élise Lucet, qui s’assimilent bien au « journalisme spectacle », comme sa dénégation l’indique. Cette approche du journalisme sera toujours sujette à controverse, et aux accusations de privilégier la mise en scène à l’information réelle. Ce qui est intéressant dans les propos de Lucet, c’est la déclaration d’intention de livrer combat aux services de communication sur leur propre terrain, de jouer les « empêcheurs de tourner en rond ». Le journalisme se distinguerait par sa capacité à hérisser les grands de ce monde, dans une optique franchement populiste.
Ensuite, on passe à un journalisme plus respectable. Alexandre Kara cite les reportages de Franck Genauzeau, l’envoyé spécial de France 2 en Syrie, qui s’est fait filmer dans les ruines d’Alep et de Palmyre, comme exemple où la présence sur le terrain a « un sens éditorial ». Là, Kara place très haut la barre ; en croisant cette référence avec son plaidoyer pour la parcimonie en la matière, on peut en déduire que, pour lui, l’image convenue du journaliste installé en direct devant la Maison-Blanche, ou devant l’Élysée « galvaude » le métier, sans parler des méthodes employées par Élise Lucet et d’autres. En fait, il y a terrain et terrain, journalisme et journalisme, et on ne parle pas du tout de la même chose.
Dans ses diverses interventions médiatiques ces vingt dernières années, Hervé Brusini a souvent regretté le déclin du reportage classique, lui qui avait théorisé le passage à un journalisme de studio fondé sur le dossier et le débat en plateau*. Dans les propos cités ci-dessus, il parle toutefois en directeur-gestionnaire d’information avec une certaine franchise. Personnalisée, l’information télévisée gagne en crédibilité, selon lui, et la présence d’un visage familier en situation permet de « resserrer les liens avec les téléspectateurs ». Les gestionnaires, les producteurs, les présentateurs et les animateurs restent toujours les catégories dominantes. On voit donc l’émergence d’un statut informel intermédiaire entre le JRI (journaliste-reporter d’images) et le présentateur-animateur : le reporter qui a le droit d’apparaître à l’écran et d’incarner la chaîne dans un pouvoir délégué. Le témoignage de Lepers permet de présenter cette évolution comme une conquête professionnelle face au pouvoir, le droit (avec la complicité du public) justement de poser ses questions à l’antenne. Or, c’est exactement le même statut que revendique Lucet, animatrice qui est aussi présente sur le terrain, avec le même droit de poser des questions qui gênent.
En conclusion, l’article du Monde cite Jean-Jérôme Bertolus pour dire que l’information en continu a bousculé les habitudes. Celle-ci redonne indéniablement de l’importance au journaliste présent sur le terrain. Pour d’autres professionnels, cependant, il s’agit-là d’une dévalorisation du métier, car la présence continue en situation oblige trop souvent à meubler, à remplir une image sans grand intérêt avec du « n’importe quoi ». Entre la critique interne de ce journalisme-là, et la critique également interne faite par Gagnier des « plans illustratifs » (ou « images-prétextes » dans un autre langage**) se trouve la double ligne de fracture entre manières de faire du journalisme de télévision, et entre catégories professionnelles plus ou moins avantagées par le paradigme dominant.
Gagnier justifie les méthodes de Lucet en faisant référence aux pratiques des journalistes américaines, comme si, du libéral CBS News au très droitier Fox News, ceux-ci formaient une masse homogène avec les mêmes normes professionnelles. Historiquement en France, l’appel aux méthodes américaines, supposément acceptées comme supérieures par toute la profession, a toujours été une arme rhétorique dans la guerre de légitimité livrée par les différentes catégories de journalistes de télévision.
*Hervé Brusini, Francis James, Voir la vérité, PUF, 1982. Un résumé de ce livre se trouve ici.
** C’est le héraut historique d’un journalisme de plateau, François de Closets, qui a introduit ce terme dans son réquisitoire contre la « cinémanie » dans le journal télévisé, Le système EPM, Grasset, 1980, pp. 255-56.
Sur le journalisme de télévision dans la web-revue : David Buxton, « Le lieu du fantasme. Le commentaire sur images dans les magazines de reportages en France, 1960-92 » ; Francis James, « Filmer le sport, ça sert aussi à faire la guerre » ; « Naissance d’une spécialité télévisuelle : la présentation de la météo ».
Sur l’émergence de l’information en continu : Andrea Semprini, L’information en continu. France Info et CNN, INA/Nathan, 1997 ; Dominique Marchetti et Olivier Baisnée, « L’économie de l’information en continu », Réseaux, 2002/4, no. 114. Sur la notion du professionnalisme chez les journalistes : Denis Ruellan, Le professionnalisme du flou, PUG, 1993.
Netflix et le dessin animé interactif : synthèse entre Hollywood et la Silicon Valley ?
(Suite des Actualités #53, mai 2017). Netflix a mis en ligne le 20 juin le dessin animé interactif Le Chat Potté (Puss in Book). Un deuxième, Buddy Thunderstruck, sera disponible le 14 juillet. Les deux ont été inspirés par la collection des « livres dont vous êtes le héros » popularisés dans les années 1980. Pour faire un choix optimiste (sûr), ou pessimiste (dangereux), il suffira à l’enfant de cliquer sur sa télécommande, ou d’appuyer sur l’écran vers la droite ou vers la gauche (sous réserve d’avoir un téléviseur ou un appareil connecté).
La plupart des choix sont anodins, car les deux branches de scénarios distincts finissent par se rejoindre au même point. Cela dit, écrire avec des contraintes interactives s’est révélé plus difficile que prévu. « Les choix qui ont le plus d’impact sur l’histoire sont les plus excitants. Dans un monde parfait, nous en proposerions davantage. Mais plus vous créez de divergences de scénario, plus vous devez créer de contenus différents… », dit Doug Lancaster, responsable créatif chez DreamWorks Animation, le studio à qui Netflix a passé commande. L’interactif fait gonfler les budgets : pour la même durée visionnée, il a fallu créer un dessin animé deux fois plus long.
Le succès à court terme est loin d’être assuré. Mais pour Carla Engelbrecht Fisher, directrice de l’innovation produit chez Netflix, « c’est un exemple parfait de la synthèse entre Hollywood et la Silicon Valley ». Des tests avec des séries pour adultes sont prévus dans la foulée. La stratégie à terme est de trouver des formes nouvelles qui se démarquent complètement de la télévision traditionnelle.
Source : « Netflix teste le dessin animé dont vous êtes le héros » (Alexandre Piquard), Le Monde, 22 juin 2017, supplément Éco & Entreprise, p. 8.
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Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)