La Web-revue : de la Kulturindustrie d’hier aux industries culturelles, créatives et numériques d’aujourd’hui, s’est ouvert un champ interdisciplinaire pour tous ceux dont les recherches interrogent la culture populaire industrialisée et les médias. Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et numériques du côté des acteurs professionnels, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de la Web-revue.
Interdit à la reproduction payante.
Contenu
Les scénaristes de télévision français deviennent plus ambitieux
Les scénaristes de télévision estiment qu’ils devraient être plus impliqués dans la fabrication de séries en France. Écoutons Fanny Herrero, créatrice de Dix pour cent (France 2) :
« Progressivement, le milieu change. Ce métier attire de plus en plus d’auteurs qui ont une psyché de leader, un égo plus affirmé, et parfois la capacité de diriger eux-mêmes une équipe autour de leurs projets de séries. Il existe en fait plusieurs profils de scénaristes, autour de moi. Certains ne demandent rien d’autre que d’écrire, mais ils sont rares. La plupart veulent être impliqués dans la réalisation de leur histoire : être présents aux lectures avec les comédiens, participer au choix du casting, des décors, etc. Ils veulent que leur avis compte autant que celui des autres. Et puis certains d’entre nous souhaitent même devenir directeur artistique ou a minima conseiller artistique […] Il est assez insensé, absurde, et même improductif d’exclure celui qui a impulsé l’histoire et la manière dont elle sera traitée. Alors que le cœur, l’âme, la vision du monde de la série viennent de l’auteur. Il a fallu pas mal de temps pour que ce soit admis et compris ».
Diffuseurs et producteurs se sont aperçus qu’aux États-Unis, mais aussi au Royaume-Uni, en Scandinavie et en Israël, c’est bien l’auteur qui est le pilier d’une série ; à ce titre, la qualité des séries scandinaves et israéliennes, avec des budgets bien plus réduits qu’en France, a été ressentie comme un choc. Beaucoup se sont entichés de deux « clés magiques » venues des États-Unis : le showrunner (créateur-producteur), et la writers’ room (salle de rédaction).
Le seul exemple de showrunner en France pour le moment, c’est le cinéaste Éric Rochant pour Le Bureau des Légendes (Canal +), même si par ailleurs ce rôle peut être assuré collectivement ; dans Un village français (France 3), un trio – auteur, réalisateur, producteur – remplit le même office. Quant à la salle de rédaction, le passage d’une culture du téléfilm de 90 minutes à la production en série (10 x 52 minutes) avait déjà conduit à la création des « pools » de scénaristes. En 1997, pour sa série PJ (146 épisodes en 13 saisons sur France 2), Frédéric Krivine avait eu recours à plusieurs scénaristes développant son concept sous sa direction. « On crée un atelier pour que la série soit meilleure, plus dense, plus complexe, plus addictive. Dans un véritable atelier d’écriture, les gens sont là pour vous contredire, pour pointer votre névrose d’auteur-créateur. […] [Or], il n’existe pas, ici, d’atelier au long cours comme aux États-Unis. En France, celui qui porte le projet est généralement un directeur d’écriture qui explique aux auteurs ce dont la saison traitera, ce qu’il attend d’eux ; après quoi les scénaristes repartent travailler chez eux, et auront de temps en temps des rencontres avec le créateur ».
Ces propos sont confirmés par Camille de Castelnau, adjointe d’Éric Rochant pour Le Bureau des Légendes : « Dans notre cas, les auteurs nous rendaient une première version d’épisode écrite chez eux, qu’Éric Rochant et moi reprenions ensuite pour de nouvelles versions. Pour les saisons 2 et 3, les auteurs se sont peu réunis. Il y avait en revanche un dialogue continu entre eux et Éric Rochant. C’était un travail très collaboratif, mais on ne peut pas vraiment parler d’atelier d’écriture ». Un changement réel, qui n’existait pas il y a dix ans, c’est l’éclosion de collectifs de scénaristes qui se rencontrent régulièrement, pour analyser des séries, parler « cuisine » et projets d’écriture. « Ces scénaristes qui échangent, se soutiennent, s’accompagnent, font évoluer notre paysage audiovisuel », affirme Virginie Sauveur (Virage Nord, sur Arte).
L’aspect collaboratif en France intervient donc en aval d’une production, ou lorsque celle-ci est déjà bien entamée sous l’impulsion d’un auteur-créateur. Dan Franck, qui supervise l’écriture de la série Marseille sur Netflix : « J’ai fait une tentative, une fois, de mettre sur la table une seule idée, un conducteur très mince, pour qu’à partir de là, chacun intervient de manière démocratique. Ça a été un échec. Coopter des auteurs, c’est bien, mais il faut proposer au préalable une histoire déjà bien plantée, une base solide, et ensuite, il faut quelqu’un qui puisse trancher, qui coordonne et harmonise l’écriture ».
Frédéric Krivine opine à sa manière : « La compétence principale d’un auteur, c’est la gestion de son angoisse quant à sa capacité à mener un travail à bien et dans les temps. C’est aussi une question des enjeux psychiques qu’on entretient avec les personnages. Ce savoir-faire-là n’est pas transmissible et ne s’apprend pas en groupe ».
On n’envisage plus le modèle américain d’une équipe de scénaristes comme la seule option pour faire évoluer les pratiques ; est aussi cité le modèle britannique d’auteur unique œuvrant dans le format de la minisérie (6 épisodes, éventuellement renouvelables). Pour Krivine, tout tient au traitement, à l’ambition créative, quel que soit le format. Dans ce domaine, selon lui, l’évolution est inégale : « Beaucoup de sujets que l’on ne pouvait pas aborder dans les années 1990 peuvent l’être aujourd’hui. Mais la manière de les traiter, elle, n’a guère changé. Les Candice Renoir, Caïn, Chérif, etc. reposent sur le vieux modèle des années 1990 et visent toujours « le plaisir modeste mais irréfutable » du spectateur, pour reprendre l’expression d’Umberto Eco. Depuis trente ans, en France, on parie sur la sympathie avec le personnage principal, sur sa capacité de séduction, pas sur l’empathie qui développe la conscience de soi-même et du monde ».
S’opposent à cela, selon Krivine, des séries qu’il désigne « à prétention d’auteur » : « Il existe deux types de personnages dans une série télé. Ceux de la famille Howard Hawks, qui aboutissent à des séries non castrées sur le plan analytique : le héros y résout tous les problèmes qu’il rencontre. Et puis il y a ceux de la famille John Huston, qui donnent lieu à des séries castrées : le héros se grandit, et éventuellement nous grandit, en prenant conscience qu’on ne peut pas changer le monde. La richesse et la diversité des fictions dans les grands pays tiennent à la cohabitation des deux, avec Castle ou Columbo pour le plaisir, et The Wire pour un engagement du spectateur à l’égard de personnages vivant un conflit. En France, on n’a quasiment pas de séries castrées… En ce sens, nous faisons exception en Europe ».
Source : « Les scénaristes français sortent de l’ombre » (Martine Delahaye), Le Monde, 30-31 décembre 2016, pp. 22-3.
C’est la politique de la Web-revue d’être attentif aux avis des professionnels, surtout s’il s’agit d’un vrai effort de réflexivité, comme c’est le cas ici. Cela n’empêche pas la distance critique, et on peut très bien lire les commentaires de Franck et de Krivine, scénaristes chevronnés, comme des plaidoyers pro domo. À ce titre, « l’expérience » racontée par Franck doit être mise en question : pourquoi les « cooptés » devraient-ils faire le travail pour lequel Franck serait sensiblement mieux rémunéré ?
Mais à tort ou à raison, Krivine et Franck sont bien placés pour insister que le modèle américain d’équipes de scénaristes ne peut être importé tel quel en France. Le principe d’équipe, sous la férule d’un showrunner, a émergé aux États-Unis dans un contexte particulier : le tournant à partir de la fin des années 1970 vers des « séries feuilletonnantes » aux personnages multiples, et le lent déclin de la série « classique » aux épisodes autonomes. Hiérarchisées, et marquées par une division du travail (spécialisations dans les types de personnage, dans les formes de dialogue, etc.), les équipes ont pris la place des écrivains free-lance, plus ou moins organisés en pools. Cette nouvelle forme d’organisation n’est pas spécialement adaptée à la minisérie qui est l’apanage des Européens. Qui plus est, la division du travail pratiquée par les Américains suppose une structuration en amont qui permet de prendre du galon, de faire carrière, bref une véritable industrie.
Fils d’un chirurgien très engagé contre la guerre du Vietnam, et neveu d’Alain Krivine (ancien dirigeant trotskyste et député européen), Frédéric Krivine a écrit quelques romans policiers avant de devenir scénariste de télévision. Manifestement, il a tiré profit du temps passé en psychanalyse au point où, dans ses propos, la gestion des névroses semble faire partie des qualités d’un bon scénariste. (Fanny Herrero a également une appréciation assez psychologisante du métier). Mais la distinction opérée par Krivine entre séries « castrées » et « non castrées », et entre les réalisateurs Hawks et Huston, citée en vrac par Le Monde, laisse perplexe ; on en fait état ici seulement comme exemple d’une conceptualisation issue du monde professionnel, qui probablement n’engage que lui. On ne comprend pas bien Krivine ici, à moins qu’il ne s’agisse d’un lointain écho déformé de la période marxiste-lacanienne des Cahiers du Cinéma dans le sillage de mai 1968*. Mais quid alors du quiétisme implicite des séries « castrées », caractérisées selon lui par la prise de conscience qu’on « ne peut pas changer le monde »?
Il se peut que Krivine pense à des séries où le protagoniste ne maîtrise pas la situation dans laquelle il se trouve (Breaking Bad, par exemple), ce que j’ai caractérisé ailleurs comme la conséquence d’une passivité structurelle, à savoir l’absence d’un projet social viable à incarner**.
*Cf l’analyse célèbre du film de John Ford, Young Mr Lincoln, écrit par un collectif des Cahiers du Cinéma (#223, août 1970, pp. 29-47), où il est question (entre autres choses) du héros (symboliquement) castré qui exerce une action castratrice, en tant qu’agent de la Loi. (Seule la traduction anglaise de ce texte se trouve en ligne). On retrouve la même idée dans un article récent du psychologue Samuel Dock, « Le super-héros, un pervers pas comme les autres » (Huffington Post, 19 août 2014) : « [Le super-héros] n’est pas castré par la loi, il est la loi. Il décide du destin de tout un chacun, protégeant la veuve et l’orphelin même si ces derniers n’ont rien demandé, il mène sa vendetta pour ce qu’il estime être le bien de tous ». Mais ces références ne semblent pas correspondre vraiment au discours de Krivine.
**David Buxton, Les séries télévisées. Forme, idéologie, et mode de production, L’Harmattan, 2010.
Les retransmissions de parties de jeu vidéo se professionnalisent
Contrairement aux commentateurs sportifs classiques, les deux « casters » d’une compétition d’e-sport, tous des anciens joueurs, ont un écran et un clavier d’ordinateur cachés derrière leur pupitre ; c’est ainsi que l’un d’eux choisit les images projetées sur le grand écran, en même temps qu’il parle. « Counter-Strike a la particularité d’avoir dix points de vue possibles, un par joueur, mais pas de vue d’ensemble. Imaginez la même chose au football, dit Rémi, le réalisateur, ancien commentateur. Il faut anticiper l’action pour ne louper aucun exploit et choisir le bon niveau pour voir ce qui se passe ».
Ce flux, qui reprend ce que voient les joueurs, se mélange avec d’autres images mixées dans la régie. La moindre compétition retransmise bénéficie désormais de moyens importants : neuf caméras, dont une montée sur une grue mobile pour capter les exclamations du public lors des « shoots » les plus spectaculaires, les moues des joueurs, ou filmer des plans larges de la scène sur laquelle sont alignées les deux équipes (cinq chacune). Le tout est retransmis sur la chaîne SFR Sport 3 (pour l’organisateur Electronic Sports World Cup (ESWC), filiale du français Oxent), ou Canal eSport Club (pour l’organisateur rival Electronic Sports League (ESL), filiale de l’allemand Turtle Entertainment), et envoyé à plusieurs partenaires dans le monde pour des directs dans d’autres langues. À cela s’ajoutent au moins dix personnes chargées de faire des ralentis, de mettre en ligne des moments forts sur YouTube ou de répondre aux internautes, sur Twitter ou la plateforme de streaming vidéo Twitch.
Champion du grand public, le jeu de football Fifa est le plus facile à réaliser ; une caméra filme le terrain de haut et se déplace avec le ballon. Mais un match de League of Legends, le jeu d’e-sport le plus répandu, reste dur d’accès pour les néophytes. L’un des défis est d’arriver à rendre compréhensibles les matchs pour le grand public, sans se mettre à dos les fans (la communauté de League of Legends est réputée pour son intolérance envers les débutants). « Pour que l’e-sport devienne médiatique, on s’est rendu compte qu’il valait mieux des showmen que des purs techniciens pour animer », explique Désiré Koussawo, responsable événementiel chez Turtle Entertainment (ESL), et ancien président de l’association Futurolan (organisatrice de Gamers Assembly). « À l’avenir, il faudra surtout que les matchs et les commentaires ne deviennent pas aussi convenus qu’à la télévision. Il faut qu’on puisse croire que ça peut à tout moment partir en vrille ou en karaoké débile », dit Mister MV, un joueur-vidéaste connu pour son esprit potache.
Source : « Filmer et commenter l’e-sport, un vrai métier » (Alexandre Piquard), Le Monde, supplément Éco & Entreprise, 30-31 oct. 2016, p. 10.
L’essor du gaming (e-sport), suite (2)
[Suite des Actualités #46]. « L’e-sport est à l’image du film Matrix. Tu as ta vie, et tout autour de toi est normal. Un jour, tu prends la pilule rouge, et le monde entier est e-sport. […] J’aime la télé, or nous ne pouvons plus vivre de manière linéaire. Nous apportons à l’e-sport de la visibilité et le storytelling. Nous sommes juste avant l’explosion mainstream », explique Diego Buñuel, petit-fils du grand cinéaste surréaliste Luis Buñuel, et directeur des documentaires à Canal+ Sport, qui diffusera le 20 décembre le premier championnat de France du jeu FIFA à l’Olympia (propriété comme Canal+ de Vivendi), avec 30000 euros pour les vainqueurs. Olivier Ou Ramdane, directeur des nouveaux business (sic) du groupe TF1, normalien et ancien membre du cabinet du Premier ministre Dominique de Villepin (2005-07), renchérit : « L’intérêt de cette discipline dépasse le cercle des pratiquants. C’est un spectacle, un divertissement : on regarde l’e-sport comme on regarderait un match de foot ».
Depuis un an, Canal+ Sport, TF1 (pour l’instant sur son site MYTF1), SFR Sport 3, et la chaîne L’Équipe consacrent des émissions en direct ou des magazines hebdomadaires au phénomène. Ces chaînes seront rejointes à partir du 5 décembre par BeIN Sports, qui a acquis les droits de la e-Ligue 1 (jeux vidéo en ligne) pour la saison 2016-17 ; la chaîne propose deux magazines, et retransmettra les finales en direct des stades. Pour toutes, c’est un investissement sur l’avenir, afin qu’un jeune public rétif soit attiré par la télévision linéaire ou non linéaire, et qu’il grandisse avec elle ; ce, à des fins publicitaires. « Les milléniums sont prêts à payer pour du contenu qui leur parle à la manière de l’e-sport, pas pour des séries ou du cinéma, qu’ils considèrent comme un acquis gratuit », affirme Diego Buñuel. D’après Arnaud de Courcelles, directeur du pôle télévision du groupe L’Équipe : « Touchant les jeunes, l’e-sport excite tout le monde en télé. Cette cible fait rêver, car, très volatile, la télévision a du mal à la capter. Ils consomment beaucoup en replay, il est très compliqué de les mettre devant l’écran ». Olivier Ou Ramdane (TF1) va dans le même sens : « Nous n’opposons pas le linéaire et le non linéaire. Notre objectif est de capter le jeune public ; peu importe le support. Nous voulons des contenus qui peuvent rassembler le plus grand nombre et l’e-sport a ce fort potentiel ».
Selon la secrétaire d’État chargée du numérique et de l’innovation, Axelle Lemaire, « environ 4,5 millions de Français seraient spectateurs de compétitions de jeux vidéo, et environ 850000 Français, des joueurs de jeux vidéo compétitifs ». Dans le reste du monde, on parle de 350 millions de spectateurs, soit 0,5% du chiffre d’affaires mondial du jeu vidéo, une industrie culturelle donc en gestation. Le continent asiatique donne l’exemple en la matière ; des tournois de League of Legends remplissent d’immenses stades en Corée du Sud, et saturent les plateformes de streaming comme Twitch qui retransmettent les grandes compétitions.
Nasser Al-Khelaïfi, homme d’affaires qatari, ancien tennisman professionnel, et président du BeIN Media Group et du club Paris Saint-Germain, vient d’investir des millions d’euros pour bâtir l’e-PSG, et de recruter deux joueurs de FIFA et cinq joueurs pour constituer une équipe PSG sur League of Legends. Pour Fabien Allègre, directeur de la diversification et du développement de la marque PSG, « l’e-sport permet d’élargir le spectre commercial, et c’est un vecteur qui pourra accélérer la diffusion de la marque PSG à travers le monde, notamment en Asie et aux États-Unis ». Une question subsiste : dans de futurs matchs de l’e-football entre l’e-PSG et l’e-Olympique de Marseille, verra-t-on de l’e-baston entre e-supporteurs ?
Sources : « L’e-sport, nouvelle arène », et « BeIN Sports occupe le terrain du football virtuel » (Mustapha Kessous), Le Monde, 20-21 novembre 2016, p. 22.
Le CNC défend son modèle face à ses critiques
Les critiques du soutien public au cinéma, géré par le Centre national du Cinéma (CNC), se multiplient : surproduction, qualité en baisse, rentes bénéficiant aux plus gros. Présidente du CNC (lequel fête cette année ses soixante-dix ans), l’ancienne ministre socialiste Frédérique Bredin défend son modèle : « Le CNC a su, à chaque virage technologique ou changement des modes de consommation culturelle, anticiper ce qui se jouait afin de préserver le financement de la création française ». L’enjeu est de ne pas manquer le virage des plateformes payantes (Netflix) ou gratuites (YouTube). « En la matière, le CNC joue un rôle moteur à l’échelle européenne. Nous avons réussi à fédérer les équivalents des CNC ailleurs dans l’Union pour imposer l’idée que la logique du marché n’est pas la seule : en trois ans, la Commission européenne a reconnu l’intérêt de l’exception culturelle et celle de la taxation des services dans les pays où ils sont distribués, et non pas où ils ont leur siège ».
Historiquement, le CNC s’est toujours adapté à l’évolution du marché. En 1948, ce fut la taxe sur les billets de cinéma afin de réorienter l’argent des films américains vers l’industrie du cinéma française. En 1984, la taxe sur la chaîne payante Canal +, suivie par celle sur TF1 privatisée (1986), sur les supports vidéo (1993), et enfin sur les opérateurs télécoms (2007). Le problème actuel, c’est que le cinéma français n’a jamais produit autant de films (234 en 2015, un record), sans que les entrées en salle ne suivent cette évolution. À cela, Frédérique Bredin rétorque que ce déséquilibre en faveur de l’offre existe dans d’autres pays, mais que les films en surnombre y sont américains. Selon elle, la réforme de l’exposition des films votée récemment (les exploitants devront s’engager quinze jours avant la sortie d’un film, qui devra rester quinze jours à l’affiche) devrait avoir un effet positif.
Dans un rapport de mai 2011, l’inspection générale des Finances a dénoncé « un partage de la valeur figé et décorrélé des risques économiques », autrement dit, un modèle économique « de plus en plus sécurisé » profitant aux plus gros producteurs. Les bénéfices seraient privatisés, et les pertes, mutualisées. Frédérique Bredin répond qu’il est logique que le système récompense les producteurs en fonction des recettes réalisées l’année précédente ; elle précise également que le système a une dimension redistributive, « les gros films profitant aux plus petits », ceux qui présentent une valeur artistique. Les aides à l’export vont être renforcées, visant un revenu international de 100 milliards d’euros, hors films produits (en anglais) par Luc Besson. « Les billets vendus à l’étranger rentreront dans le calcul du soutien automatique. Nous poussons les plus gros producteurs à aller à l’international ».
Même s’il s’agit de sommes plus modestes (moins de 20 millions d’euros), la branche l’Aide au cinéma du monde (ACM), née en 2012, peut se féliciter de n’avoir jamais été contestée ; elle contribue au financement de 50 films étrangers par an, qui doivent être financés en partie par des producteurs français. Au total, 115 pays ont été aidés. « Pour un pays qui a certes RFI [Radio France Internationale], mais pas l’équivalent de la BBC, financer le cinéma de pays en difficulté et montrer ces œuvres à Cannes […] est une arme de « soft power »», dit un spécialiste cité par Les Échos. À côté de l’ACM, le CNC contribue aux coproductions internationales, principalement européennes, pour un total de 13 millions d’euros. « Ces aides sont sans équivalent ailleurs : le CNC est un point de ralliement pour des cinéastes du monde entier, et la marque de la générosité qui caractérise la France », se vante Frédérique Bredin.
Sources : « Surproduction, baisse de qualité : le CNC défend son modèle » (Nicolas Madelaine), Les Échos, 8 nov. 2016 (avec graphique de recettes et de dépenses) ; « Le soutien aux cinémas étrangers, fierté de l’écosystème français » (Nicolas Madelaine), ibid.
Voir aussi sur le CNC : Actualités # 17 ; Actualités #42.
Comment écrire un best-seller
Après quatre ans de recherches, Jodie Archer, ancienne éditrice chez Penguin au Royaume-Uni, et Matthew Jockers, professeur de littérature à l’université de Nebraska et spécialiste de l’analyse informatique du style (digital humanities), sont en mesure de prédire quels livres seront des best-sellers ou pas, avec une justesse moyenne de 80%, prétendent-ils. C’est-à-dire qu’à partir de deux groupes aléatoires de 50 best-sellers, et 50 non-best-sellers, l’algorithme prédira correctement 40 de chaque groupe (The Bestseller Code, 2016). Il faut noter, cependant, que l’algorithme ne s’applique qu’aux livres publiés actuellement aux États-Unis.
Les auteurs avaient établi un échantillon de 5000 livres composé d’un mélange d’e-books et de publications traditionnelles qui ne se sont pas vendus, et 500 best-sellers classés par le New York Times. Des sujets favoris sont l’activité professionnelle (urgentiste, avocat, financier par exemple, pas agent des assurances ou dentiste), et les liens intimes (mais pas les rapports sexuels, confinés à un marché niche). Cinquante nuances de Gray semble constituer l’exception gênante qui confirme la règle.
Les thèmes qui se vendent, selon l’algorithme : le mariage, les funérailles, les armes à feu, les écoles, les mères, la technologie menaçante, les procès, les accidents, les maladies. Ce qui s’écarte du best-seller : la fantastique et la science-fiction (marchés niches), le politique, les soirées mondaines, les femmes allumeuses, et surtout les descriptions du corps humain (sauf en souffrance, ou en tant que cadavre). Indéniablement, le puritanisme constitue une lame de fond, qui reflète bien le conservatisme de l’époque. Mais aucun algorithme ne pourra résiste durablement au mouvement de l’histoire.
Les personnages best-seller sont des suractifs (go-getters) à l’américaine. Ils maîtrisent la situation, n’hésitent pas, ne protestent pas, font faire des choses (make things happen). Les verbes sont directs, au mode actif, et les phrases sont courtes. Le mot thing se rencontre six fois plus dans un best-seller que dans un non-best-seller. Des titres commençant par The sont préconisés. De nombreux auteurs de best-sellers viennent du journalisme ou de la publicité, surprise. 90% de premiers romans best-seller furent écrits par des femmes.
Est-ce que certains auteurs écriront désormais en tenant compte de cet algorithme idiot au sens propre ? Est-ce que les éditeurs l’appliqueront avant d’accepter un manuscrit ? Est-ce qu’on pourra remplacer la plupart des éditeurs ? Est-ce que les marketeurs mettront des stickers « noté 97/100 par l’algorithme » sur les livres aux points de vente ? Enfin, est-ce qu’un logiciel d’intelligence artificielle pourra un jour écrire un best-seller ? Trop satisfaits de leur petite trouvaille, les auteurs n’abordent pas ces questions, qui découlent logiquement de leur « enquête ».
Sources : https://www.theguardian.com/books/2016/sep/25/the-bestseller-code-review-dismal-science ; http://www.weeklystandard.com/article/2005106
La Chine se dote d’un circuit art et essai
La National Arthouse Film Alliance, qui regroupe une demi-douzaine de sociétés* autour d’un acteur étatique, la China Film Archive (l’équivalent de la Cinémathèque française), a lancé un circuit alternatif d’une centaine d’écrans (bientôt 500) labellisés art et essai, repartis dans 31 villes à travers le pays.
L’événement intervient dans un contexte particulier. Le circuit art et essai ne représente qu’une fraction des 30 000 écrans que compte la Chine, mais le marché du cinéma chinois, deuxième au monde, montre des signes de surchauffe : le box-office est tombé de 9% et de 15% aux deux derniers trimestres par rapport à 2015, qui avait vu une croissance de 50%. En cause, la révélation en mars 2016 de fraudes à grande échelle dans la billetterie. Le distributeur d’un film d’action sino-hongkongais, IpMan 3, a été accusé d’avoir gonflé les recettes affichées en organisant des séances fantômes, et en subventionnant l’achat de billets pour plus de 10 millions d’euros. Une observatrice étrangère citée par Le Monde remarque : « Ces pratiques sont généralisées. Les distributeurs rachètent eux-mêmes des places. Des films n’ont droit qu’à une séance. Certains billets sont affectés à d’autres films ». Le scandale a conduit à l’adoption fin octobre d’une nouvelle loi prévoyant des amendes importantes.
L’afflux d’argent à des fins spéculatives a créé un secteur baudruche, qui produit des films souvent de piètre qualité, et protégés de la concurrence étrangère par le système de quotas qui limite l’exploitation des films non chinois à 34 par an. Cinéaste de renommée internationale (A Touch of Sin), impliqué financièrement dans le nouveau circuit, et qui a souvent rencontré des difficultés pour la distribution de ses films en Chine, Jia Zhangke déplore que sur près de 1000 films chinois produits chaque année, à peine 200 soient distribués, qui ne sont pas forcément les meilleurs : « Il faut vraiment passer de la quantité à la qualité en Chine, c’est toute une culture qu’il faut encourager. […] Cela fait vingt ans que les réalisateurs chinois poussent pour un système alternatif d’art et essai. […] Je crois que pour les spectateurs, et aussi les pouvoirs publics, c’en est arrivé à un point où ils se rendent compte que cela ne va plus. […] Nous souhaitons également introduire des cinéastes internationaux aux audiences chinoises. Il s’agit de la communication bilatérale ». Justement, tout en étant loin du compte actuellement, le pouvoir communiste a l’objectif d’en faire du cinéma national un élément clé d’une stratégie de soft power à l’international.
Directrice de la China Film Archive, Sun Xianghui affirme avoir le soutien du Bureau du cinéma, organisme de tutelle et censeur en chef : « Ce n’est plus une question de censure pour beaucoup de films. Il n’y a simplement pas d’accès au marché ». Le nouveau système impose aux écrans art et essai de montrer trois des films retenus (par un comité composé d’universitaires, d’historiens du cinéma et de conservateurs) par jour. Les salles du réseau sont libres de passer ou pas d’autres films sélectionnés dans le cadre des festivals thématiques itinérants. Sun Xianghui estime que 200 films ainsi labellisés devraient sortir chaque année, avec une répartition imposée de 70% de films chinois et de 30% de films étrangers.
Le cinéma français (en dehors des grosses productions d’EuropaCorp de Luc Besson) n’a pas profité du boom du marché chinois, où seuls trois films français sont sortis en 2016 (quatre en 2015). Mais le nouveau circuit art et essai lui offre une niche intéressante, même si celle-ci est restreinte, et sujette quand même à la censure (surtout en matière des mœurs).
* dont Huaxia Film Distribution, Wanda Cinema Line, le mini-circuit indépendant Broadway, et Fabula, la société du cinéaste Jia Zhangke, qui a investi dans la construction de quatre cinémas, dont deux en association avec le groupe français MK2.
Sources : « Des salles art et essai en Chine » (Brice Pedroletti), Le Monde, 17 nov. 2016, p. 18 ; http://www.easternkicks.com/features/sun-xianghui-china-film-archive ; https://hollywoodglee.com/2016/10/26/china-launches-art-house-film-circuit/ ; http://www.slate.fr/story/126788/revolution-dans-les-cinemas-chinois
Précédemment sur le cinéma chinois dans la Web-revue : Actualités #47 ; Actualités #45 ; Actualités #27 ; Actualités #9. Voir aussi l’article de Manon Fraisse, « Chinawood : futur Hollywood chinois ? » (décembre 2015).
Lire les autres articles de la rubrique.
Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)