La Web-revue : de la Kulturindustrie d’hier aux industries culturelles, créatives et numériques d’aujourd’hui, s’est ouvert un champ interdisciplinaire pour tous ceux dont les recherches interrogent la culture populaire industrialisée et les médias. Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et numériques du côté des acteurs professionnels, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de la Web-revue.
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L’autoédition sur le Net a le vent en poupe
Cofondateur en 2013 avec Laure Prételat de la start-up Librinova, qui permet aux écrivains de publier leurs manuscrits en numérique, et dont le chiffre d’affaires a augmenté de 250 % entre 2014 et 2015, Charlotte Allibert prétend que « l’autoédition est le phénomène 2016. Depuis le succès du roman autoédité 50 Nuances de Grey en 2011, puis en France [Les gens heureux lisent et boivent du café] d’Agnès Martin-Lugand, tous les éditeurs ont commencé à se dire : “Il faut que j’aie mon succès d’autoédition cette année ! » En effet, au dernier Livre Paris (ex-Salon du livre), on a vu une prolifération de stands de plateformes d’autoédition : Librinova, Iggy Book, Edilivre, Bookelis, MonBestSeller, YouScribe, Kobo, BoD (Books on Demand), sans oublier le « géant » Kindle/Amazon. Tous promettent aux écrivains 70 % à 100 % des recettes des ventes de leur livre numérique, contre 10 % à 30 % dans l’édition classique.
Chacun a son modèle d’affaires : celui de Librinova est à mi-chemin entre l’autoédition et la maison d’édition traditionnelle. Moyennant 50 à 70 euros, et sans sélection, Librinova permet aux écrivains de publier leur texte en quelques minutes, d’en fixer le prix, et d’être diffusés sur 90 librairies en ligne, dont Amazon. À côté de cette prestation de base, Librinova propose des services supplémentaires. « Nous aidons les auteurs à être publiés, mais nous offrons également des prestations payantes comme une couverture personnalisée, l’envoi du livre à des blogueurs influents, la rédaction d’un résumé, la création d’un site Internet, une interview filmée de l’auteur ou encore la traduction en anglais », indique Charlotte Allibert. L’intégralité des recettes est reversée à l’auteur jusqu’à 1000 exemplaires vendus en deux ans ; une fois ce seuil dépassé (fait rare), Librinova perçoit une commission de 10 %, et propose ses services d’agent. « Nous soumettons [alors] l’ouvrage à une maison d’édition classique et opérons alors comme un agent ».
Le double succès du premier livre d’Agnès Martin-Lugand — d’abord en autoédition numérique sur Amazon et ensuite en édition classique chez Michel Lafon — n’a pas été qu’un feu de paille. Son quatrième roman, Désolée, je suis attendue, édité comme les trois précédents directement en version papier, caracole en deuxième place du classement Livres Hebdo à peine trois semaines après sa parution (384 000 exemplaires vendus, selon l’institut GfK, devant David Foenkinos et Marc Levy). Mais sur les 120 livres annuels édités par Michel Lafon, seulement 4 ou 5 proviennent des livres autoédités.
Historiquement, les maisons d’édition dites respectables ont établi un cordon sanitaire, noblesse et professionnalisme obligent, autour des éditeurs de manuscrits à compte d’auteur. Il n’est pas exagéré de dire que ces derniers ont été perçus comme des escrocs, en raison de la facture d’imprimerie adressée au client pour un service qui laissait cyniquement à celui-ci le soin d’écouler un tirage sans débouché réel, les librairies refusant ce type de publication. L’édition en ligne change la donne de ce côté-là. Désormais, le pôle populaire-commercial de l’édition, dont fait partie Michel Lafon, voit un avantage dans l’autoédition en tant que vivier mesurable de talents potentiels, sans risque d’engagement. Un éditeur qui préfère rester anonyme : « Qu’un livre ait eu du succès sur Internet est un gage de succès en librairie, car on peut s’en prévaloir pour le lancement ». Un autre éditeur anonyme, parlant franchement : « Quelqu’un qui a un million de followers sur Twitter, on l’édite. On est sûr de vendre. Les fans de [la blogueuse de mode] EnjoyPhoenix sur les réseaux sociaux, par exemple, forment un public captif ». Florian Lafani, éditeur chez Michel Lafon, n’a pas peur de parler à visage découvert : « On ne peut pas passer à côté de 10 000, voire 20 000 ou 30 000 ventes sur Internet. Mais le risque éditorial n’est pas écarté pour autant. Déclencher un acte d’achat à 2,99 euros sur Internet et faire acheter le livre dans une librairie à 16 euros, cela n’a rien à voir ».
Selon le célèbre agent suisse Peter Fritz, qui défend les intérêts de l’édition classique : « Amazon se situe dans une logique d’alimentation en contenus de sa liseuse Kindle. Son objectif est de maîtriser tout le processus. Et du jour au lendemain, nous avons vu surgir un acteur qui ne regardait que les consommateurs ». Le cocktail classique pour ce type de (para-) littérature : un tiers romance, un tiers chick lit (porno soft pour les filles), un tiers polar, genre bâtard et un peu sulfureux qui n’a pas (encore) ses collections dans les maisons d’édition. Autant dire que l’autoédition en France est plutôt féminine, comme d’ailleurs la lecture des romans ; c’est donc un fait social marqué, genré. Mis à part quelques succès anecdotiques qui traduisent l’air du temps (50 Nuances de Grey, qui a été porté à l’écran), faut-il rappeler que la quasi-totalité de livres autoédités en ligne ne se vend pas du tout ? Mais à moyen terme, on ne peut pas exclure la domination de l’édition numérique, aux coûts marginaux, du moins dans le domaine du livre de genre et de la fan fiction. Quoi qu’il en soit, il est certain que les frontières entre l’autoédition et l’édition classique deviendront de plus en plus floues.
Sources : « L’autoédition, nouveau terrain de chasse des éditeurs » (Véronique Richebois), Les Échos, 18 mai 2016 ; « Librinova, une autre manière d’éditer » (Véronique Richebois), ibid ; « Michel Lafon, défricheur de talents en ligne », ibid.
L’avenir de l’industrie publicitaire : le grand regroupement de la créativité et du marketing
Les professionnels de l’industrie publicitaire s’accordent à dire que celle-ci est à la croisée des chemins, et que le modèle traditionnel d’agence proposant ses services créatifs sera de moins en moins adapté à la nouvelle donne : l’importance prise par l’analyse des données en continu, et par le ciblage personnalisé.
Historiquement, les marketeurs s’offraient les services d’une agence pour créer des spots publicitaires pour la télévision, des annonces pour les journaux et les magazines, et des mailings à des points de commerce. Le modèle le mieux adapté à ce triple service, c’était des agences spécialisées regroupées dans une société financière (holding) comme Publicis ou Omnicom par exemple. Mais les besoins des clients ont changé ; désormais, il faut gérer des stratégies de marketing pour supports multiples et pour publics spécifiques ; ce, à partir d’une analyse continue de données de plus en plus fines. Quelle structure sera le mieux adaptée pour regrouper ces activités à l’avenir : un holding comme aujourd’hui, une grande société de conseil comme Accenture, un propriétaire de média, un spécialiste de services marketing qui n’existent pas encore, un opérateur de téléphonie, une boutique de ventes en ligne (e-tail, raccourci de electronic retailing, rime avec e-mail)…?
Un article-dossier publié dans Advertising Age a sollicité l’avis de divers acteurs de l’industrie.
Pour Marc Pritchard, directeur de marketing global chez Procter & Gamble, il faudra proposer aux clients un partenaire qui concentre de multiples compétences, à même de répondre globalement (créativité, marketing, gestion des données, réseaux sociaux) aux besoins de chaque marque sur toute l’échelle ; autrement dit, une organisation en équipes réduites avec des pools de compétences en approvisionnement libre. Ce qui différenciait autrefois une agence de ses concurrents, c’était la qualité de l’apport créatif ; désormais celui-ci est dispersé en autant de microstructures. Il faudra élever la barre de la créativité, dit Pritchard, afin de pouvoir adresser tous les points de contact avec le consommateur (consumer touchpoints).
Selon Mark Read, PDG chez WPP Digital : « Les agences seront organisées autour des clients et des consommateurs, et non plus autour des supports comme la télévision ou le numérique. Il n’y aura pas d’agence directrice, mais des personnes aux compétences différentes siégeant comme partenaires égaux dans une structure plus fluide. Le but, c’est d’arriver au même lieu final à partir de différents points de départ. Il faudra être plus responsable des résultats, je veux dire des ventes. Il faudra se servir de la technologie et des données pour faire corréler notre travail aux ventes. Cela nous donnera la capacité de prolonger notre offre sur le commerce en ligne ».
Selon Brad Jakeman, président chez PepsiCo, un meilleur apport créatif viendra d’une plus forte intégration de la création des contenus, et de la diffusion de ceux-ci. « Alors que les plateformes de contenus et de diffusion deviennent de plus en plus interdépendantes, les agences médias et les agences de communication fusionneront de nouveau. Pour une marque comme Pepsi, autrefois il suffisait de produire quatre morceaux de contenu par an — principalement pour la télévision — et on pourrait passer six à huit mois dans le développement d’un seul contenu, et dépenser un million de dollars sur chaque film. Maintenant, ces quatre morceaux se sont transformés en 4000 ; les huit mois se sont transformés en huit jours, et les budgets n’ont pas bougé. On doit produire des contenus si rapidement qu’il faudra un groupe d’édition à l’intérieur de la société qui reprend le travail effectué par les agences. Le terme “agence” disparaîtra en faveur de “partenaire”. L’agence de l’avenir puisera ses ressources des mondes d’Hollywood, de Silicon Valley, et des plateformes de diffusion, un peu à la manière du système studio à Hollywood ».
Maurice Lévy, directeur du groupe Publicis, prévoit des budgets de publicité sensiblement plus importants comme première conséquence de la fusion entre départements de marketing et d’information (traitement de données). Il voit l’émergence d’un système « modulaire » au lieu des « silos » actuels (où des compétences semblables sont regroupées dans une même agence distincte), et une réduction conséquente des frais généraux. Nick Brien, directeur chez iCrossing (groupe Hearst) prévoit une baisse de l’ordre de 25 % du personnel des sociétés holding d’ici cinq à dix ans, en raison de l’automatisation dans la création des contenus, et dans le placement de ceux-ci (qui serait déjà à 40% d’après une brève dans Les Echos du 20 juin), ainsi que le recours aux algorithmes dans la gestion. Luke Taylor, directeur chez DigitalLBi (Publicis) pense que les agences de communication (creative agencies, autrefois agences de publicité) seront plus petites, et que l’accent se déplacera de plus en plus vers l’analyse des données, essentielle pour la personnalisation des annonces.
« Ça pourrait mener à des entreprises plus “plates”, avec un leadership plus collectif, au lieu des hiérarchies massives », prétend Kelly Mooney, directrice chez Resource/Ammirati (IBM). Aujourd’hui, des équipes « client » peuvent atteindre 20 à 30 personnes. Avec moins de « silos » entre les compétences professionnelles, et le talent créatif organisé en « T », ces équipes pourraient descendre à cinq personnes ». Colleen DeCourcy, directrice créative chez Wieden & Kennedy, voit aussi l’avenir appartenant aux « agences créatives plus petites, indépendantes, avec moins d’infrastructure… Kodak employait 300 000 personnes et [puis] Instagram, 12… Ce sera la même chose dans l’industrie publicitaire ». Pour sa part, Brad Jakeman pense que les nouvelles agences intégrées seront dirigées par un double spécialiste en contenu créatif et en marketing (creative technology content partner) ». L’équipe réduite inclura, selon lui, un spécialiste en marketing (technologist), un expert en distribution, et un storyteller.
L’axiome traditionnel de la profession prétendait qu’entre meilleur, plus vite et moins cher, on ne pouvait choisir (au mieux) deux des trois. Pour Wendy Clark, directrice chez DDB (Omnicom), « cette époque est terminée. Le nouveau modèle qui émergera dans les prochaines années sera d’être plus créatif, à un coût raisonnable, et à la vitesse du marché ». Pour ce faire, il faudra recourir davantage à des services externes en informatique, en media planning et en diffusion. En même temps, les agences médias (media agencies) se déplaceront plus vers le développement des contenus spécialisés.
À une société holding comme Publicis, l’équipe noyau sera dirigée par des « multispécialistes ». Les comptes client seront gérés par un spécialiste en données multisupports (omnichannel data specialist). Colleen DeCourcy avance le concept de brand showrunner, dérivé du modèle en vigueur à la télévision, qui pourrait à terme regrouper les rôles du directeur de marketing et du directeur d’une équipe de créatifs. Ce qui est certain, dit Nick Brien, c’est que le créatif est désormais concurrencé par de nouveaux spécialistes en marketing (brand experience creation, etc.). Plus généralement, des sociétés de marketing (parmi lesquelles Google et Facebook !), fortes de leur capacité à analyser des données complexes, concurrencent les agences de communication en amont, étant plus proches des stratégies commerciales de leurs clients. Certains professionnels contestent déjà la pertinence du modèle holding. Il se peut que les grandes agences d’aujourd’hui soient toujours là à l’avenir, mais cela dépendra de leur capacité à se transformer en profondeur.
Commentaire. Sur la tension latente au sein de l’industrie publicitaire entre le pôle « psychologie/marketing » d’un côté, et le pole « sociologie/humanités » de l’autre (tension qui recoupe celle entre « agences médias » et « agences de communication »), voir Actualités #8, avril 2013 et Actualités #10, juin 2013 ; sur la tension, non moins vive, entre marketing et créativité, voir Actualités #39, février 2016.
Source (adaptée de l’américain jargonnant) : « The Ad Agency of the future is coming. Are you ready ? Clients want one partner to simplify the fragmentation and data – and today’s shops may not be among them« , Advertising Age, 2 mai 2016.
Les musiciens ne supportent plus les portables dans les salles de concert
« Bordel de merde, le gars chauve en tee-shirt blanc, tu n’as pas cessé d’envoyer des textos durant les trois derniers morceaux. Espèce de branleur ! Branleur ! » (Bruce Dickinson, chanteur d’Iron Maiden, en concert à Indianapolis, juillet 2012, voir vidéo ci-dessus) ; « Je suis ici en vrai, dans la vraie vie, alors profite [du concert] en vrai » (Adele, Vérone, Italie, 29 mai 2016) ; « Tapez dans vos mains et baissez vos foutus téléphones pendant cinq seconds. Je ne demande pas grand-chose, cinq seconds » (Jack White, guitariste et chanteur des White Stripes, Coachella, Californie, avril 2015). Jarvis Cocker, William Sheller et Peter Gabriel ont exprimé la même exaspération.
D’après Jules Frutos, de la société de production Alias, « c’est un sujet qui monte. Avant, seuls quelques passionnés tentaient de faire entrer un appareil photo, une caméra ou un magnétophone dans une salle. Aujourd’hui, tout le monde dispose d’un téléphone avec ces fonctions. Et chez les 15-30 ans en particulier, qui constituent une part importante du public, c’est un truc quotidien, du matin au soir. Avec, en plus, ce qui est fondamental pour eux, la possibilité par les réseaux sociaux de devenir individuellement un média ». Mais comment faire appliquer la réglementation, rappelée au dos de tous les billets, qui interdit de photographier, de filmer ou d’enregistrer le spectacle ? « On ne va pas confisquer les téléphones à l’entrée des salles », indique Étienne Ziller, de 3 Pom Prod.
À la manière des artistes de théâtre et de musique classique, Bjork, Kate Bush et le groupe King Crimson font appel à la bonne volonté du public par des annonces avant les concerts. M. Ward (She and Him) adopte une approche plus musclée, faisant intervenir des agents de sécurité pour faire cesser toute personne repérée en train de filmer. Selon Frutos, « L’annonce, cela fonctionne sur des salles de jauge moyenne, et des artistes avec des publics plus adultes. L’intervention d’agents de la sécurité durant le concert, cela crée un trouble supplémentaire… Nous recevons des demandes fermes en ce sens, orales ou par e-mails, pas encore contractuelles ».
La société californienne Yondr, déjà présente dans une centaine de salles aux États-Unis, et qui commence son implantation en Europe, pense avoir trouvé une solution intermédiaire sous la forme d’un étui muni d’un clapet qui empêche son ouverture pendant le concert. La « coque de chasteté » (comme certaines mauvaises langues l’ont baptisé, car les métaphores sexuelles fusent en la matière) est louée par Yondr, et mise à disposition du public, sans obligation. En d’autres termes, il s’agit d’un service offert pour se protéger contre la pulsion incontrôlable de sortir son engin en plein concert.
Source : « En concert, des portables de moins en moins supportables » (Sylvain Siclier), Le Monde, 9 juin 2016, p. 18.
Quelle est la différence entre l’universitaire et le chanteur de rock ? Aucune : les deux sont condamnés à s’époumoner dans le vide, devant un public autrement occupé à envoyer des textos, à surfer sur Facebook ou Tinder… Pour l’universitaire, l’affaire est entendue : son discours est jugé trop « théorique » par des étudiants confrontés à un déclassement structurel qui ne dit pas son nom. Mais le chanteur de rock ? Après tout, si on paie pour aller le voir, c’est pour s’éclater…
L’interdiction de filmer ou d’enregistrer les concerts date de l’époque où le document piraté (bootleg) pourrait concurrencer la production légale, menant à une perte théorique de revenus pour l’artiste, et (surtout) pour sa maison de disques. (En réalité, il était très difficile d’enregistrer un concert dans de bonnes conditions sans être aperçu ; la plupart des documents piratés de qualité potable étaient le fait des techniciens indélicats qui ont eu accès à la table de mixage, le plus souvent avec la complicité des musiciens). La généralisation des smartphones, et l’effondrement du marché du disque ont changé la donne : ce genre de document « volé », de faible qualité visuelle et sonore, n’a aucune valeur marchande, et l’artiste et sa maison de disque n’ont généralement rien à redire quand il est posté sur YouTube, à condition que ce ne soit pas le concert en entier. De toute évidence, ce n’est pas la peur de se faire pirater qui tracasse les artistes.
Dans son essai célèbre « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » (1936), Walter Benjamin développe la notion d’aura, qui se définit comme ce qui est unique dans l’œuvre d’art, ce qui relie celle-ci à un temps et un espace singuliers. Pour Benjamin, avec la perte de l’aura (qu’il voyait comme un processus positif), l’œuvre perd sa qualité sacrée ; dans sa reproduction industrielle, la copie de celle-ci sort de son contexte original, s’ouvre à d’autres interprétations, et devient produit de consommation disponible (démocratiquement) à la masse. Par tradition, le concert, fût-ce de rock, garde quelque chose de son lointain caractère sacré par rapport à la consommation d’une copie industrielle, mais qu’en est-il vraiment ? Loin d’être une expérience singulière, le concert (du moins dans son pôle commercial) s’inscrit depuis longtemps dans la stratégie commerciale des ayants droit de l’artiste sous contrat : une tournée à l’échelle nationale, puis éventuellement continentale, et mondiale (nécessitant des capitaux importants, et dans certains cas, une centaine de salariés, des infrastructures lourdes et un convoi de camions pour les transporter). Sur scène, l’artiste reproduit une énième « copie » de son répertoire déjà connu du public, recourant même à l’occasion à des subterfuges techniques (bandes préenregistrées) [1]. Ainsi, toutes proportions conceptuelles gardées, les arguments de Benjamin peuvent aussi s’appliquer au concert dans l’époque de « sa reproduction technique », mais pas dans un sens aussi positif (c’est là le débat).
Le cri de cœur de l’artiste, qui se retrouve sur scène face à une marée de portables – fait anecdotique en lui-même -, traduit une profonde blessure narcissique face à la perte manifeste de tout aspect sacré du concert, bref, la perte de son aura. Il est intéressant que Jules Frutos, promoteur de concerts, avance l’idée d’un désir chez les jeunes de « devenir individuellement un média ». En d’autres termes, il s’agit moins de consommer une expérience qu’on sait « industrielle », mais de se positionner, un narcissisme pour un autre, sur les réseaux sociaux par rapport à un événement qui garde une dimension (plus ou moins) identitaire, et qui se valorise (plutôt) par la présence signalée. Le concert organisé devient alors un vecteur événementiel parmi d’autres, et la star de rock prend sa place parmi d’autres célébrités, rangées désormais en divisions comme les championnats de football.
[1] Il est à noter qu’informellement la question du caractère industriel des concerts pop/rock fait l’objet d’un débat contradictoire à l’intérieur de la tradition française de l’économie politique de la communication (ladite École de Grenoble). Ce débat latent, important sur le plan théorique, mérite d’être repris au grand jour.
Précédemment sur la culture des célébrités : Actualités #10, juin 2013
La plupart des internautes partagent des articles sans les avoir lus
Selon une étude de l’université de Columbia (New York) en association avec Inria (Institut national de Recherche en Informatique et en Automatique), dans près de 60% des cas, ceux qui relaient un lien sur Twitter n’ont jamais cliqué dessus. Explique Arnaud Legout, postdoctorant à Inria Sophia Antipolis (Nice) et coauteur de l’étude, « C’est typique de la consommation moderne d’information. Les gens se forment une opinion basée sur un résumé, ou un résumé des résumés, sans aucun effort d’approfondissement ».
Pour vérifier cette hypothèse, Legout et son équipe ont collecté deux séries de données l’année dernière : tous les tweets contenant des liens raccourcis en bit.ly menant vers cinq sources d’actualité parmi les plus importantes pendant un mois, et tous les clics liés à ces liens sur la même période. Très clairement, les contenus les plus viraux n’étaient pas les plus lus. Un article dans le Washington Post du 16 juin a relié cette conclusion à la « buzzfeedication » des médias traditionnels, autrement dit la multiplication des hoaxes (informations fausses ou invérifiables), des articles susceptibles de déclencher une émotion chez le lecteur, et l’avènement du clickbait (contenu basé sur un titre racoleur ou mensonger).
Sources : « La plupart des internautes partagent des articles sans les avoir lus » (Anaëlle Grondin), Les Échos, 20 juin 2016 ; https://washingtonpost.com/news/the-intersect/wp/2016/06/16/six-in-ten-of-you-will-share-this-link-without-reading-it-according-to-a-new-and-depressing-study/
Le fulgurant succès des vidéos de recettes faciles en ligne chez les médias généralistes
BuzzFeed France, Slate.fr, Le Point, L’Express, L’Obs… Les médias généralistes en France se lancent les uns après les autres dans les vidéos culinaires très courtes (environ une minute), et invariablement sur fond de musique classique. C’est l’incroyable succès de Tasty (360 millions de visiteurs chaque mois, voir Actualités #43) qui est à l’origine de cet engouement. Depuis novembre 2015, Tasty incorpore les produits de marques dans environ un tiers des vidéos. Une recette pour un « Jalapeno Popper Burger » a entraîné en deux jours des ruptures de stock sur Amazon et sur Target pour le grill de la marque Oster qui figure dans la vidéo (https://www.facebook.com/buzzfeedtasty/videos/1725241094395199/).
C’est une piste appétissante pour les médias, toujours à la recherche d’un plan d’affaires viable. « Pour l’instant, on ne monétise pas ces vidéos. On est encore en période de test. [Mais] la question de la monétisation se posera », dit Marc Pédeau, community manager chez Slate.fr. Aurélien Viers, journaliste à L’Obs, indique de son côté : « On est au tout début. Mais on commence à regarder des partenariats à nouer », et une équipe pourrait bientôt se spécialiser sur ce type de contenus « pour passer à un stade plus industriel ».
Les vidéos culinaires sur Facebook pèsent d’un poids important dans le trafic de celui-ci. Chez BuzzFeed France, elles accumulent plusieurs centaines de millions de vues, alors que les vidéos consacrées à l’actualité par exemple passent rarement la barre de 50 000 vues. Une vidéo pour faire un « brookie » (mélange de brownie et de cookie) sur le site de L’Obs a drainé 286 000 internautes. « La fonction autoplay de Facebook y est pour beaucoup : on est tout de suite alpagué par l’image, et quand cette image est belle et nous donne faim, difficile de ne pas rester hypnotisé », prétend Phalène de la Valette, responsable éditoriale du Point.Pop. « Cette écriture n’a pas besoin de commentaire et on enregistre plus d’informations en images qu’auparavant », dit Aurélien Viers de L’Obs. Les premiers retours qu’on a sont excellents. On n’en a jamais eu autant sur une vidéo… On a touché plus de jeunes, c’est intéressant ».
Source : « Pourquoi cet appétit soudain des médias pour les vidéos de recettes faciles ? » (Anaëlle Grondin), Les Échos, 18 juin 2016.
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Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)