La Web-revue : de la Kulturindustrie d’hier aux industries culturelles, créatives et numériques d’aujourd’hui, s’est ouvert un champ interdisciplinaire pour tous ceux dont les recherches interrogent la culture populaire industrialisée et les médias. Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et numériques du côté des acteurs professionnels, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de la Web-revue.
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Des robots intelligents, des algorithmes et des hommes (la quatrième révolution industrielle ?)
Au Forum économique mondial de Davos (Suisse) en janvier, raout mondain et médiatique annuel qui a réuni 2500 participants incluant grands patrons (Facebook, Google, Alibaba, la banque J. P. Morgan, Uber, Airbnb), financiers, universitaires, journalistes et politiques du monde entier (Manuel Vals et Emmanuel Macron pour la France), un Coréen a volé la vedette : Hubo, un robot qui sait conduire une voiture, bricoler, ouvrir une porte, tourner une valve, pousser un bouton. Les organisateurs du Forum ont placé l’édition de 2016 sous le signe de la « quatrième révolution industrielle », qui désigne la nouvelle vague technologique qui s’annoncerait : intelligence artificielle, réalité virtuelle, nano- et biotechnologies, impression 3D, robotique, le big data.
D’après une étude très détaillée réalisée pour le Forum auprès des services des ressources humaines d’entreprises issues de 15 pays « développés » représentant 65 % des salariés mondiaux, ces innovations devraient aboutir à la suppression de 7,1 millions d’emplois dans les cinq ans à venir, contre la création de seulement 2 millions, soit une perte de 5 millions. Dans le même temps, l’Organisation internationale du Travail, agence de l’ONU, prévoit 11 millions de chômeurs supplémentaires dans le monde d’ici à 2020, qui touchera prioritairement des employés de bureau, et ensuite certaines professions. Pour Klaus Schwab, fondateur du Forum, il s’agit d’une ère où « la fusion des technologies efface les frontières entre les sphères physique, biologique et numérique ». C’est « mind-blowing » (qui fait éclater l’esprit), pour Bill Gates, président de Microsoft.
Les algorithmes savent déjà écrire des articles de presse (des comptes-rendus de rencontres sportives par exemple), donner des conseils juridiques et financiers, faire de la comptabilité, poser un diagnostic médical. Si la grande affaire du 20e siècle a été le remplacement de travail manuel par des machines, celle du 21e serait le remplacement du travail intellectuel par des machines intelligentes. L’ubérisation du monde, où les compétences seront payées « au projet », et non par des salaires stables, n’est que dans son enfance.
Un nouveau développement, chapeauté par la fondation Ethereum présidée par le jeune génie russo-canadien Vitalik Buterin, est la technologie blockchain (base de données décentralisée, ouverte et inviolable, plus sophistiquée que la monnaie bitcoin qui la sert de modèle). En gros, la blockchain (chaîne de blocs) permettra aux ordinateurs connectés à son écosystème d’automatiser des relations d’affaires ; plus besoin d’intermédiaires, que ce soit des avocats, des banquiers, des comptables, des managers ou des cadres d’entreprise. La start-up Colony.io, par exemple, permettra de créer des entreprises en ligne en liant des professionnels partout dans le monde, qui seront rémunérés en fonction de leur contribution réelle à la chaîne de valeur. Selon Buterin, naïf à cet égard, les blockchains vont redonner « le pouvoir aux individus », en s’attaquant à la finance : « J’espère que les blockchains contribueront à éliminer des emplois trop bien payés ». Cette technologie touchera, selon lui, des milliards d’utilisateurs dans cinq ans. Des entreprises et des réseaux sociaux centralisés comme Facebook, eBay et Amazon pourraient aussi se trouver menacés (voir l’interview avec lien ci-dessous).
Deux économistes de l’université d’Oxford, Carl Benedikt Frey et Michael Osborne ont publié en 2013 une étude où ils évaluaient à 47% la proportion d’emplois menacés par l’automatisation aux États-Unis. Leur méthode donne 42% en France (selon le cabinet Roland Berger) et 38% au Royaume-Uni. Dans un rapport publié en janvier, la Banque mondiale étend ces calculs à des pays émergents : 65% d’emplois menacés en Argentine, 69% en Inde, 72% en Thaïlande, 77% en Chine, et 85% en Éthiopie. Une fois n’est pas coutume, le rapport cite l’auteur de science-fiction Isaac Azimov décrivant le monde de 2014 dans un essai écrit en 1964 : « Les quelques heureux qui pourront être impliqués dans n’importe quelle forme de travail créatif formeront la vraie élite de l’humanité, car eux seuls feront plus que servir une machine » (Visite de l’Exposition universelle de New York de 2014).
Il y va de l’avenir de la classe moyenne, épine dorsale de la démocratie libérale, et au-delà, de la société même, menacée d’une montée des inégalités à un point critique. Vus en termes de la rentabilité de l’entreprise individuelle, presque tous les emplois (salariés) dans les pays développés pourraient être jugés « trop bien payés ». Mais quid de la reproduction du système, en l’occurrence du cycle de la production qui nécessite une masse de consommateurs solvables, faute de quoi les stocks s’entassent dans les entrepôts ? Quelle serait l’organisation sociale (postcapitaliste ?) qui pourrait intégrer des machines intelligentes en son sein, sans rejeter la grande majorité des citoyens au rebut, dans un régime forcement autoritaire ?
Ces questions étaient posées aussi par les élites politiques et économiques à Davos, chez qui l’inquiétude est réelle. « L’accent doit être mis sur les compétences, pas sur les emplois », répond Satya Nadella, PDG de Microsoft, exemple parfait d’une langue de bois qui ne fonctionne plus. D’autres dirigeants mettent l’accent sur la protection forcement éthique des données privées. Selon Charles (Chuck) Robbins, PDG de Cisco : « Un nouveau degré de confiance est requis, au-delà de tout ce que nous avons connu dans l’histoire : confiance dans les systèmes qui gèrent les données, dans les gens qui ont accès aux données, dans les technologies qui protègent les données ». Vœu pieux, si ce n’est pas pour appuyer la création des emplois dans la cybersécurité, chacun voyant midi à sa porte. Sans un minimum de confiance, aucune société n’est viable. Même les experts de la banque américaine Citi évoquent la mise en place de politiques keynésiennes radicales comme le crédit d’impôt pour les laissés-pour-compte, et le partage généralisé du travail. Le débat va s’ouvrir, d’une façon ou d’une autre.
Sources : « Des robots et des hommes à Davos » (Philippe Escande), Le Monde, supplément Économie et Entreprise, 20 janv. 2016, p. 1 ; « »Demain, une époque formidable » (Sylvie Kauffmann), Le Monde, 31 déc./1 févr., 2016, p. 24 ; « Ethereum, la blockchain qui s’attaque au monde de l’entreprise » (Nicolas Madelaine), Les Échos, 14 janv. 2016, p. 22 ; interview avec Vitalik Buterin, Les Échos, 13 janv., 2016 ; « La grande panne de l’emploi » (Jean-Marc Vittori), Les Échos, 9 février 2016, p. 10.
La série X-Files est de retour
X-Files est revenu sur la chaîne Fox en janvier, dans une minisérie de six épisodes (« event series »), actuellement diffusée sur M6. Le premier et le sixième épisodes revisitent le grand thème d’une conspiration extraterrestre, alors que les autres proposent des intrigues autonomes (stand alone). Déjà, en 2008, les deux agents du FBI, Fox Mulder et Dana Scully, s’étaient réunis dans un deuxième film, X-Files : Régénération (Chris Carter), qui avait pris le parti de ne pas renouer avec la mythologie extraterrestre. L’échec commercial du film, jugé faible par les fans et par les critiques, a laissé penser que la page était définitivement tournée. Deux facteurs ont contribué à la réanimation de la série. D’abord, on estime que le climat politique aux États-Unis est de nouveau compatible avec l’ambiance paranoïaque de la série, après les révélations d’Edward Snowden sur l’espionnage des citoyens pratiqué sur une grande échelle par la National Security Agency (NSA), avec la complicité de Google entre autres (Actualités #29) ; Snowden est explicitement mentionné dans le premier épisode. Ensuite, surpris au forum Comic-Con 2013 à San Diego par l’enthousiasme des fans de la bande dessinée inspirée par la série, David Duchovny (Mulder) a su convaincre la Fox de se lancer de nouveau sous forme de minisérie, qui laisse les options ouvertes pour Fox et pour les deux comédiens principaux (à noter que Gillian Anderson a dû se battre pour obtenir la même rémunération que son partenaire).
D’évidence, ce qui est visé en premier lieu, c’est le marché de la nostalgie, vu comme tremplin pour se lancer à la conquête de nouvelles audiences, car contrairement à d’autres relances anecdotiques (Dallas 2012-14, 40 épisodes à faible audience sur TNT ; Le Prisonnier, 2009, 6 épisodes sur AMC), on retrouve les comédiens d’origine, vieillis : Duchovny a 55 ans, et Gillian Anderson (Scully), 47 ans. Le besoin de nostalgie est évoqué par Anderson : « Je me rends compte que, même si certains s’attendaient à quelque chose d’aussi révolutionnaire qu’à l’époque, ce n’est pas vraiment ce que le public désire. Ils veulent que ce soit comme avant… Il ne faut pas essayer de réparer ce qui n’est pas cassé » (Variety). Dans la foulée, on apprend que cette année, le réalisateur David Lynch commencera le tournage (pour la chaîne de câble Showtime) d’une troisième saison de neuf épisodes de Twin Peaks, toujours avec l’acteur de la série originale d’il y a 26 ans, Kyle MacLachlan. CBS prépare le tournage du pilote d’un reboot de MacGyver (1985-92), situé sept ans avant la série originale (prequel), et la Fox a annoncé une nouvelle event series réunissant les acteurs originaux de Prison Break (2005-09).
La réaction critique à la reprise de X-Files a été plus que mitigée ; le blogueur Pierre Sérisier sur le site du Monde est particulièrement cinglant (« ce retour est avant tout une exploitation sans fard de la nostalgie et pas grand-chose de plus »). Écrivant dans la revue professionnelle américaine Variety (lien ci-dessous), la critique Maureen Ryan a parlé d’une saison « inexplicablement bâclée » : « c’était comme si quelqu’un avait mis un assortiment d’éléments provenant de la série originale dans un mixeur et avait servi la bouillie résultante en de grands tas d’exposés lourdingues ». Le premier épisode (« My Struggle ») a tout de même été regardé par 16,2 millions (21,4 millions en incluant le visionnage en différé), un bon score dans l’écosystème télévisuel actuel ; le sixième est tombé à 7,6 millions, ce qui fait une moyenne honorable de 9,53 millions. (Par comparaison, une autre event series de la Fox, 24 : live another day (2014), n’a eu qu’une audience de 8,08 millions pour le premier épisode, et 6,47 millions pour le douzième et dernier ; il n’empêche, une nouvelle saison, sans Kieffer Sutherland, est en préparation).
En attendant l’annonce officielle de la Fox, Chris Carter se dit convaincu qu’il y aura une onzième saison, plus étoffée. Écrivant dans Variety (lien ci-dessous), le journaliste Brian Lowry affirme qu’un renouvellement n’est pas gagné d’avance, et que l’absence d’annonce à cet effet suggère que la Fox hésite. Le problème, selon lui, est que, contrairement à des séries comme 24 qui peuvent intégrer assez facilement de nouveaux personnages, un prolongement convaincant de X-Files risque d’être difficile, compte tenu de sa structure complexe, et de sa dépendance des deux comédiens principaux. Selon Maureen Ryan, également dans Variety, « il faudrait reprendre sérieusement en main la série, laissée maladroitement dans un état désordonné ». Quoi qu’il en soit, la résurrection des séries anciennes, parfois sous forme de reboot, est devenue une tendance lourde de la télévision américaine.
Sources : « X-Files, les affaires reprennent » (Alexandre Hervaud), Libération, 23/24 janv. 2016 ; « The X-Files : How Fox revived Mulder and Scully’s search for truth » (Geoff Berkshire), Variety, jan. 19, 2016 ; « The X-Files – un retour bien laborieux » (Pierre Sérisier), site du Monde, posté 25 janv. 2016 ; « The X-Files (season 10)« , entrée wikipedia ; « 24 : live another day« , entrée wikipedia ; site « TV series finale » (le reboot de « MacGyver« ), posté le 24 fév. 2016 ; http://tvline.com/2016/02/22/x-files-season-11-spoilers-william-chris-carter-interview/ ; http://variety.com/2016/tv/columns/x-files-revival-finale-renewal-prison-break-24-1201712314/ (Brian Lowry) ; http://variety.com/2016/tv/features/the-x-files-season-finale-review-my-struggle-ii-1201712181/(Maureen Ryan).
Les séries françaises ont la cote (2)
Plus de 600 heures de fiction française en plus ont été diffusées en 2015. L’effort a été partagé entre les chaînes historiques (environ 300 heures) et les nouvelles de la TNT qui, pauvreté oblige, ont tendance à faire des rediffusions. Si tous les groupes investissent dans la fiction, il existe des écarts importants : TF1 a investi 140 millions d’euros l’an dernier (stable par rapport à 2014), France Télévisions, 215 millions (chiffre de 2014) et M6, 30 millions (stable).
Comme l’a expliqué un spécialiste cité par Les Échos : « Les prix des hits de la fiction américaine ont grimpé ces derniers temps. Et il est devenu de plus en plus difficile d’avoir accès aux « meilleurs » séries, compte tenu de l’arrivée de nombreux intervenants, comme Netflix par exemple ». Le coût moyen de production d’un épisode d’une série française est d’environ un million d’euros, alors que l’acquisition d’une soirée Mentalist avec plusieurs épisodes coûterait moins de 500 000 euros. Mais les calculs de rentabilité sont plus complexes : en produisant ou en coproduisant une série, une chaîne peut espérer des recettes futures sur le marché international. Même si les grandes chaînes ont des obligations réglementaires, il s’agit surtout de soigner leur image de marque, car une chaîne qui ne produit pas de fictions originales de qualité est reléguée en deuxième, voire en troisième division. Certaines fictions françaises ont très bien marché : citons le téléfilm L’Emprise (TF1), 9,8 millions de téléspectateurs, et la minisérie policière Une chance de trop (TF1), 8,7 millions en moyenne pour ses six épisodes. Dans le top 10 annuel des fictions en 2015, 7 sont françaises, contre 5 en 2013. Le nouveau dérivé (Actualités #36) de la franchise américaine locomotive, Les Experts : cyber est à la peine, avec une audience qui tourne autour de 4 millions.
Source : « Les chaînes plébiscitent la fiction française » (Marina Alcaraz), Les Échos, 22-23 janv, 2016. (Quelques pourcentages d’un sondage Médiamétrie cité dans cet article ne sont pas fiables à mon avis, en raison de l’imprécision de la catégorie « fan »).
Voir précédemment sur les séries françaises : Actualités #35, octobre 2015.
Twitter doit se transformer pour élargir son public, et pour (enfin) gagner de l’argent
Depuis un certain temps, Twitter se retrouve dans l’incapacité à gagner de nouveaux utilisateurs. Au quatrième trimestre 2015, le réseau social comptait 320 millions d’utilisateurs, soit autant que le trimestre précédent. Sur le dernier exercice, son chiffre d’affaires a atteint 2,2 milliards de dollars, en hausse de 58% en un an, mais c’est néanmoins une perte de 521 millions de dollars. Son patron et cofondateur, Jack Dorsey, s’est donné comme priorité l’amélioration du service : « Nous allons réparer les fenêtres cassées, et tout ce qui prête à confusion », a-t-il dit dans sa lettre aux actionnaires, en citant l’exemple de l’arobase (@) dans le fil Twitter, jugée inhibitive.
Il est difficile pour Twitter d’évoluer sans faire fuir ses fidèles, comme en témoigne la réaction à l’annonce d’une nouvelle fonctionnalité donnant la possibilité à l’internaute de faire apparaître en tête de son fil d’actualité les tweets les plus susceptibles de l’intéresser ; ce, grâce à un algorithme. Pas mal d’abonnés l’ont accusé de « Facebookisation rampante ». Condamné à changer pour survivre, Twitter fait preuve d’un certain conservatisme. « Twitter souffre depuis plusieurs années d’un manque d’innovation. En face, de nouvelles plateformes sont capables d’attirer de nouveaux membres, de les fidéliser et d’accroître les interactions en utilisant des outils intelligents [recommandation, analyse de données, localisation, etc.] », dit Jennifer Polk, analyste à l’institut Gartner, qui cite Snapchat (Actualités #32) et WhatsApp.
Hipster sur les bords, Jack Dorsey a rappelé l’importance de la vidéo, et cherche à mieux intégrer Vine, le service de minividéo, et Periscope, acheté en mars 2015 (Actualités #31) : « Nous pensons que la vidéo live est un complément naturel à Twitter. Nous allons investir massivement dans ce premier écran ». L’autre priorité, c’est de rendre le réseau plus attractif aux annonceurs, qui sont à la base de son modèle économique. À cette fin, le site a fait des tests de publicités liées à des tweets hors du réseau, jugés encourageants par Dorsey, qui estime à 500 millions le potentiel d’audience supplémentaire, et qui mise sur le contournement des bloqueurs de publicité. Mais pour l’instant, rien n’est gagné, au contraire. La valeur d’une action Twitter est tombée de 45 $ en 2013 (soit une capitalisation de 30 milliards en 2015) à 14,56 $ en janvier 2016.
Source : « Twitter incapable d’attirer le grand public » (Sandrine Cassini), Le Monde, supplément Économie et Entreprise, 12 février 2016, p. 6.
Précédemment à propos de Twitter : Actualités #29, mars 2015.
Lire les autres articles de la rubrique.
Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)