La Web-revue : de la Kulturindustrie d’hier aux industries culturelles, créatives et numériques d’aujourd’hui, s’est ouvert un champ interdisciplinaire pour tous ceux dont les recherches interrogent la culture populaire industrialisée et les médias. Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et numériques du côté des acteurs professionnels, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de la Web-revue.
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Le catalogue des Beatles enfin disponible en streaming
Le 24 décembre, le catalogue entier des Beatles (13 albums studio et quatre compilations) a été mis à disposition des abonnés et des non-abonnés (pour qui l’écoute est entrecoupée de publicité) sur les plateformes d’écoute musicale en ligne. Universal Music, le distributeur, a signé avec neuf plateformes : le leader suédois Spotify, le français Deezer et les américains Google Play, Amazon Prime, Apple Music, Slacker, Groove (Microsoft), Rhapsody, Tidal (Jay-Z). Des sites comme Pandora et Rdio, qui relèvent davantage de la Web-radio, ont été exclus.
Certains observateurs prétendent que bientôt le streaming sera le seul mode d’écoute de musique, même si des artistes comme Radiohead et Taylor Swift refusent de mettre en ligne leurs albums les plus récents, estimant que ce mode de diffusion est trop faiblement rémunéré. Mais parmi les derniers résistants, le groupe australien AC/DC, qui n’avait même pas intégré le site de téléchargement payant d’Apple, iTunes, a fini par jeter l’éponge en juin 2015. « L’arrivée des Beatles risque d’accroître la pression sur les quelques artistes qui résistent encore à la révolution en marche », affirme Simon Dyson, du cabinet d’analyse Ovum :
Le fait que les Beatles arrivent sur toutes les plateformes à la fois, et pas en exclusivité sur une seule, est un signal que l’engouement, déjà massif, va s’accroître. Ils ne vont pas forcément tant que cela les bases d’abonnés, qui ne viennent pas pour un seul artiste, fût-il les Beatles, mais ils donnent un signal fort au marché.
S’enthousiasme Pascal Negre, le président d’Universal Music France :
Ça prouve que le streaming est en train de devenir un vecteur fondamental de monétarisation de la musique. Les représentants des Beatles ont réalisé que c’était le nouveau modèle, et qu’ils ne pouvaient pas y être.
Pendant les premières 48 heures de disponibilité en ligne, on a écouté les chansons des Beatles en streaming 50 millions de fois, chiffre étonnant, car les deux tiers des consommateurs avaient moins de 34 ans. Voici le palmarès d’écoutes des Beatles sur Spotify (sur 241 titres), qui reflète les goûts courants :
1. Come Together (enregistré en 1969, 1,87 million d’écoutes en 48 heures) ; 2. Let it Be (1969, 1,55) ; 3. Hey Jude (1968, 1,32) ; 4. Love Me Do (1962, 1,31) ; 5. Yesterday (1965, 1,23) ; 6. Here Comes the Sun (1969, 1,23) ; 7. Help ! (1965, 1,22) ; 8. All You Need is Love (1967, 1,17) ; 9. I Want to Hold Your Hand (1963, 1,1) ; 10. Twist and Shout (1963, 0,94).
Sources : « Les Beatles entrent dans l’ère du streaming » (Sarah Belouezzane), Le Monde, 25 déc. 2015, p. 10 (Économie et Entreprise) ; New Zealand Herald, 27 déc. 2015, pour le palmarès.
Lire : Ian MacDonald (1948-2003), Revolution in the Head. The Beatles’ Records and the Sixties, Chicago Review Press, 2007 (édition originale, 1994). Ouvrage documenté d’analyse politique et musicologue, chanson par chanson, recommandé.
Sur le streaming musical : « Actualités » #27, janvier 2015 ; #19, avril 2014 ; #18, mars 2014
L’édition et la librairie de proximité renouent avec la croissance
Après cinq années de baisse, l’édition française a enfin renoué avec la croissance en 2015 (1,5 %), performance remarquable si on la compare avec d’autres industries culturelles comme la musique (un recul de 5 % à 6 % de son chiffre d’affaires en 2015) et la vidéo (on parle d’une baisse à deux chiffres). Grâce à l’Observatoire de la librairie, qui recueille les données de 150 librairies indépendantes, le Syndicat de la librairie française (SLF) a annoncé que le chiffre d’affaires de la librairie sera en hausse de 2,5 % en 2015. Les ventes de livres en ligne ont continué d’augmenter, mais au détriment plutôt des grandes surfaces, dédiées aux livres ou non (Fnac, Leclerc…).
Quelques titres ont impulsé cette augmentation, selon l’institut GfK, qui donne accès aux chiffres de vente de tous les livres édités en France, moyennant un abonnement payant. Parmi les livres de fiction nouveaux les plus vendus en 2015 : Soumission de Michel Houellebecq (Flammarion, 560 000 exemplaires), Le Charme discret de l’intestin de Giulia Enders (Actes Sud, 455 000), Millenium IV : Ce qui ne tue pas de David Lagercrantz (Actes Sud, 381 000), D’après une histoire vraie de Delphine Le Vigan, prix Renaudot (JC Lattes, 320 000), Le Livre de Baltimore de Joël Dicker (Éditions de Fallois, 280 000), 2084 de Boualem Sansai (Gallimard, 200 000), Boussole de Mathias Enard, prix Goncourt (Actes Sud, 200 000).
Dans le palmarès des essais et des sciences humaines, les livres traitant de l’islam, de l’Orient et du terrorisme occupent les premières places : Palmyre de Paul Veyne (Albin Michel, 100 000), Terreur dans l’Hexagone de Gilles Kepel (paru en décembre 2015, déjà plus de 30 000 ventes). Des livres sur le même sujet (Jean-Pierre Filiu) se sont bien vendus, ainsi que d’autres livres cherchant à décrypter l’actualité plus généralement (Bernard Maris, l’une des victimes du 7 janvier 2015) ; tous les libraires parlent d’une fréquentation exceptionnelle en janvier 2015, après le choc des attaques contre Charlie et l’Hyper Cacher. « Il n’y a pas eu de désaffection pour le livre, et il n’y a pas eu non plus de désaffection pour la librairie », résume Matthieu de Montchalin, libraire à Rouen et président du SLF. Il sera intéressant de voir si cette tendance se maintient.
Source : « L’édition et la librairie renouent avec la croissance » (Alain Beuve-Méry), Le Monde, 5 janv. 2015 (Économie et Entreprise), p. 10.
Box-office record du cinéma en 2015
Le box-office mondial du cinéma (recettes en salles) a atteint 38 milliards de dollars en 2015, selon les données de Rentrak, institut de mesure spécialisé dans le cinéma et l’audiovisuel. Cela dépasse le record établi en 2014 de 36,7 milliards de dollars. Un petit nombre de blockbusters ont tiré le marché : Jurassic World (1,7 milliard de dollars), Fast & Furious (1,5), The Avengers (1,4), suivis par Star Wars VII (sorti le 18 décembre !), et par Minions. Tous les cinq dépassent largement le milliard de recettes, et se classent dans les 15 films les plus rentables du cinéma (Box Office Mojo). « On peut juste regretter l’absence de nouveautés dans le palmarès 2015, tous les cinq étant des franchises connues », dit Benoît Danard, directeur d’études au Centre national du Cinéma.
Dans ces 38 milliards de dollars de recettes en 2015, le marché d’Amérique du Nord y compte pour 11 milliards de dollars (+ 7 % par rapport à 2014, qui avait subi une légère baisse). La Chine y compte pour 6,8 milliards, +50 % par rapport à 2014 (selon Variety), et s’affirme comme un marché décisif dans l’avenir. La France y compte pour 1,3 milliard d’euros, chiffre provisoire en l’absence de données officielles, très légèrement en retraite par rapport à 2014 (1,33 milliard). « Il y a eu un repli sur les films français (-21,5 %) qui n’a pas été compensé par la hausse de la fréquentation des films américains (+19,1 %). La France est un marché très réactif. Quand un film plaît, le public suit. Le cinéma est la première sortie culturelle », continue Benoît Danard. Mais le constat n’a rien d’encourageant pour le cinéma français.
Pour 2016, plusieurs films à gros budget sont attendus : Batman vs Superman (en mars), X-Men 7 (en mai), Jason Bourne 5 (juillet), et Independance Day 2, la suite du premier de 2002 (juillet). Quant à la France, sont prévus en 2016 Camping 3, Les Visiteurs 3, Brice de Nice 3. Force est de constater que la logique de la franchise règne, partout. On peut le regretter, comme Benoît Danard, mais à quel titre ?
Source : « Box office record en 2015 grâce à plusieurs gros succès » (Marina Alcaraz), Les Échos, 5 janvier 2015, p. 23.
American Idol entame sa dernière saison après quinze ans
Une des dernières grandes émissions de la télévision américaine, capables de drainer des audiences comparables aux grands rendez-vous sportifs, et de rassembler plusieurs générations, American Idol entame sa quinzième et dernière saison. Pendant son âge d’or sur Fox, l’émission drainait plus de 30 millions de téléspectateurs chaque semaine. Le nouveau format dominant de compétition de chanteurs, The Voice (Talpa), pèse trois fois moins.
Le format d’American Idol, dérivé de Pop Idol (2001-3) en Grande-Bretagne, a misé sur la méchanceté sadique du jury qui a fini par lasser, tant son corollaire est la médiocrité programmée, voire pire (vidéo ci-dessous). L’un des juges, le Britannique Simon Cowell, coupable d’avoir infligé au monde le boys’ band Westworld en 1987, a lancé The X Factor USA en 2011, sentant le vent de changement. Cette franchise, qui avait déjà remplacé Pop Idol en Grande-Bretagne en 2004, a écorné l’audience d’American Idol sans s’imposer (10 millions de téléspectateurs au lieu des 20 millions escomptés). Plus important, de nos jours les apprentis-vedettes peuvent se présenter au public directement sur les réseaux sociaux, en passant outre la médiation potentiellement humiliante de la télévision, plus tournée vers ses propres intérêts qu’à ceux du spectacle vivant.
Un dernier facteur à prendre en compte, c’est l’émiettement des audiences dans tous les pays occidentaux. Explique Nicolas Coppermann, président d’Endemol France : « Les formats s’usent plus vite et, malgré l’obligation de renouvellement, les chaînes peinent à imposer des nouveautés ». Si la franchise The Voice continue à rassembler des audiences mondiales énormes, c’est surtout grâce à la Chine.
Source : « American Idol, la fin d’une des dernières grand-messes de la télé » (Nicolas Madelaine), Les Échos, 7 janv. 2016, p. 23.
Passation de pouvoirs entre la publicité et le marketing aux États-Unis
Pendant des décennies, le marketing a couru après « la nouvelle grande stratégie » : le branding, le social media, le native content, et dernièrement, le content marketing (liens aux articles dans la web-revue). La tendance actuelle aux États-Unis, moins excitante, est de privilégier des centaines, voire des milliers de microstratégies ciblant les points de vente et les sites numériques. Une enquête réalisée par l’agence Deloitte l’année dernière a confirmé que 55 % des visionnages des programmes de télévision se font maintenant en différé (sans s’exposer aux spots publicitaires), pourcentage qui monte à 72 % pour la tranche d’âge 14 à 25. En plus, les applications de blocage de la publicité se sont généralisées sur les ordinateurs et les appareils mobiles.
On pointe aussi des facteurs socioéconomiques pour expliquer le déclin des médias de masse ; ces derniers visaient historiquement une grande classe moyenne, menacée par le déclassement depuis la récession de 2008*. Les politiques poursuivies depuis une trentaine d’années ont accentué les inégalités sociales, ce qui affaiblit les médias traditionnels, et favorise les réseaux sociaux avec leurs contenus personnalisés. Ce sont certains marketeurs qui disent cela, à l’image d’Eric Reynolds, directeur de marketing chez Chlorox : « Les gens sont polarisés. Les États-Unis ont des revenus du Premier Monde avec une distribution de ceux-ci dignes du Tiers-Monde ». Contrairement aux militants d’extrême gauche faisant le même constat, le réflexe des marketeurs, survie oblige, est de s’y adapter dans la mesure du possible. Le marché de la publicité en ligne, d’une efficacité encore plus incertaine, est dominé à raison de 60 % par Google et par Facebook, incontournables, d’autant qu’ils ont les moyens de neutraliser les applications de blocage. Dans ce contexte, les opérations de marketing aux points de vente prennent de l’importance.
Une enquête réalisée en 2015 par l’agence Percolate auprès de 300 grands professionnels a révélé que 40 % des budgets en publicité et 20 % des budgets en marketing étaient consacrés aux frais « créatifs » (appelés dans la profession « nonworking media », autrement dit en amont de l’impact sur le consommateur). Les clients jugent que cette part est déjà trop élevée, mais elle continue d’augmenter. Le coupable n’est pas les nouvelles formes de content marketing comme des vidéos, des applications, des recettes, des posts divers, mais les annonces produites pour les médias traditionnels, où les frais dits créatifs dépassent 50 % des dépenses. D’après Chris Bolman, directeur du développement chez Percolate : « En grande partie, vous payez plus pour un réalisateur qui sait mettre en valeur un scénario, par rapport à un traditionnel cadreur-tourneur (point-and-shoot), ou une chanson tube, un comédien bien en vue, etc. ». C’est le problème historique de l’industrie publicitaire : il faut dépenser toujours plus en « créativité » afin de vaincre la résistance de ceux, nombreux, qui veulent éviter à tout prix les annonces, vues comme polluantes. Contre cela, la nouvelle tendance chez les marketeurs est d’organiser la distribution des échantillons gratuits aux moments jugés propices, par exemple au moment d’achat d’un autre produit. L’échantillon en question peut être une offre de téléchargement d’un film à succès, ou des rasoirs pour un homme à l’anniversaire de ses 18 ans.
* La part de la classe moyenne (définie comme une personne gagnant entre 24 000 $ et 73 000 $ par an) dans les revenus globaux des ménages américains est passée de 62% en 1970 à 43% en 2015. Dans la même période, celle des classes supérieures (gagnant plus de 73 000 $ par personne) est passée de 29% à 49% (Le Monde, 31 jan./1 févr., 2016, p. 12).
Source : « The Big Agenda : what lies ahead for marketing in an increasingly ad-free future » (Jack Neff), Advertising Age, jan 11, 2016.
Voir aussi sur ce sujet : Actualités #38, janvier 2016. Blog de Chris Bolman (en anglais), intéressant.
Lire les autres articles de la rubrique.
Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)