La Web-revue : de la Kulturindustrie d’hier aux industries culturelles, créatives et numériques d’aujourd’hui, s’est ouvert un champ interdisciplinaire pour tous ceux dont les recherches interrogent la culture populaire industrialisée et les médias. Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et numériques du côté des professionnels, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de la Web-revue.
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L’Europe des séries : passage en revue
Pendant la période estivale, Martine Delahaye du journal Le Monde a passé en revue la situation dans diverses télévisions européennes par rapport à la production de séries, en publiant pendant six semaines un entretien avec un(e) professionnel(le) fortement impliqué(e) dans l’avenir de la télévision de son pays. Le Royaume-Uni, producteur historique de séries pour le marché international, et à ce titre un cas à part, n’a pas été traité. La Web-revue résume ici les points marquants des propos tenus, d’autant plus passionnants qu’ils sont sujets à débat.
La France
Marc Nicolas, directeur de la prestigieuse École française de cinéma (la Fémis), estime que le sous-développement de la télévision par rapport au cinéma en France est en train d’évoluer rapidement, et que la phase historique qui a privilégié la production de téléfilms unitaires de 90 minutes (plutôt que de séries) s’achève. Il faut préciser que son optimisme (stratégique, car c’est lui qui a lancé un cursus de formation au scénario de séries en 2013, voir Actualités #8) n’est pas partagé par tous les acteurs du secteur, qui insistent sur la frilosité créative de la télévision française (surtout France 2, on ne parle même pas de TF1), et sur son mode de fonctionnement en crise. Symptomatiquement, Canal+, où la fonction de showrunner existe déjà depuis peu, est la seule chaîne évoquée par Nicolas, dont on peut difficilement contester le diagnostic. (Certaines de ses préconisations ont déjà été adoptées en Belgique francophone, voir ci-dessous).
« La télévision va être dominée par les séries […] Il y a quelques années encore, on pouvait croire que les séries étaient des objets typiquement anglo-saxons. Mais on a vu qu’Israël, le Danemark ou la Suède, avec des budgets modestes, réussissaient à créer des séries de grande qualité. Du coup, la France a commencé à pâlir et à prendre cela au sérieux. […] Toutes les industries de la planète réalisent un premier épisode, un « pilote » avant de se lancer dans la production d’une série, sauf nous ! […] On a déjà aligné toutes les erreurs possibles, ça ne peut que s’améliorer […] [À] l’horizon de cinq ans, nous aurons en France des séries d’une qualité incontestable, le temps que les mécanismes se mettent en place.
« Ce qui manque encore en France, outre les pilotes, c’est de créer des séries en quantité. À réaliser beaucoup plus de séries, on mettra fin à la crainte de l’échec de la part des décideurs […] [U]ne politique ambitieuse amènera à faire disparaître cette absurdité que vit encore la France, celle de n’avoir aucun laboratoire, alors que là encore, il en existe par nécessité dans toutes les industries. Nous nous devons de disposer d’un lieu qui soit à la fois un terrain d’expérimentations et une poubelle géante, pour que les créateurs puissent s’essayer à toutes sortes d’expériences et même se planter […]
« Avec la sérialité, pour diriger et unifier toutes les équipes, il faut absolument un auteur, à l’image du réalisateur au cinéma. Il ne s’agit donc plus de se demander si, oui ou non, nous aurons des showrunners en France, mais plutôt quand. Cela dit, il n’existe pas de pureté du genre, pas de procédé-type, avec une manière idéale et unique de travailler ; ni aux États-Unis, ni en France. »
L’Italie
Luca Milano est directeur adjoint de la fiction au sein de la RAI, le groupe de chaînes publiques italiennes. D’après lui, l’arrivée il y a trois ans d’Eleonora Andreatta à la tête de la fiction a renouvelé le genre. Elle a demandé des thèmes plus contemporaines, et a aussi favorisé des séries plus longues au lieu des miniséries, après une période de réductions budgétaires qui a pris fin en 2015. Les séries policières, dont on crée quatre ou cinq par an, s’ouvrent davantage aux problèmes actuels comme l’influence de la mafia, et la corruption politique. Milano cite le festival « Série Séries » de Fontainebleau comme une influence déterminante ; c’est là qu’il a rencontré les producteurs scandinaves et appris la façon dont ils travaillent pour créer des séries. La série italienne la plus populaire reste la très classique Commissaire Montalbano (RAI1) qui cartonne depuis 1999 ; sur cette base, le titre phare proposé à la rentrée sera Le jeune Montalbano qui revient sur les débuts du commissaire sicilien. À noter aussi la production par le bouquet payant Sky Italia de 1992 (10 x 50 minutes), qui raconte l’ascension de Berlusconi vue par un publicitaire, avec un mode de production à l’américaine ; les trois jeunes auteurs ont été présents du début à la fin de celle-ci, chose rare en Italie. Une suite 1993 est en cours d’élaboration.
« Nous avons une grande tradition de production de fiction télévisée. Les Italiens préfèrent de loin les séries italiennes aux séries étrangères, contrairement aux Français, qui regardent énormément de séries américaines. C’est simple : en Italie, aucune des deux chaînes principales, RAI1 et Canal 5 (du groupe privé Mediaset) ne diffuse de série américaine en début de soirée. […] Nous [le RAI] produisons les deux-tiers de la fiction du pays, et les séries marchent très bien à condition d’avoir une forte identité italienne […] Nous ancrons nos séries dans notre culture, nos particularismes, notre terroir.
« Nous avons déjà collaboré avec des chaînes privées espagnoles comme Tele 5 ou Antena 3, mais seulement pour des mini-séries […] En fait, il est difficile de trouver des sujets européens qui parlent très directement au grand public italien […] Il est plus facile de coproduire avec des pays étrangers pour les chaînes payantes, de type Canal +, car leurs abonnés sont plus jeunes et moins traditionnels. »
L’Allemagne
Anna Katharina Brehm a travaillé pour la chaîne publique ZDF en tant que directrice de production. Elle a fait partie pendant l’année 2013-14 de la première promotion très sélective d’une formation à l’écriture de séries à Berlin (Serial Eyes), proposé par l’Académie allemande du film et de la télévision. Elle vient de monter sa propre structure de production à Munich. Selon elle, l’avenir des séries en Europe réside dans des coproductions entre pays, et entre chaînes publiques et privées, la télévision allemande étant restée trop longtemps centrée sur le marché interne. Toujours selon elle, les jeunes producteurs allemands veulent rattraper le retard par rapport aux États-Unis et, ce qui pourrait surprendre, par rapport à la France.
« Les séries allemandes les plus populaires sont des policiers très traditionnels comme Tatort (Sur les lieux du crime) crée en 1970 et toujours diffusée sur la chaîne publique ARD, le dimanche à 20h15. Cela dit, nous regardons aussi pas mal de séries américaines, surtout sur des chaînes privées […] Les quelques séries d’envergure réalisées en Allemagne jusqu’ici, Heimat, Generation War, ou encore Deutschland 83 dont la diffusion est prévue pour la rentrée, s’exportent très bien ; mais elles ne s’intéressent qu’à l’histoire, au passé de notre pays. J’ai cependant le sentiment que se préparent en ce moment de très bonnes séries allemandes sur le temps présent, sur notre société, nos problèmes et notre identité […] Or, on sent bien, actuellement, un grand désir de produire des choses de plus grande qualité, de raconter des histoires d’intérêt international, afin de répondre à l’engouement des jeunes pour un nouveau type de série et de nous mesurer aux autres, à l’intérieur du marché européen… Voilà vingt ans que les États-Unis ont fait évoluer leurs séries vers de la grande qualité ; la France s’y est mise il y a dix ans, et nous venons tout juste de commencer.
« Je ne ressens pas de confiance envers nos auteurs en Allemagne. Leur statut en Grande-Bretagne ou en Scandinavie est reconnu et respecté […] Un auteur, c’est quelqu’un qui a une histoire en tête, et qu’il est le seul à pouvoir raconter. Nous, nous concentrons toute notre attention sur les réalisateurs, comme au cinéma […] À mes yeux, les mieux à même de créer de bonnes séries à l’avenir ne sont pas ceux qui, jusqu’ici, avaient l’habitude d’écrire des films, de cinéma ou de télévision. Dans les maisons de production, beaucoup considèrent que films et séries ne sont pas très différents […] Pas moi.
« Il m’est apparu évident que, à créer autant de séries, et pour autant de canaux différents, les États-Unis sont à la recherche de concepts originaux, à l’affût d’idées étrangères novatrices qu’ils pourraient adapter à leur pays et à leur langue […] C’est une fantastique opportunité, car nombre d’histoires ne peuvent être racontées que par nous : pensez à Borgen par exemple, à la fois si danoise et si universelle ! Je suis maintenant persuadée que les échanges entre l’Europe et l’Amérique vont s’intensifier. »
L’Espagne
L’Espagne produisait beaucoup de téléfilms unitaires jusqu’en 2006. Dorénavant, elle en achète pas mal à la France ou à l’Allemagne, mais ceux-ci n’ont jamais fait une très bonne audience. La Télévision de Catalogne a souvent été pionnière pour de nouveaux formats de séries, mais depuis trois ans son budget fiction s’est sensiblement diminué. Aujourd’hui, l’Espagne produit surtout des miniséries de quatre à six épisodes, et lorgne vers les coproductions de prestige. Mais la crise (et le chômage massif des jeunes, à plus de 50%) sévit…
Jaume Banacolocha est PDG de Diagonal TV (groupe Endemol), une des plus grandes boîtes de production de fiction en Espagne, et travaille tantôt pour la télévision publique (TVE), tantôt pour la chaîne commerciale Antena 3. À son actif, des séries historiques comme Isabel (trois saisons diffusées, dont la première à perte), et surtout Charles, Rey Emperador (saison unique de 17 épisodes coproduite par la TVE, la chaîne de Catalogne et le ministère catalan de la culture) qui vise aussi les marchés allemand, français et flamand. Prochainement, pour la chaîne privée Antena 3, il coproduira avec des partenaires espagnols, allemands (et peut-être français et italiens) La Cathédrale de la Mer, une mini-série de huit épisodes qui racontera la construction de la basilique Sainte-Marie-de-la-Mer au XIVe siècle à Barcelone.
« [A]vant la crise, la chaîne Antena 3 s’adressait avant tout aux jeunes, ceux qui regardent Les Simpsons par exemple […] À cette époque, les jeunes regardaient la télévision et disposaient d’argent qu’ils dépensaient facilement. Aujourd’hui qu’ils sont sur leurs tablettes et n’intéressent plus les publicitaires, il faut plutôt concevoir des séries pour les 45 ans et plus, qui ont remboursé leur maison et ont, donc, un vrai pouvoir d’achat ; des adultes qui cherchent des séries plus difficiles que les très jeunes. […]
« De manière générale, coproduire est très difficile en Espagne, parce que la tradition veut que les chaînes espagnoles assument seules le coût des programmes et en gardent tous les droits d’exploitation. »
La Belgique
La Belgique a deux télévisions distinctes : celle de la Flandre et celle de la Wallonie. Depuis quinze ans, la télévision flamande produit beaucoup de téléfilms et de miniséries, fortement identitaires, mais qui réussissent à s’exporter. Par contre, la télévision belge francophone a produit très peu de fiction par le passé, car la télévision française est disponible dans tous les foyers (la Belgique est câblée à 98%). En 2013, la RBTF (Radiotélévision belge francophone) et le gouvernement de la Communauté française (la Wallonie et Bruxelles) ont décidé de développer une « industrie » de production de séries à partir de zéro, se donnant l’objectif ambitieux de produire quatre séries de 10 épisodes chaque année dès 2019. François Tron est directeur de la télévision à la RTBF, qui comprend trois chaînes plus Arte Belgique. Sa devise : « make local, think global », c’est-à-dire évoquer des sujets universels dans un cadre culturel national.
« [U]n mouvement de fond s’est généralisé en Europe : la fiction « locale » attire de plus en plus de public, dépassant même les séries américaines, longtemps hégémoniques. À quelques exceptions près, dont la France, les fictions nationales font désormais partie des cinq ou dix meilleures audiences annuelles sur les chaînes publiques européennes. Quant aux séries américaines, elles n’ont pas perdu leur potentiel d’audience, mais sont de plus en plus suivies sur Internet, parfois même quelques heures après leur diffusion aux États-Unis […] Ce qui amène nécessairement à se demander si – et jusqu’à quand – les chaînes de télévision resteront le modèle dominant pour consommer des images. […]
« Pour favoriser l’émergence d’une autre offre, nous devions donc nous appuyer sur la créativité d’un tissu de production déjà existant et très développé : celui du cinéma. Pour autant, nous travaillons avec des budgets bien sûr modestes : l’épisode belge [d’une série] de 52 minutes coûte environ 240 000 €, quand celui de la France tourne autour de 1,3 million € et celui du Royaume-Uni autour de 560 000 € en moyenne.
« Nous avons un mot d’ordre : [chaque projet] doit entrer en résonance avec l’identité belge, être ancrée dans le contemporain ou la société […] Peu importe le genre. Cela dit, les thématiques peuvent être transgressives, car en Belgique, le rapport à la création s’avère plus libre qu’en France. [Il citera plus loin l’exemple d’Ennemi public, prévu en 2016, où il s’agit d’un assassin d’enfants sorti de prison qui est recueilli dans un monastère…]
« Une fois un projet retenu et lancé en développement, nous finançons un pilote de dix à quinze minutes […] Présents sur le tournage, les auteurs sont très impliqués dans la réalisation de leur scénario. En un mot, nous expérimentons. Tout ne fonctionnera pas, mais j’espère que nous allons irriguer le tissu créatif belge : avec les professionnels du cinéma, mais aussi en jouant le rôle de pépinière d’auteurs, de réalisateurs, de producteurs, certains se formant sans filet, d’autres recevant une formation prévue à cet effet. »
La Suède
Ne comptant que 9 millions d’habitants et condamnée à des budgets réduits, la Suède achète beaucoup de séries américaines et britanniques que, par tradition, elle diffuse en version originale sous-titrée. Ses propres séries sont souvent cofinancées avec la Norvège et le Danemark, avec qui elle partage une forte affinité culturelle. Les sous-titres s’imposent lorsque l’intrigue se déroule dans plusieurs pays scandinaves, même si les langues de ceux-ci appartiennent au même groupe linguistique. Depuis quinze ans, la chaîne publique allemande ZDF coproduit ou préachète ses séries policières, grande spécialité scandinave. La chaîne publique suédoise SVT tourne actuellement, en coproduction avec Canal +, la minisérie policière Jour polaire (8 épisodes de 52 minutes), dans laquelle une équipe mixte suédoise et française mène l’enquête dans la ville minière de Kiruna, au-delà du cercle polaire, la victime étant française. Trois langues y sont utilisées : le suédois et le français pour que chacun s’exprime avec ses compatriotes, et l’anglais entre personnages n’ayant pas de langue commune. Ce réalisme décomplexé quant au pluralisme linguistique qu’impliquent logiquement les coproductions entre partenaires non anglophones « égaux » semble être l’apport principal au renouveau des séries européennes de la Suède, plus habituée au sous-titrage.
Stefan Baron, producteur de la série remarquée Real Humans, est actuellement responsable des coproductions internationales au sein du groupe privé suédois Nice Entertainment Group, qui coproduit la série Jour polaire. Jusqu’au début 2014, il était directeur de la fiction au sein de la télévision publique suédoise SVT.
« Même les Britanniques qui, auparavant, n’auraient jamais supporté des fictions sous-titrées, [les] acceptent désormais pour pouvoir découvrir les séries de qualité produites un peu partout dans le monde. Et certaines compagnies américaines, comme HBO ou Netflix, se sont également mises aux sous-titres […] Il nous semble que les jeunes, aujourd’hui, veulent voir les bonnes séries en version originale : cela fait partie de la qualité et de la « couleur » d’une fiction ambitieuse. […]
« C’est compréhensible que des productions internationales soient tournées en anglais, et encore, en anglais américain pour ce qui concerne les États-Unis. Mais les créations en langue originale représentent un grand potentiel, même à l’international. L’idéal, pour un diffuseur, consiste à offrir un choix, comme le fait Canal + : le doublage en français pour ceux qui ne supportent pas les sous-titres et la langue originale pour ceux qui préfèrent quelque chose de plus « vrai ». »
Difficile de tirer immédiatement des conclusions globales de ce passage en revue de la production des séries en Europe, tant les situations nationales diffèrent. Tous les propos sont dignes d’intérêt ; il faut, bien entendu, faire la part aussi de ce qu’ils contiennent de promotion ou de défense des intérêts professionnels. Mais indéniablement, il y a un regain de qualité dans les séries européennes depuis quelques années, comme en atteste la dernière édition du festival Séries Mania, tenue en avril 2015 au Forum des Halles, où j’ai pu voir le premier épisode de quelques séries primées : Blue Eyes (Suède), Strikers (Belgique flamande), False Flag (Israël), Le Bureau des Légendes (France) et Deutschland 83, toutes recommandées. Il est intéressant que, indépendamment, Marc Nicolas, Luca Milano et Anna Brehm citent l’influence des séries scandinaves dans ce renouveau, notamment Borgen (Danemark), et Real Humans (Suède). Très originale, souvent citée comme modèle et exportée dans 50 pays, cette dernière a néanmoins eu un taux d’audience un petit peu décevant en Suède elle-même. (Une adaptation en langue anglaise, Humans, a été diffusée en 2015 par l’américaine AMC et la britannique Channel 4). À noter également que pour une nouvelle génération de professionnels, la distinction entre chaînes privées et publiques s’opère beaucoup moins, et n’empêche pas de partenariats mixtes. Cette distinction historique, pertinente dans un cadre national, l’est beaucoup moins dans un marché international où la coproduction est la règle du jeu.
Un des facteurs qui ont permis aux séries européennes de se refaire une santé sur le marché international a été l’émergence de nouvelles normes établies par les séries câblées américaines vers la fin des années 1990 : entre 10 et 13 épisodes par saison au lieu des 24 exigés par les chaînes hertziennes (déjà moins que les 34 à 36 épisodes pour les séries westerns au début des années 1960), niveau d’industrialisation inatteignable en Europe. La tendance actuelle des chaînes hertziennes américaines est aux saisons courtes (16 épisodes), et symptomatiquement, la saison 9 (2014) de l’emblématique 24 heures chrono s’arrête à 12 épisodes.
Les nouvelles séries diffusées sur les chaînes câblées comme HBO tendaient vers la série feuilletonnante, synthèse instable de deux formes de sérialité dans une narration complexe qui mettait en avant les scénaristes et surtout le premier d’entre eux, le showrunner. Autrement dit, l’émergence de ce dernier est étroitement liée à un certain développement historique de la sérialité aux États-Unis. Lucide à cet égard, Marc Nicolas fait observer que les chaînes européennes ne sont pas obligées d’adopter le modèle américain de showrunner. Il y a en effet danger qu’à trop insister sur l’importance du scénariste (en réalité, dans le modèle américain, une équipe fortement hiérarchisée), on minore l’apport créatif, notamment esthétique, du réalisateur, traditionnellement vu comme un auteur en Europe, du moins pour le cinéma.
Il est surprenant qu’on n’aborde qu’indirectement la question de la vidéo à la demande, lente à démarrer en Europe, mais déjà conséquente aux États-Unis. Cela changera sûrement la donne en libérant des grilles programmées le consommateur (qui ne sera plus un téléspectateur), mais aussi en infléchissant la notion de sérialité. Sur le site d’un serveur vidéo, films et séries se proposent à titre égal, et la minisérie deviendra de fait un film prolongé et découpé en plusieurs parties, toutes disponibles d’avance. La question est abordée en creux par Jaume Banacolocha, qui entérine la migration des jeunes Espagnols vers l’internet, réservant la série télévisée à un public plus âgé, d’où des miniséries historiques (qui comportent le danger d’une « stéphanebernisation » de la fiction européenne). Plus inquiétante à moyen terme, selon la professionnelle néerlandaise Marina Blok, responsable de la diffusion de la fiction du service public NTR, sera la force de frappe internationale représentée par les géants de la vidéo à la demande, Netflix et Amazon, rejoints progressivement par les grands réseaux de téléphonie, qui commencent à produire des séries avec des moyens beaucoup plus importants que ceux dont disposent les petits pays européens. Propos confirmés par la nouvelle présidente de France Télévisions, Delphine Ernotte-Cunci, dans un entretien (passablement langue de bois) publié dans Le Monde (25 août) : « Il faut aider à la production de contenus exportables et être moteur dans la coproduction européenne. […] Si vous me demandez si France Télévisions est prêt à affronter les concurrences d’Amazon et de Netflix, la réponse est : pas encore. C’est ça, mon enjeu ». (Le service public norvégien (NRK) s’est allié avec Netflix pour tourner les trois saisons de huit épisodes de la série remarquée Lilyhammer).
L’Allemagne et la Belgique s’affichent comme les pays le plus volontaristes à cet égard, avec des stratégies différentes. Alors que la Belgique joue le cadre national, l’Allemagne cherche à délaisser celui-ci en faveur de « séries d’intérêt international », c’est à dire adaptables au marché anglophone. À cette fin, elle a lancé des formations internationales dédiées à la scénarisation des séries : outre l’Académie allemande du film et de la télévision à Berlin (ci-mentionnée), on peut citer l’École internationale du film de Cologne, qui a inauguré en 2013 un master consacré au serial storytelling. En France, quant aux formations majoritairement dédiées à la scénarisation télévisuelle, le Conservatoire européen de l’Écriture audiovisuelle (CEEA, Paris), une école privée qui existe depuis 1996, a une longueur d’avance sur le cursus spécialisé de la Fémis, lancé en 2013 (voir ci-dessus). À l’université de Paris Ouest Nanterre, un master scénario et écritures audiovisuelles existe depuis 2008, et un DU consacré à l’écriture de la comédie (c’est-à-dire des sitcoms) va démarrer prochainement, les deux sous la houlette de Fabien Boully. En raison de l’étroitesse des débouchés dans un marché imprévisible, il va de soi que toutes ces formations sont fortement sélectives.
L’acceptation du plurilinguisme « à la suédoise » faciliterait le développement de séries européennes coproduites. Mais pour que celles-ci aient un intérêt réel, il faudrait qu’elles affrontent avec plus d’imagination les dérives morales et sociales de l’époque, et qu’elles anticipent les débats politiques à venir, la télévision britannique des années 1960 en constituant un exemple historique marquant, mais évidemment dépassé. On devrait se demander si le genre policier sous sa forme actuelle (où la couleur locale serait plutôt un vernis pour des intrigues par trop stéréotypées, et même surannées) n’y fait pas écran. La Web-revue est demandeuse de mémoires et de thèses critiques sur ce sujet « émergent ».
« Face à Netflix, enfin une réponse européenne », éditorial, Le Monde, 26 août 2015.
Sur Netflix, voir Actualités #25, nov. 2014, #30, avril 2015 ; sur Amazon, #28, fév. 2015.
Vidéos des tables rondes sur la coproduction des séries en Europe, organisées lors du festival « Séries Mania » 2015.
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Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)