Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et créatives du côté des professionnels de la publicité et du marketing, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation technologique constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de cette web-revue.
Article interdit à la reproduction payante
Contenu
L’avenir de l’industrie musicale en France
Le mois dernier, s’est tenu à Cannes le 48ème salon des industries de la musique, au cours duquel le Syndicat national de l’édition phonographique (Snep), qui représente 80% du marché français, a annoncé que, pour la première fois depuis 2002, le chiffre d’affaires de la musique enregistrée (CD, vinyle et numérique) a progressé en 2013 de 0,9%, hors « droits voisins » (+2,3% en tout). Ce succès très relatif ne dissipe pas le malaise qui existe quant à la survie de l’industrie musicale (en tant que telle), non seulement en France mais dans le monde entier, où l’internet n’en finit pas de bousculer les lignes.
En fait, l’équilibre annoncé tient à peu de choses. Selon Guillaume Leblanc, nouveau directeur général du Snep : « On voit surtout que Stromae a été un booster en vendant un million d’albums en quatre mois à la fin de l’année ». Pour Jérôme Roger, directeur général de l’Union des producteurs indépendants (UPFI), ce genre de succès (il faut ajouter Daft Punk et Maître Gims) est :
l’arbre qui cache la forêt. 2013 a été une année négative pour les indés, petits ou grands. On revient à une ultra-concentration dans les mains des majors. […] [L’UPFI représente] toujours plus de 80% de la production d’albums en France, mais pour combien de temps encore ? Nos membres continuent de financer des disques, mais ils sont au bord de la rupture. Leurs disques se vendent moins en CD, eux ne disposent pas d’un catalogue de classiques comme celui des majeurs. Lesquels peuvent profiter du streaming aujourd’hui, car elles ont une rente de situation et des revenus assurés.
Les ventes d’album (+1,6%) doivent beaucoup à quelques disques qui « cartonnent ». C’est le support CD vendu dans les grandes enseignes qui a assuré la grosse part des revenus en 2013, malgré la disparition de Virgin : 367 millions € sur un marché global de 493,2 millions €. Le CD single et le DVD musical ont pratiquement disparu, et le vinyle progresse, mais reste très marginal à 471 000 ventes, soit 1,7% du chiffre d’affaires des membres du Snep. L’ensemble des formats physiques représente 61% du marché français, le reste se partageant entre les « droits voisins » (diffusions radio, copie privée, droits publicitaires), en forte progression (13%), et le numérique (26%). Ce dernier secteur, qui comprend téléchargement légal et streaming, en légère hausse de 0,6%, est néanmoins sujet à des contradictions internes. Le téléchargement légal, de morceaux et moins souvent d’albums, quasi monopolisé par iTunes (Apple), a reculé de 1% en 2013, alors que le streaming a progressé globalement de 4%, et de 9,6% pour les services gratuits financés par la publicité (YouTube, Daily Motion, Deezer, Spotify, etc.).
La tendance de fond, déjà en évidence dans certains pays (la Scandinavie, les États-Unis, Canada), c’est le déclin non seulement du CD, mais aussi du téléchargement payant en faveur du streaming, qui rapporte sensiblement moins aux labels et aux artistes (entre 0,01 € et 0,015 € revient à la maison de disque par titre écouté). Bref, ce n’est pas un modèle économique viable, surtout pour les artistes, ni dans le présent, ni dans un avenir proche. « On n’a pas de visibilité sur les années à venir, constate Guillaume Leblanc. Le streaming s‘est installé, mais les revenus ne sont pas encore au rendez-vous parce qu’il faut beaucoup d’utilisateurs pour le rendre rentable. » Selon un recent sondage Ipsos, 70% des internauts français âgés de 16+ écoutent de la musique en ligne (dont 86% sur YouTube qui reverse une petite partie des revenus de la publicité aux ayants droit). Seuls 8%, soit environ un million de personnes, ont souscrit un abonnement à Deezer, Spotify ou Napster. Pour que ce modèle soit viable dans l’avenir, il faudra convaincre la plupart des utilisateurs de sites en streaming de payer pour le service, ce qui est très loin d’être gagné, et probablement irréaliste.
Encouragé par la ministre de la Culture Aurélie Filipetti, le débat au Midem tournait autour de la question d’un partage plus équitable des plateformes de streaming musical, ainsi que la nature de celles-ci dans le futur. Il s’agit d’empêcher que les mauvaises habitudes du CD se perpétuent dans la nouvelle donne : contrats à tiroirs, clauses cachées, rétrocessions etc. Le rapport commandé par la ministre à Christian Phéline (« Musique en ligne et partage de la valeur »), rendu en décembre, estime que les grosses maisons de disques continuent à bénéficier d’une part trop importante du gâteau, et profitent de leurs catalogues pour négocier des garanties (avances, marchés assurées) et des conditions tarifaires hors de portée pour les petits producteurs. Bruno Boutleux, directeur-général de l’Adami (qui représente les artistes-interprètes) :
[Après] trois ans de marché de streaming, les artistes font leurs comptes aujourd’hui, et on ne s’y retrouvent pas. De plus, cette question économique est liée à une inquiétude artistique. Le risque, c’est que les plateformes, qui dépensent des sommes folles pour avoir les catalogues de tubes, n’achètent plus les musiques de niche.
Le danger évident, c’est l’amplification à l’extrême de la situation actuelle d’une industrie à deux vitesses, entre un petit secteur rentable monopolisé par les « majors », facilement disponible, et le reste de la production musicale, perdu dans les limbes numériques, et rejeté pratiquement en dehors de la sphère marchande. C’est donc au nom de la diversité culturelle que la ministre a demandé à l’industrie d’aboutir rapidement à un accord assurant à tous les acteurs un accès aux plateformes dans des conditions transparentes. Faute de quoi, elle entend faire voter un amendement à la future « loi-création » imposant la gestion collective sur le numérique, selon les mêmes lignes que la gestion de la diffusion musicale radiophoniques par le Sacem, qui fait repartir aux ayants droits les revenus qui en sont issus. Mais cette « solution » est rejetée par les producteurs (les labels indépendants inclus), qui préfèrent négocier directement avec les plateformes musicales, et menacent d’attaquer en justice une telle loi, jugée « inconstitutionnelle ».
Sources : « Libération » 4 février et 5 février 2014 (Sophian Fanen).
Lire : Jacob T. Matthews et Lucien Perticoz (dirs), L’industrie musicale à l’aube du XXIe siècle. Approches critiques, L’Harmattan, 2012.
Jean-Michel Jarre : « le streaming, c’est la radio du XXIe siècle »
Pionnier de la musique électronique grand public dans les années 1970 (qu’on ne jugera pas ici), Jean-Michel Jarre est depuis l’année dernière le président de la puissante Cisac (Confédération internationale des sociétés d’auteurs et compositeurs), qui ressemble les « Sacem » d’une centaine de pays, et couvre la musique, le cinéma, la photographie et même une partie de la presse. C’est en cette qualité qu’il est venu au Midem cette année pour s’adresser à ce qui reste des professionnels de l’industrie, avec un discours qui rompt avec la position précédente de son organisation. Morceaux choisis d’une interview très intéressante parue dans Libération.
Je crois que [l’industrie musicale] a accumulé les erreurs depuis vingt ans. Elle s’est ringardisée de fait en voulant rendre les internautes responsables de nouvelles pratiques qui suivaient une évolution technologique. Du coup, on s’est complètement trompés sur l’idée de vouloir absolument faire payer les consommateurs. Aujourd’hui, il faut le reconnaître et le comprendre : l’accès des contenus culturels en ligne sera gratuit. Mais ce n’est pas pour cela que les créateurs ne doivent pas être rémunérés. Pendant des années, les grands acteurs d’Internet ont poussé à fond pour que les créateurs, les producteurs et les gouvernements tapent sur les consommateurs.
Quand vous écoutez la radio aujourd’hui, ce n’est pas illégal, et pourtant c’est gratuit. C’est parce que les droits ont été payés en amont par le réseau. A l’époque, il a fallu se battre pour que les télés et les radios paient… Nous sommes dans une situation similaire aujourd’hui, alors arrêtons de nous plaindre et discutons autour d’une table, au niveau mondial, avec les grands acteurs d’Internet, les fournisseurs d’accès, les fabricants de smartphones, tous ceux qui se font des milliards sur le dos des créateurs, et mettons au point un partenariat commercial durable. Ces gens ne sont pas nos ennemis. Ce sont des geeks qui ont crée des services devenus des monstres sans même avoir le temps de réfléchir aux dommages collatéraux.
Bruxelles subit un lobbying d’enfer [dans le cadre des accords de free trade défendus par les Américains] pour en finir avec le droit d’auteur. Certains voudraient le supprimer et acheter de la musique comme on achète des yaourts… Je milite pour le droit d’auteur éternel… Après un certain temps, les revenus tomberaient dans un fonds international… [L’équilibre entre les artistes et les géants d’Internet] s’est rompu provisoirement. Prenez MySpace, c’était le graal il y a dix ans, et aujourd’hui ce n’est plus rien. Il faut que Google et Facebook fassent attention à ne pas être les prochains MySpace, et pour cela, ils ont besoin de nous. La création existait avant l’électricité, elle existera après Internet. Les punks de la prochaine génération peuvent très bien prendre le maquis d’Internet… Si ces grosses boîtes deviennent un peu moins sympathiques aux yeux du public, et que leurs actions s’effondrent à Wall Street, je vous garantis qu’elles vont nous écouter.
Le streaming, c’est la radio du XXIe siècle, mais le partage de la valeur qu’il dégage n’est absolument pas satisfaisant. Sur l’ensemble des sommes perçues par les sociétés d’auteurs membres de la Cisac, on est à 4% seulement du numérique, et le streaming n’en est qu’une petite partie. On peut donc sérieusement s’inquiéter sur la manière dont les artistes vont être rémunérés dans le futur.
On oublie que c’est la valorisation de la société qui compte. Le jour où Spotify sera revendu cent fois ou mille fois sa valeur, ce sera grâce à notre contenu ! … Il paraît évident que dans un smartphone qui coûte 500 euros, si l’on enlève la possibilité d’accéder à ce que les artistes produisent, il ne vaut plus que 100 euros. On voit bien qu’il y a des masses d’argent à répartir. Mais c’est simple à concevoir et difficile à mettre en œuvre.
Source : « Libération », 5 février 2014 (propos recueillis par Sophian Fanen).
Sommes-nous condamnés à la musique « au kilomètre », sans valeur ? Il y a beaucoup à dire sur la lente agonie de l’industrie musicale. Comment valoriser la production musicale dans l’ère de la technologie numérique qui dématérialise les anciens supports, et rend tout son patrimoine accessible en ligne, légalement ou non ? L’industrie n’a pas à ce jour trouvé de réponse. Jean-Michel Jarre va jusqu’à entériner l’idée que l’accès à la musique en ligne sera gratuit, et qu’il faut en chercher d’autres formes de valorisation. Si le consommateur ne veut plus payer pour pouvoir écouter tel morceau de musique choisi, force est de conclure que sa valeur (en termes monétaires) est devenue faible ou nulle. Même si l’on ne cherche plus à imputer les difficultés de l’industrie aux seules nouvelles technologies, la recherche de solutions reste confinée à une approche purement économique. Dans le constat de l’effondrement de la valeur de la musique enregistrée, on n’évitera pas la question d’une perte de « qualité », terme qui semble a priori condamné à l’affirmation subjective. On peut, cependant, objectiver cette perte, en comprenant la valeur d’usage de la marchandise culturelle comme un facteur variable (voir « Le rock, chapitre 1 » dans la web-revue).
Le déclin dans la valeur d’usage du support musical se manifeste formellement par l’épuisement de la musique rock et ses dérivés, comme peuvent en témoigner des analyses musicologiques qui mettent en évidence son adhérence continue à une tonalité classique et pauvre, son absence de liens créatifs avec une avant-garde, elle-même exsangue ; sociologiquement par le déclin parallèle de la presse spécialisée, et des « contre-cultures » organisées autour d’une forme musicale ; et techniquement dans le remplacement du CD par le format MP3, fortement compressé et manquant de dynamique (typiquement, une différence de 6 décibels entre les sons les plus forts et les plus faibles, par rapport à 17 décibels dans le cas, par exemple, de l’album vinyle Harvest (1972) de Neil Young, qui milite aujourd’hui pour une nouvelle norme numérique). Le niveau de compression actuelle flatte les oreilles dans un premier temps, mais rend monotone et lassant l’écoute d’un album en entier (voir l’article de Florent Aupetit dans la web-revue). On pourrait ajouter aussi dans cette perte de valeur l’importance prise du « capital mort », représenté par des programmes d’assemblage de sons (pre-sets) et par des échantillonnages, qui remplacent le jeu d’ensemble et la prouesse instrumentale, acquise au prix de milliers d’heures de répétition dans sa chambre, les doigts ensanglantés (lire, par exemple, l’autobiographie éponyme d’Eric Clapton (à droite) chez Arrow Books, 2007). Je pense aussi aux conditions sociales favorisant l’existence d’un vivier de musiciens, sans quoi le jazz et le rock n’auraient jamais pu exister, vivier dépendant de la possibilité d’une vie bohème auto-imposée, essentiellement consacrée à l’apprentissage du jeu collectif (lire l’autobiographie de Keith Richards, Life. Ma vie avec les Stones, Robert Laffont, 2010). Ce serait un comportement risqué, voire suicidaire de nos jours, où l’exclusion sociale définitive guette toute marginalité. En d’autres termes, c’était la capacité à cristalliser et à articuler les idées d’une contre-culture qui a historiquement donné au rock une valeur d’usage accrue.
Schématiquement, on voit deux « solutions » proposées au sein de l’industrie. D’abord, la mise en place de plateformes de streaming payantes plus équitables dans l’espoir qu’on changera radicalement son comportement vis à vis de la musique en ligne. Mais même dans un scénario optimiste, les sommes qui en seraient issues, monopolisées comme à présent par quelques artistes, risquent de rester négligeables pour la plupart des titres, malgré l’égalité d’accès promise. La solution de Jean-Michel Jarre, plus ambitieuse, revendique une part de la valeur boursière des plateformes et des technologies numériques. Mais la centralité de la musique populaire de nos jours dans le succès de celles-ci est très contestable ; est-ce vrai qu’un smartphone ne vaudrait que 100 euros sans accès aux plateformes musicales ? Le second problème, plus grave, est que cette valeur boursière, complètement détachée du chiffre d’affaires dans l’économie réelle, est « virtuelle », et ne sera en toute probabilité jamais réalisée (voir « Actualités #15 »).
A lire : Fabien Granjon, Clément Combes, « La numérimorphose des pratiques de consommation musicale », Réseaux, no. 145-46, 2007.
La musique s’inscrit au cœur de la publicité
« La musique a trop longtemps été et continue d’être la cinquième roue du carrosse des campagnes de pub. On y investit ce qui reste du budget qui n’a pas été « mangé » par la production », dit l’ancien publicitaire Pierre Berville, qui vient de monter sa propre structure, Music Bridge, avec pour ambition de montrer aux annonceurs toute la valeur ajoutée de la musique en termes de mémorisation et attribution accrues de la campagne. Selon certains professionnels du secteur, le budget son d’un spot de pub se situerait en moyenne entre 10 000 et 15 000 euros, alors que celui dédié à l’image oscillerait entre 100 000 et 500 000 euros. Exceptionnellement, l’utilisation du morceau « Revolution » (The Beatles) dans la campagne Orange a coûté 300 000 euros en 2000.
A l’origine d’une revalorisation du statut de la musique dans l’industrie publicitaire en France se trouvent Rémi Babinet, Éric Tong Cuong et Fabrice Brovelli, qui ont fondé BETC Music (Havas) en 1998. C’est Brovelli, avec le film tourné pour Air France en 1999, qui a trouvé une nouvelle écriture publicitaire, où c’est l’image (due à Michel Gondry) qui accompagne le morceau « Asleep from Day » (The Chemical Brothers), et non l’inverse. Les droits musicaux revenaient à 400 000 francs (60 980 €). Brovelli est aussi célèbre pour la campagne d’Evian en 2003 (un remix de « We Will Rock You » de Queen), et dernièrement pour celle de Lacoste (un remix par le producteur et DJ australien Flume de « You and me » par le duo électro britannique Disclosure) lancée en février 2014 : « La musique apporte un élément différenciant à la marque, une proximité et une émotion supplémentaires ». Le montant des droits pour la synchronisation du spot Lacoste est pour l’instant inconnu.
Pour certains groupes et producteurs, les « droits voisins » issus de l’exploitation publicitaire permettent de contrer la chute des ventes des CDs. Estime Eric Tong Cuong (BETC Music), « C’est un deal « win-win ». Les marques veulent diffuser de la musique fraîche, nouvelle, intéressante, que les consommateurs ont peu eu l’occasion d’écouter ailleurs, tandis que les jeunes groupes y trouvent l’occasion de diffuser leurs morceaux synchronisés, de s’exposer auprès du grand public et d’être payés. Nous, nous assumons le rôle de passeurs entre art et commerce. »
Source : « Les Échos », 12 février 2014 (Véronique Richebois).
Lire l’article de Christophe Magis, « Musique et publicité : les enjeux de la synchronisation » sur le site InaGlobal (2014). Christophe Magis a consacré sa thèse à la musique de publicité (soutenue à l’université de Paris 8 en décembre 2012).
Voir l’interview-vidéo de Fabrice Brovelli et Christophe Caurret (BETC Music), mai 2013.
Interview de Fabrice Brovelli sur le site darkplanner.com.
Lire les autres articles de la rubrique
Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)