Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et créatives du côté des professionnels de la publicité et du marketing, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation technologique constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de cette web-revue.
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La télévision américaine en déclin
Selon Citi Research (filiale de Citibank), la croissance et de la télévision hertzienne et de la télévision câblée aux États-Unis a été presque constamment négative depuis septembre 2011. Ce déclin touche principalement le câble, dont le nombre d’abonnés est tombé à 40 millions en décembre 2013. Entre janvier 2010 et décembre 2013, environ 5 millions de personnes ont annulé leurs abonnements au câble et à la télévision numérique. Time Warner Cable, par exemple, a perdu 306 000 abonnés dans le troisième trimestre de 2013, plus 24 000 abonnés à son service de télévision numérique (broadband web subscribers) qui n’a pas profité de cette désaffection pour le câble. Le président de Charter Communications, Tom Rutledge, a avoué sa surprise en découvrant que 1,3 million de ses 5,5 millions d’abonnés ont opté pour un accès à l’internet uniquement, sans télévision.
C’est le début d’une transformation historique, selon Citi Research, de la télédiffusion à la vidéo (incluant des films et des émissions de télévision) sur appareils mobiles. Environ 40% du trafic sur YouTube vient des appareils mobiles. En somme, les Américains passent de moins en moins de temps devant leur téléviseur, et de plus en plus sur leurs smartphones, tendance accentuée chez les jeunes. Il en résulte une disparité entre le temps passé devant tel écran, et les dépenses publicitaires correspondantes. Le pourcentage de temps passé sur un appareil mobile (par rapport aux autres médias) est de 19,9%, alors que les dépenses publicitaires (par rapport aux autres supports) ne sont que 4,3% du total (cf. la télévision, 38,4% et 42,1% ; l’ordinateur de bureau, 19,7% et 20,7% ; la radio, 12,2% et 10,3% et la presse écrite, 4,6% et 19,6%). La presse écrite a manifestement des soucis à se faire, mais dans la moindre mesure, la télévision aussi.
Mais même si les audiences et le nombre de spots diffusés baissent, les tarifs publicitaires continuent à monter, compensant « artificiellement » ce double déclin (voir « Actualités #13 »). Pourquoi les annonceurs acceptent-ils des tarifs plus élevés pour atteindre moins de téléspectateurs? Tout simplement parce qu’il est très difficile de toucher un vrai public de masse en dehors de certains émissions de télévision comme la finale du Super Bowl (+100 millions) ; la télévision garde donc un avantage relatif par rapport à ses concurrents. La rareté de vraies audiences de masse dans un écosystème médiatique de plus en plus fractionné rend certaines émissions de télévision (surtout les diffusions d’événements en direct) encore plus rentables. Les revenus (contrairement aux audiences) du câble continuent à accroître parce que les abonnés qui restent doivent payer encore plus cher pour le même service, situation qui ne peut perdurer. D’après les analystes Craig Moffett et Michael Nathanson (Citi Research), cette baisse dans le nombre d’abonnés au câble est un phénomène économique, et non pas technologique ; autrement dit, ce sont les prix trop élevés qui poussent les téléspectateurs moins fortunés à annuler leur abonnement. L’ancien président de Time Warner Cable, Glenn Britt, a récemment affirmé que l’industrie du câble, coupable de complaisance, a longtemps été « dans le déni », et a radicalement sous-estimé ses nouveaux concurrents. Pour ma part, je dirais que « l’âge d’or » des séries télévisées dans les années 2000 (The Sopranos, Six Feet Under, Dexter, Breaking Bad, The Wire etc.), essentiellement dû à des chaînes de câble comme HBO, mais aussi AMC et Showtime, pourrait toucher à sa fin, mettant en question à moyen terme la viabilité économique, et la nouvelle prestige de la forme-série déclinée en demi-saisons (13 épisodes).
L’économie africaine à l’aube d’un changement de donne numérique
Pour le directeur associé senior de McKinsey (Johannesbourg), Safraoudu Yeboah-Amankwah, « nous arrivons à un tournant. Le taux de pénétration d’Internet et du smartphone croit très vite, le coût des données baisse de manière significative. Bientôt, nous atteindrons une masse critique qui permettra le développement de services numériques, dans tous les secteurs ». Selon une étude de McKinsey, Internet pourrait contribuer au PIB annuel du continent africain à hauteur de 300 milliards $ d’ici à 2025 (soit le PIB d’Autriche), par rapport à 18 milliards $ par an actuellement. Ces chiffres correspondent à des estimations hautes, fondées sur la jeunesse de la population, et l’énorme potentiel du mobile (déjà 67 millions de smartphones en circulation, chiffre qui devrait atteindre 360 millions en 2025).
Là où le bat blesse, ce sont les disparités importantes entre pays, et entre catégories sociales d’un même pays. Au Sénégal, exceptionnellement, Internet contribue déjà à 3,3% du PIB, proportion supérieure à celle de France ou de l’Allemagne. Suivent le Kenya (2,9 %), le Maroc (2,3 %), le Mozambique (1,6 %), alors que la moyenne en Afrique est d’1,1 %, comparée à 3,7 % pour les « économies développées », et à 1,9 % pour les « pays émergents » (étude McKinsey). Mais dans les deux économies les plus importantes du continent, cette part tombe à 1,4 % en Afrique du Sud, et à 0,8 % en Nigeria. Les inégalités s’accentuent entre les grands métropoles où plus de la moitié des habitants ont accès à Internet, et les zones rurales. L’étude McKinsey est néanmoins très optimiste pour l’avenir.
Certains États comme le Kenya mènent des politiques volontaristes en matière du développement des infrastructures. Certains groupes privés investissent lourdement comme Maroc Telecom, filiale du groupe français Vivendi et présente en Mauritanie, au Burkina Faso, au Gabon et au Mali, ou comme Smile Telecoms, désormais opérateur 4G, filiale d’Atheeb Trading Company (Arabie saoudite), présente en Afrique du Sud, au Nigeria, en Ouganda et en Tanzanie. Le journaliste des Echos, Nicolas Rauline, semblent placer ses espoirs dans une nouvelle génération d’entrepreneurs en train d’émerger : MXit (réseau social, Afrique du Sud); Jumia (une sorte d’Amazon africain, Nigeria). L’étude McKinsey pense que 60% des Africains pourraient avoir accès aux services de banque en ligne en 2025. Est-il nécessaire de dire que toutes ces prévisions demanderaient, pour être réalisées, une véritable révolution politique à l’échelle du continent si l’on veut que les bienfaits de l’Internet ne restent pas limités aux élites des grandes villes?
Source : « l’Économie africaine à l’aube de l’internet » (Nicolas Rauline), Les Echos, 21 nov. 2013, p. 26.
Débat vif entre producteurs de programmes et chaînes de télévision en France
Les relations entre producteurs et chaînes en France ont souvent été tumultueuses. Cette fois-ci, le débat porte sur la rédaction d’un décret technique dans le cadre de la loi sur l’indépendance de l’audiovisuel public promulguée récemment. Ce qui est en jeu, c’est de savoir qui récupèrera le mandat de vente des programmes en France et à l’étranger. Les chaînes contestent le système actuel qui les interdit à exploiter au-delà de 42 mois un programme qu’elles ont financé. Ainsi, pour empêcher D8 de diffuser des anciens épisodes de Navarro, TF1 aurait dû pour cela en racheter les droits. C’est justement ce qu’a fait France 2 dans le cas d’Un gars, une fille, désormais diffusée sur M6 ; France 2 a racheté les droits au producteur pour 2014.
Dans un souci de rééquilibrage, le gouvernement a introduit dans la nouvelle loi un amendement accordant aux chaînes plus de droits sur les programmes financés majoritairement par elles, sans préciser de seuil. Jusqu’ici, les droits de coproduction revenaient intégralement aux producteurs. Ces derniers, pour leur part, redoutent que le nouveau décret accorde en plus aux chaînes les mandats de vente des programmes, leur donnant le droit effectif de bloquer la rediffusion des séries sur une chaîne concurrente. Même si les groupes revendent des programmes à leurs filiales, la situation ne sera guère satisfaisante : « ces cessions intergroupes ne se font pas au prix du marché et cela fragilise tous les ayants droits [qui touchent des recettes à chaque diffusion] ». Deuxième argument avancé par trois producteurs indépendants, Lagardère Entertainment, Newen et Zodiak, dans une tribune : « les sociétés de production trouvent dans les recettes de commercialisation une source de financement fondamentale pour le développement. […] « Les revenants », « Engrenages », « Maison Close »… n’ont pas été vendus à l’étranger par des chaînes de télévision, mais par des distributeurs indépendants ».Ce sont ces revenus-là qui permettraient aux producteurs de financer d’autres séries.
Le gouvernement a demandé à Laurent Vallet (photo à gauche, directeur de l’Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles) de faire office de médiateur. Son rapport a été rendu le 17 décembre. Il propose le seuil manquant à l’amendement : une chaîne pourrait réclamer des parts de coproduction si elle finance un programme à hauteur de 70%. En contrepartie, il exauce une revendication des producteurs en « instaurant un principe d’indépendance capitalistique absolue », autrement dit, une boîte de production ne sera plus considérée comme indépendante dès lors qu’une chaîne investit un euro dans son capital. L’enjeu est de taille : les chaînes (sauf France Télévisions, autorisée à augmenter sa production interne de 10%) restent tenues d’acheter à l’extérieur plus de trois quarts de leurs fictions et documentaires. Pour Juliette Prissard-Eltejaye, déléguée générale du Syndicat des producteurs indépendants (SPI), « c’est un vrai signal en faveur de la production indépendante ». Un directeur de fiction qui quitte une chaîne pour une société de production ne pourra, pendant trois ans, vendre des programmes à son ex-employeur. Finalement, la « délinéarisation » (VOD, replay etc.) devra être « valorisée de manière distincte ».
En annexe de ce débat portant sur des grands intérêts économiques, on a assisté à une passe d’armes entre la chaîne Canal+ et la Guilde des scénaristes à propos de « la crise de la fiction française ». Dans une tribune parue dans Les Echos, Rodolphe Belmer, directeur général du groupe Canal + depuis 2012, prétend que les raisons principales avancées pour expliquer l’incapacité des producteurs français à rivaliser artistiquement avec leurs homologues américains (à savoir des budgets de production trop faibles, et des sociétés de production trop petites), sans être fausses, sont insuffisantes.
En résumé, voici l’argument de Belmer. La fiction française n’arrive pas à produire en volume. Une série de 12 épisodes correspond à 3 ou 4 romans, travail surhumain pour une seule personne, d’autant qu’il faut recommencer chaque année. C’est pourquoi les scénaristes dans d’autres pays travaillent en ateliers regroupant douze personnes. Les Français ont du mal à entrer dans une logique de création collective. Malgré quelques exceptions (Engrenages), on se heurte à l’incapacité de nos auteurs, y compris les jeunes, à créer en équipe. La formation académique française est individualiste ; à la différence d’autres pays, la notion de performance collective n’intervient jamais. « On peut se demander si la création des séries n’est pas une parabole d’une des multiples difficultés d’adaptation du modèle français. Dans un monde complexe, la création, la création de valeur ajoutée intellectuelle est de plus en plus difficile et à appréhender par des individus. Le temps de l’homme universel issu du siècle des Lumières est révolu. Le monde est trop compliqué pour des hommes seuls. Dans les multiples évolutions de notre système éducatif, je crois que la plus urgente est d’abandonner le modèle de l’élitisme individuel pour enseigner à performer [sic] collectivement. Et si, en plus, on pouvait enseigner cela à nos footballeurs… ».
La réaction de la Guilde des scénaristes, représentant plus de 300 scénaristes travaillant pour le cinéma et la télévision, ne s’est pas fait attendre. Aux États-Unis, dit un scénariste-membre, « les scénaristes ont un forfait de 4000 $ minimum par semaine pour participer à des ateliers d’écriture collective. Ils touchent, en plus, une rémunération par épisode qu’ils ont à rédiger, et aussi une rémunération suivant leur degré d’implication. On ne peut pas vanter les séries américaines et ne pas aller jusqu’au bout du constat en adoptant leur mode de fonctionnement ». Guilhem Cottet, délégué-général de la Guilde, regrette que « les métiers d’auteur et et de réalisateur reposent sur la segmentation, pas sur la collaboration. […] Ce n’est pas la faute des auteurs qui écrivent déjà des séries télé ensemble, mais celle de tout un système ». Il finit par louer le modèle américain où les show-runners jouent tous les rôles à la fois : créateur, scénariste, auteur et producteur.
Sources : « Les Echos », 27 nov. 2013, p. 21 (Fabienne Schmitt) ; réponse de la Guilde, ibid., ; tribune de R. Belmer, « Les Echos », 18 nov. 2013, p. 17. « Libération », 18 déc. 2013, p. 26 (Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts).
L’incapacité supposée des Français à faire aussi bien que les Américains (ou les Britanniques) est un vieux serpent de mer de la télévision en France. Il est intéressant de noter que Canal+ et la Guilde des scénaristes s’accordent pour louer le modèle américain, qui manifestement n’a pas le même sens pour tout le monde. Ce qui est nouveau, c’est la charge explicite contre les scénaristes, accusés de déficit d’esprit collectif, ce qui est fort de café venant d’un diplômé d’HEC. « L’explication » de Belmer, qui brasse des clichés, rejoint les attaques historiques des élites contre le prétendu passéisme des Français, critique « culturaliste » (« les Français sont ainsi ») qui prétend pointer l’origine sociale et historique des tares, souvent contradictoires, de la mentalité française (tantôt trop attachée à l’État, tantôt trop individualiste). À vrai dire, ce type de discours moraliste, sans fondement scientifique, a une visée purement stratégique ; il s’agit de mettre sur le défensif les scénaristes afin d’affaiblir le statut dont ils bénéficient actuellement. Un des arguments de Belmer est déloyal : personne ne songerait à demander à un seul scénariste d’écrire une saison entière. La réaction de la Guilde identifie un autre problème, plus sérieux : l’absence de coopération en France entre scénaristes, réalisateurs et producteurs.
Le travail en équipe à l’américaine, tant vanté par Belmer, est une collaboration hiérarchisée où les membres de l’équipe ont des statuts différenciés : certains jouissent des droits d’auteur, d’autres sont pigistes et corvéables à merci (voir le livre très riche de l’ethnologue et ancien professionnel de la télévision John T. Caldwell, Production Culture, Duke University Press, 2008). Les scénaristes « font équipe » aux États-Unis comme les managers et les ouvriers « font équipe » dans une usine en France ; en ce sens, la charge de Belmer vise plutôt à faire soumettre davantage un corps de métier à la discipline hiérarchique et aux impératifs économiques. Cela dit, il y a beaucoup à dire sur les faiblesses objectives de la production télévisuelle française. Selon Jean Bianchi, déjà en 2000 (CinemAction, 57, p. 100), « ce qui saute aux yeux, ou plutôt aux oreilles, quand on compare la tradition française du feuilleton télévisé à d’autres traditions nationales, c’est la centralité du dialogue dans la mise en scène », ce qui s’explique en partie par la faiblesse des budgets. Jean-Pierre Jézéquel (ibid., p. 36) met l’accent sur le système de rémunération des auteurs en France qui renvoie à une conception juridique très littéraire du scénariste ; en cas de travail collectif, le forfait prévu par la loi est divisé en autant de contributeurs. Dans une étude classique du monde des scénaristes de l’audiovisuel, Dominique Pasquier (à droite) dresse le portrait d’un « groupe qui traverse des crises endémiques » dans un système de production qui engendre des contradictions à tous les niveaux, et où il n’existe pas d’entente entre corps de métiers (Les scénaristes et la télévision : approche sociologique, INA/Nathan, 1995). La situation a-t-elle évolué depuis ? Ce qui s’impose, afin d’infléchir un débat qui tourne en rond, c’est une nouvelle enquête sociologique, qui reprendrait le travail pionnier de Pasquier.
Voir aussi « Actualités #8 ».
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Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)
J’ai suivi effectivement la polémique Belmer et la réponse de la Guilde ; chacun campe sur ses positions en louant le modèle US du show-runner qui au fond connaît la production et l’écriture. Il faut préciser qu’en France il y a toujours eu une suspicion entre ces deux camps alors qu’ils devraient collaborer. Chaque fois que j’ai essayé d’avoir la création d’un poste qui reprenait peu ou prou celle du show runner sur une production dont j’avais la charge éditoriale, le producteur criait au surcoût non justifié et les auteurs y voyaient un renforcement du dictat du producteur. Il est vrai que c’était il y a presque 20 ans, mais les choses ont peu évolué depuis alors que les techniques de diffusion et de circulation des programmes ont été bouleversées.
Il faut donc que chacun des protagonistes fasse un pas pour discuter et avancer tant qu’il y a un reste de production originale en France, sans que les producteurs exigent des auteurs qu’ils écrivent en anglais et gratuitement ou presque et que les auteurs considèrent qu’un bon producteur est celui dont le métier est de perdre de l’argent.
Claude Chauvat
Scénariste de télévision, ex-producteur exécutif, ex-conseiller de programmes à France 2