La Web-revue : de la Kulturindustrie d’hier aux industries culturelles, créatives et de communication d’aujourd’hui, s’est ouvert un champ interdisciplinaire pour tous ceux dont les recherches interrogent la culture populaire industrialisée et les médias. Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et numériques du côté des acteurs professionnels, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de la Web-revue.
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Les marketeurs et les goûts des « Millennials »
Catégorie générationnelle qui ignore les importantes différences sociales en son sein (classe, culture, sexe, niveau d’études, groupe ethnique), « le Millennial » est une pure construction de l’esprit pour les sociologues. Mais pour les marketeurs, c’est un concept opératoire, instrumental, qui influe directement sur leur pratique professionnelle. D’après leurs enquêtes, les « Millennials » (nés entre 1980 et 2000) préfèrent l’expérience vécue à l’objet, et l’usage à la possession. Ultra-connectée, adepte d’Instagram et de Snapchat, cette génération serait plus soucieuse de son image que ses prédécesseurs. Environ 95 millions de photos et de vidéos sont postés chaque jour sur Instagram, une manifestation de la culte de l’apparence qui a fait grimper (+7 % au marché mondial en 2017) des achats de produits de maquillage. L’impact des réseaux sociaux sur le marché de la beauté s’est même traduit par l’apparition de nouveaux produits, comme le « contouring » (popularisé par Kim Kardashian), un type de fond de teint qui permet de sculpter un visage pour mieux capter la lumière lors d’un selfie. Du coup, cette dictature de l’image a pénalisé le marché du parfum, moins prioritaire.
Le Millennial, disent les études de marketing, considère que tous les détails de sa vie personnelle sont susceptibles d’intéresser les autres, et n’hésite pas à donner son avis sur tout et rien, y compris et surtout les produits ou services qu’il consomme. « Les Millennials ont une capacité d’engagement vis-à-vis des marques plus forte que celle de leurs aînés, et ce dans le positif comme dans le négatif. C’est un phénomène à double tranchant dont les industriels doivent tenir compte », dit Stéphane Cairole, directeur associé au Boston Consulting Group à Paris. Un tweet assassin de la star de la téléréalité Kylie Jenner a fait perdre 1,3 milliard de dollars en Bourse à Snapchat le 23 février. Le Millennial aurait aussi le goût de l’instantanéité. « Lorsque cette génération a envie d’acheter un produit ou un service, il faut que le passage à l’acte puisse être immédiat », explique Jérôme Viala, directeur général adjoint de Lectra, qui a étudié l’impact des Millennials sur ses propres marchés.
Consommer, une expérience à faire diffuser
Le recours aux sites en ligne n’est pas forcément incompatible avec un passage en boutique, mais encore faut-il que celle-ci valide une expérience susceptible d’être diffusée sur les réseaux sociaux. Aux États-Unis, il est difficile d’échapper ces temps-ci à la rainbow food qui se décline en multicolore, car on cherche à mettre en valeur la banale photo culinaire. Explique Kevin Nguyen, fondateur du restaurant GD Bro Burger à Los Angeles, qui fait des burgers en rose framboise : « Si vous n’avez pas pris un Snap ou Instagram, c’est comme si votre expérience n’avait pas existé ». Nombre de restaurants américains ont intériorisé et capitalisé sur cette tendance. Certains font appel à des food stylists pour mettre en valeur leurs plats, afin qu’ils soient postés sur les réseaux sociaux. Les chefs exigent plus d’espace pour dresser et composer les plats, et moins pour cuisiner, ce qui implique de concevoir des recettes moins sensibles à la température. On soigne les décors, pensés pour composer des arrière-fonds de photo ; le restaurant Boston Chops a même aménagé un espace avec un éclairage dédié. Peter Wells, le critique culinaire du New York Times, s’inquiète que le steak grillé ne disparaisse des menus, car « le brun n’est pas photogénique ». Pas très animal friendly non plus…
Sources : « Les Millenials, des profils qui changent la donne pour les industriels » (Emmanuel Grasland avec Dominique Chapuis et Maris-Josée Cougard), Les Échos, 26, févr. 2018 ; « La dictature de l’image s’impose dans les restaurants américains » (Elsa Conesa), ibid.
La nouvelle application de Spotify occulte les artistes et les titres
La plate-forme de streaming suédoise vient de lancer une application, baptisée « Stations », dédiée à la « lecture rapide » via des playlists déjà créées ou enregistrées. Plutôt que de mettre en avant les artistes et leurs titres, « Stations » va promouvoir d’abord des ensembles de titres agrégés et séquencés, à la manière des compilations musicales d’autan (genre « les années disco »). L’application proposera des sélections du type : « mes favoris », « jazz », « sports », « découvertes de la semaine », « concentration maximale » ou encore « apéro ». La zique au kilomètre.
Gratuite et financée par la publicité, l’application n’est pour l’instant disponible qu’en Australie, dans une version « test », pour ne pas brusquer maisons de disques et artistes. Généralisée, elle pourrait rendre obsolète l’album, qui reste encore le modèle de référence pour l’artiste confirmé. En effet, Spotify cherche à répondre aux nouvelles habitudes de ses utilisateurs. Selon des données publiées par la société d’études Nielsen aux États-Unis, 74 % des clients des plates-formes de streaming écoutent d’abord des playlists. Chez Spotify, on en compte 2 milliards (playlists éditorialisées et celles créées par les utilisateurs), qui représentent 50 % des écoutes. Il s’agit de permettre à l’utilisateur de se retrouver dans un catalogue de près de 40 millions de chansons.
Les difficultés de Pandora, radio en ligne
Avec ce modèle basé sur l’écoute en continu, Spotify se rapproche de Pandora, une radio de playlists en ligne, qui vient d’arrêter ses activités, justement, en Australie. Face au cumul des pertes et à la forte concurrence de Spotify aux États-Unis, Pandora a annoncé un plan d’économie de 45 millions de dollars, et la suppression de 5% de ses effectifs (après la suppression de 7 % en janvier 2017). Au cours des neuf premiers mois de 2017, le service a perdu 473,6 millions de dollars. Depuis un an, l’action a perdu les deux tiers de sa valeur en Bourse ; depuis 2014, la valorisation boursière de Pandora a été divisée par sept.
Quand Pandora a décide d’introduire un service payant à 10 dollars par mois en mars 2017, il était déjà en retard par rapport à Spotify et à Apple Music. Si Pandora affiche 80 millions d’utilisateurs gratuits aux États-Unis, et 5 millions d’abonnés payants, Spotify se targue d’avoir 70 millions d’utilisateurs payants, et Apple Music, 30 millions. Amazon (qui s’apprête à entrer sur le marché) et Apple disposent des ressources nécessaires pour exploiter le fort potentiel du streaming (le marché publicitaire de la radio s’élève à 18 milliards de dollars), en acceptant d’opérer pendant des années à perte. Le modèle économique des plates-formes de streaming se cherche encore.
Sources : « Pandora taille encore dans ses effectifs » (Jean-Phillippe Louis), Les Échos, 1 févr. 2018 ; « Spotify lance une application dédiée aux playlists » (Jean-Philippe Louis), Les Échos, 31 janv. 2018 ; https://musicindustryblog.wordpress.com/tag/apple-music/
Les chaînes de télévision en France tentent de garder les jeunes
Alors que la consommation moyenne du public français du petit écran a progressé depuis 2007, selon Médiamétrie, celle des 15-24 ans est passée de 2h02 à 1h44 (dont 18 minutes sur d’autres écrans). Le téléspectateur moyen de France 3 a désormais 63 ans (58 ans en 2012). Chez M6, « la chaîne des jeunes », il a 48 ans (contre 43 en 2012), chez TF1, 53 ans (49 en 2012), et chez France 2, 60 ans (contre 57 en 2012).
L’enjeu pour les chaînes est d’éviter que les jeunes adultes désertent le petit écran. « En termes publicitaires, ce sont des cibles plus rares qui se monétisent mieux : en moyenne 10 à 30 % de plus que les femmes responsables des achats [dans le ménage]. Mais surtout ce sont [les] consommateurs de demain », souligne Philippe Nouchi, expert chez Publicis Média. Les chaînes multiplient donc les initiatives en direction de ce public : des jeux (L’Aventure Robinson sur TF1), de la téléréalité, des magazines (sur le tatouage par exemple). Déjà, elles possèdent des canaux axés spécifiquement sur les jeunes : NRJ 12, W9, NT1 (devenu TFX). N’empêche, le programme le plus regardé en avant-soirée par les 15-34 ans reste Scènes de ménage (M6), qui cible un public multigénérationnel.
Consommer des contenus télévisés en ligne
La croissance se trouve du côté de la télévision à la demande, ou en replay. « Les jeunes consomment environ une demi-heure de plus de vidéos au sens large qu’il y a dix ans, en prenant en compte les différents supports, tel YouTube, Daily Motion, etc. Et l’essentiel de leur consommation porte sur des contenus télévisés », note Julien Rosanvallon, ancien de Sciences Po et de Paris Dauphine, directeur des départements télévision et Internet chez Médiamétrie.
TF1 a racheté MinuteBuzz et pris une participation dans Studio71, afin d’exposer les talents du Web sur leurs chaînes (par exemple le collectif d’humour Lolywood sur TFX). Parallèlement, TF1 utilise de plus en plus YouTube sous la forme d’extraits de la quasi-totalité de ses programmes. M6 a développé Golden Network qui héberge des chaînes YouTube, et qui est devenu un acteur important du secteur. Le meilleur coup du groupe a été le lancement de 6Play (service de replay et de direct) il y a quelques années. « Aujourd’hui, dit Thomas Valentin, le numéro deux du groupe, presque trois quarts des 15-34 ans ont un compte 6Play. Suivre les habitudes de consommation est une stratégie payante ».
Source : « Comment les chaînes de télévision tentent de garder les jeunes » (Marina Alcaraz), Les Échos, 30 janv. 2018.
Les franchises, une stratégie à double tranchant pour Disney
Depuis son arrivée à la tête de Disney en 2005, Bob Iger s’est efforcé de développer le portefeuille des marques du groupe : Cars, Toy Story, Spider-Man, Avengers, Iron Man, Star Wars… Des franchises déclinées ensuite sur tous les supports : au cinéma, dans des séries télévisées qui viendront nourrir son futur service de streaming et ses chaînes comme ABC, ou encore dans ses parcs à thème. Cela a permis à Disney de battre des records de profits pendant six années consécutives, de 2011 à 2016. Le succès dépassant largement les prévisions du dernier personnage Marvel, Black Panther, fait dire à Bob Iger : « Je suis prêt à vous assurer qu’à l’automne, pour Halloween, vous verrez les produits Black Panther inonder le marché ».
Mais quelques analystes estiment que cette stratégie pourrait aussi se retourner contre Disney. Certaines franchises paraissent déjà à bout de souffle. C’est le cas de Cars, dont le troisième volet l’été dernier, n’a engrangé que 384 millions de dollars à travers le monde, bien en dessous de Cars 2 (562 millions). Les recettes des Derniers Jedi (1,3 milliard) sont inférieures au précédent film de la nouvelle trilogie Star Wars (2 milliards), et les ventes des produits dérivés décevantes, alors que Disney a déjà prévu un spin-off sur le personnage Han Solo, une autre trilogie, et des séries inspirées par la franchise.
Source : « Le filon des franchises, une stratégie à double tranchant pour Disney » (Nicolas Rauline), Les Échos, 27 févr. 2018.
Canal + cherche son salut en Afrique francophone et en Asie
Canal + continue de perdre des abonnés en France (près de 800 000 en 2016-17), malgré la refonte de son offre. La concurrence vient de l’étranger, à l’image de Netflix qui affiche 110 millions d’abonnés payants dans le monde, et vient d’accueillir dans son conseil d’administration l’ancien numéro 2 de Canal +, Rodolphe Belmer, débarqué en 2015 par Vincent Bolloré, actionnaire principal de la maison mère Vivendi. La clé de survie se trouve, selon son directeur général Maxime Saada, « dans la masse critique d’abonnés pour pouvoir investir dans les contenus et de les amortir. Face à des acteurs comme Netflix, il est important pour nous d’accélérer ».
Le groupe cherche donc à renforcer ses positions à l’international, en particulier en Afrique francophone, où il est présent depuis 1991, et a actuellement 28 000 employés dans 46 pays. Jusqu’à récemment, Canal + a eu tendance à considérer le continent comme un simple marché d’exportation pour les productions françaises. Depuis 2011, le groupe a développé un nouveau décodeur plus abordable et moins facile à pirater, un réseau de distribution qui inclut les villes secondaires, et surtout des programmes et des chaînes spécialisées. De 140 000 abonnés en Afrique en 2007, Canal + est passé à plus de 3,4 millions en 2017, sur un total de 15,6 millions dont 7 millions à l’international.
En lien avec les autres filiales de Vivendi comme Universal et Havas, Canal + veut aller plus loin sur le continent avec des filières qui restent à créer : détection de talents, production (séries, documentaires, cinéma), diffusion, publicité. « On veut sortir le cinéma africain francophone de la sphère art et essai », affirme David Mignot, directeur général Afrique de Canal + International depuis 2013. Son modèle est Nollywood, l’industrie du cinéma au Nigeria (voir l’article dans la Web-revue de Kardiatou Diallo). Les salles de cinéma CanalOlympia ouvertes sur le continent par Vivendi – une dizaine actuellement – font partie de cette stratégie.
Les ambitions de Canal + s’étendent aussi à l’Asie. Le groupe est déjà présent au Vietnam (789 000 abonnés fin 2017) sur un marché difficile en raison du niveau de piratage élevé. Il s’est lancé en février 2018 en Birmanie (Myanmar) en créant une coentreprise avec un groupe birman de télévision, Forever Group. Canal + Myanmar a déjà 100 000 abonnés, et vise un million d’ici à cinq ans. Pour l’instant, seulement 5,3 millions de foyers sont équipés d’un téléviseur, mais avec une croissance de 7 %, la Birmanie (55 millions d’habitants) est un marché en plein essor. Onze « ambassadeurs » birmans ont été recrutés pour faire connaître la marque Canal + sur les réseaux sociaux.
Source : « Canal + cherche son salut à l’international et mise sur l’Afrique francophone » (François Bougon), Le Monde, 21 févr. 2018, supplément Éco & Entreprise, p. 8.
Les plates-formes vidéo chinoises affichent leurs ambitions
Les plates-formes vidéo chinoises multiplient les projets d’introduction à Wall Street. Quelques jours après que iQiyi (prononcer « aie-tchi-i »), la plate-forme de Baidu, le principal moteur de recherche chinois, a déposé les nécessaires documents, un autre site se spécialisant dans le partage des animes et des mangas, Bilibili (150 millions d’utilisateurs), a fait la même démarche. Alors que Bilibili espère lever 400 000 millions de dollars, iQiyi vise 1,5 milliard. L’objectif est de financer leur expansion sur un marché en pleine croissance.
Le nombre d’abonnés au câble en Chine a baissé au premier semestre 2017 : 2,5 millions de téléspectateurs en moins, sur un total de 250 millions d’abonnés. Dans le même temps, les plates-formes vidéo ont gagné 20 millions d’utilisateurs pour atteindre 565 millions, dont 144 millions d’abonnés, chiffre qui devrait rejoindre celui des abonnés au câble en 2020, d’après la banque JP Morgan. « Les plates-formes sont devenues très populaires, parce que les consommateurs veulent avoir accès à un catalogue de contenus plus larges et créatifs que les programmes de divertissement ou de propagande des chaînes officielles. Or, les plates-formes investissent beaucoup pour développer leurs propres contenus ou en acheter à l’étranger », explique Benjamin Cavender, directeur de recherche du cabinet China Market Research.
Dans ce marché, qui pourrait atteindre 688 milliards de yuans (88 milliards d’euros) en 2022, soit treize fois plus qu’en 2012, d’après iResearch Consulting Group, iQiyi est en position de leader, avec 50,8 millions d’abonnés, légèrement moins que Tencent Video, mais avec un meilleur chiffre d’affaires. Les principaux concurrents sont Tencent Video, qui peut compter sur son réseau social Wechat pour pousser ses contenus auprès de son milliard d’utilisateurs, et Youku Tudou (Alibaba), le YouTube chinois en légère perte de vitesse.
iQiyi dispose de « capacités de production de contenus supérieures » (c’est-à-dire selon les critères occidentaux), souligne un rapport du cabinet Nomura, ce qui lui donne une longueur d’avance dans la conquête d’abonnés. Deux miniséries policières produites par iQiyi, Les Neuf Mystiques (老九門番外篇四部曲) et La Glace brûlante (无证之罪), ont cumulé plus de 13 milliards de vues à elles deux. Son émission la plus populaire, Rap of China, modelé sur The Voice, n’aura pas de deuxième saison, en raison d’une campagne anti-rap des autorités. C’est un exemple des risques liés à l’industrie culturelle en Chine, sujette en permanence à une double évaluation, commerciale et politique, cette dernière ayant le dernier mot. Tous les films produits par les plateformes (5260 les dix derniers mois) et toutes les séries (555) doivent être approuvés par l’Administration d’État pour la presse, l’édition, la radio, le cinéma et la télévision. Cela dit, iQiyi a réussi à signer un accord avec Netflix pour devenir le diffuseur exclusif en Chine des séries du groupe américain. La prochaine étape, c’est l’exportation régulière des séries chinoises dans le monde entier, et la vente des franchises à d’autres pays producteurs.
Source : « Les ambitions des plates-formes vidéo des géants chinois du Web » (Simon Leplâtre), Le Monde, 17 mars 2018, supplément Éco & Entreprise, p. 8 ; https://www.rapidtvnews.com/2017092949023/iqiyi-licenses-crime-drama-burning-ice-for-international-markets.html
Standardisation de la forme et du genre
Les séries chinoises commencent depuis quelques années à avoir une présence sur le marché international, en dehors de l’Asie et de l’Afrique. Désormais produites par les plates-formes de streaming, les nouvelles séries ont atteint un niveau international de qualité en ce qui concerne les scénarios et la cinématographie. Selon un rapport du Beijing Youth Daily, précédemment, les séries chinoises n’avaient pas pu se commercialiser en Europe et aux États-Unis en raison de leur trop grand enracinement dans la culture chinoise, et de leur longueur (elles avaient tendance à étirer un seul récit à une quarantaine d’épisodes). Quand Netflix a acheté le drame historique Legend of Zhen Huan, produit par la télévision d’État en 2015, il a réduit (par un travail de remontage) les 76 épisodes à 6 épisodes (Empresses in the Palace).
iQiyi a créé un service dédié à la vente internationale en 2016. En 2017, il a vendu trois séries (Lost Memory, The Mystic Nine, With You) dans plus de 20 pays et régions : États-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Amérique centrale, Amérique du Sud. Deux autres séries (Tientsin Mystic, Burning Ice) seront diffusées par Netflix en 2018. Qu’est-ce qui a changé ? Selon le rapport cité ci-dessus, « [Day and Night (produit par Youku Tudou et qui sera diffusé par Netflix dans 190 pays)] capte l’essence du suspense et la mise en intrigue qu’on trouve dans les œuvres des écrivains de policiers comme Dashiell Hammett et Raymond Chandler, qui rendent l’histoire facile à comprendre… Les producteurs ont aussi étudié les séries américaines. En conséquence, l’esthétique [de Day and Night] est adaptée aux critères du marché international »*.
Deux remarques : il semble que la fiction audiovisuelle « de prestige » se standardise dans la forme série, devenue une norme internationale à l’étalon américain. À l’intérieur de cette forme, c’est la minisérie (8 à 12 épisodes) renouvelable qui s’impose de plus en plus sur les plates-formes vidéo, non contraintes par les grilles de programmation. Le format classique de 24 épisodes par saison, adapté aux besoins des chaines hertziennes américaines, est en perte de vitesse, en même temps que ces chaînes elles-mêmes. Longtemps, ce format exigeant un haut niveau d’organisation logistique et de capitalisation a permis à l’industrie américaine (appuyée sur un marché domestique de taille) de dominer de manière écrasante le marché international. À cet égard, le format de la minisérie nivelle le terrain pour les productions d’autres pays, même s’il ne faut pas exclure des facteurs culturels et politiques dans le commerce des produits culturels**.
Deuxièmement, on peut se demander si cette internationalisation de la forme ne s’étend pas aux thèmes et aux modes de scénarisation. La série policière s’est imposée sur les marchés américains et européens au point de devenir un quasi-pléonasme, et a accompagné l’internationalisation du marché télévisuel. Relativement formulaïque et faiblement psychologique, elle était généralement compréhensible dans le monde entier (plus que le western ou l’espionnage par exemple). Il est à noter que les producteurs chinois se sont consciemment adaptés à ce genre « international », peu présent jusqu’ici en Chine (pour des raisons politiques ?). Burning Ice s’organise autour d’une histoire de serial killer, sous-genre historiquement américain. Il reste à voir si la série policière chinoise peut apporter autre chose qu’un produit standardisé avec des acteurs du pays, comme en Europe, où chaque pays a son commissaire menant à quelques nuances près les mêmes enquêtes.
*Les intrigues échevelées de Raymond Chandler étaient notoirement difficiles à adapter à l’écran ! Même lui a dû avouer que celles-ci lui échappaient parfois. La référence à Hammett et à Chandler est donc purement scolaire, afin de mieux convaincre les autorités ; il s’agit des deux (anciens) auteurs de policiers consacrés par les universitaires pour leurs qualités littéraires. Mais il est certain que les producteurs chinois ont « bien étudié » les séries américaines.
**Je parle ici du marché international des séries « de prestige », et non des feuilletons « sentimentaux » aux faibles coûts de production (soaps ou telenovelas), apanage de quasiment tous les pays avec une industrie de télévision nationale (même très réduite), et destinés pour la plupart à la consommation strictement locale. Un marché régional (et parfois inter-régional) existe pour quelques pays exportateurs : la Grande-Bretagne et les États-Unis (monde anglophone, où la forme s’étiole), la Turquie (monde arabe), l’Inde (Asie, Afrique), Hong Kong (Asie), Mexique (Amérique du Sud), Brésil (Amérique du Sud, Afrique). Un marché international pour des sitcoms américaines (pratiquement sans concurrence) a commencé à être mis en place dans les années 1990 (Friends).
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Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)