Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et créatives du côté des professionnels de la publicité et du marketing, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation technologique constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de cette web-revue.
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L’avenir du monde selon IBM
Le « social business » (ou « l’utilisation des réseaux sociaux par l’entreprise ») passera de 600 millions $ en 2010 à 6,4 milliards $ en 2016, selon la campagne internationale dans la presse lancée par IBM. D’ici 2022, il est même prévu que les réseaux sociaux seront à l’origine de 4 transactions sur 5. Manifestement, on estime que le moment est venu pour donner un coup de pouce à cette évolution afin qu’elle se réalise effectivement, voire qu’elle dépasse les prévisions. Morceaux choisis de ce qui est appelé à devenir la nouvelle doxa (sens commun) dans le monde de l’entreprise, et qui pourrait même influer sur les enseignements en communication à l’université.
Sur une planète plus intelligente, les leaders de tous les secteurs ont déjà commencé à tirer avantage des réseaux sociaux : c’est le Social Business. De plus en plus, vos clients et vos collaborateurs souhaitent que vous intégriez cette notion au cœur de vos activités-clés. L’homme est un animal social, même au travail. Avec 1,5 milliard d’individus actifs sur les réseaux sociaux, il n’est pas nécessaire de convaincre vos collaborateurs du bien-fondé de l’utilisation du Social Business au sein de l’entreprise. Vous devez tout simplement créer une culture qui guide et encourage l’intégration des technologies et des bonnes pratiques des réseaux sociaux dans vos activités. [….] Ainsi, en intégrant une dimension sociale à ses expériences en ligne pour atteindre de nouvelles audiences, l’entreprise sait transformer ses clients en ambassadeurs de la marque.
Investir dans le Social Business – pour aider vos collaborateurs à délivrer une expérience client exceptionnelle – n’a jamais été aussi urgent. Une diminution de 5 % de la désaffection des clients peut accroître vos profits jusqu’à 95%. Tandis que le recrutement de nouveaux clients peut se révéler 5 fois plus coûteux que de fidéliser les vôtres*, adopter le Social Business dépasse la création d’un réseau social. Cela nécessite de collecter et d’analyser les vastes quantités de données que crée ce réseau. Exploiter ces données peut faire tomber des barrières, en interne comme en externe. Avant même que vous ne le réalisiez, il n’y aura plus de Social Business. Juste du Business.
*Référence donnée par l’annonce : le livre de marketing classique de Frederick F. Reichen, The Loyalty Effect. The Hidden Force Behind Growth, Profits and Lasting Value, Harvard Business School Press, Boston, 1996.
La campagne publicitaire internationale d’IBM prend les allures d’un manifeste, d’un véritable projet idéologique pour la vie à venir, quasiment réduite aux rapports marchands, c’est le sens réel du terme social business. Il faut savoir qu’IBM, société désormais spécialisée dans la provision de services informatiques, est fortement liée avec Facebook : en mars 2012, cette dernière (forte de ses 56 brevets et 503 demandes de brevet) a acheté 750 brevets d’application à l’IBM, vraisemblablement en échange des actions, pour mieux se défendre contre Yahoo (propriétaire de 3300 brevets) ; en septembre 2012, IBM a inauguré un fils d’information RSS avec Facebook et avec Twitter qui déverse des actualités commerciales en temps réel, avec des outils analytiques (pistage des utilisateurs etc.). Le service, qui a débuté en 2007, devrait rapporter 16 milliards $ à IBM en 2015.
Pourquoi cette campagne qui s’adresse à la fraction du grand public qui lit toujours la presse écrite, soit « les leaders de tous les secteurs » ? La valeur des réseaux sociaux est étroitement liée à l’évolution dans le comportement des utilisateurs : toujours plus d’engagements, de téléchargements montants, de modifications de profils, de « trucs personnels » portés à l’attention du réseau entier. Mais il y a disjonction entre sa valeur d’usage (pour l’utilisateur) et sa valeur d’échange (pour l’investisseur comme IBM). Comment rentabiliser les réseaux sociaux? Comme le dit le titre de l’annonce : « les [clics] « j’aime » ne suffisent pas ». En invitant les utilisateurs à devenir « amis » d’une marque, on peut les transformer en « communauté » avec un contact ciblé et volontaire ; du coup, cette « communauté » deviendra autant d’auxiliaires de marketing non payés (« ambassadeurs de la marque »). Des réseaux sociaux plus adaptés aux appareils mobiles offriraient la possibilité d’une incitation directe à l’achat : en localisant géographiquement l’utilisateur, on pourrait le diriger vers un point de vente à proximité. Voilà ce qui fait saliver les publicitaires. Du point de vue des investisseurs, se servir des réseaux sociaux de manière aussi paresseuse, narcissique ou voyeuriste qu’actuellement (posts de photos de soi-même ou de son chien, ou de commentaires où on raconte son week-end), c’est « gaspiller » leur potentiel. Bref, les utilisateurs s’engagent trop avec des personnes physiques et pas assez avec des entreprises et des marques. La campagne d’IBM est une première salve annonçant la fin de la période de récréation. Dorénavant, plus on est « actif » sur les réseaux sociaux (être « fan », s’engager en « ami » avec des marques), plus on est soumis au système économique.
L’évolution du marché publicitaire français en 2013 : premier bilan
Selon des indicateurs fournis en octobre par Kantar Media (société internationale spécialisée dans les études de marketing, basée à Londres), l’activité publicitaire en France évolue de façon positive dans certains médias (télévision, radio, cinéma), mais toujours de façon négative dans d’autres (presse, publicité extérieure). En radio, les recettes publicitaires brutes ont progressé de 7,6% depuis le début de l’année (+ 10,5% en septembre). Les stations musicales progressent plus vite (+8,6%, durée publicitaire +10%). Les généralistes ont fait +6,5% en recettes, mais peinent à stabiliser leur volume publicitaire (-0,2% en durée). Les recettes pour le mois de septembre sont normalement en hausse, poussées mécaniquement par l’effet de « rentrée ».
La télévision a progressé de 7,1% sur le cumul annuel, avec les indices spectaculaires pour le mois de septembre (+14,7% de recettes brutes, +47,5% en durée, +14,1% en nombre d’annonceurs). Cela est largement dû aux chaînes de la TNT (+46,1% en durée depuis janvier, +14,3% en recettes). Quant aux chaînes dites historiques, l’évolution est plus modeste (+3,6% en recettes brutes, mais +10,4% en durée, ce qui traduit un tassement au niveau des tarifs). Le cinéma a fait +7,5% sur le cumul annuel, avec un bon mois de septembre (+68,6% en recettes).
La presse a toujours des difficultés pour attirer des annonceurs, malgré un mois de septembre encourageant (+13,9% à partir d’une base faible). Sur le cumul annuel, la presse quotidienne nationale a réussi à limiter les dégâts (-1,4% en recettes, -0,7% en volume), mais la situation des magazines est préoccupante (-4,1% en recettes, -6,7% en volume). La publicité extérieure (panneaux d’affichage etc.) continue son déclin depuis le début de l’année (-7,3%, dont -12,7% en septembre).
La réaction aux difficultés de la presse magazine ne s’est pas fait attendre. Le 17 octobre, le premier groupe de presse français, Lagardère Active, a annoncé son intention de se délester d’un quart de son portefeuille de magazines (10 sur 39), dont AutoMoto, Psychologies, Be, Première, Maison & Travaux, Union et Pariscope. 350 emplois sur les 1200 que compte le groupe seront supprimés. Les syndicats contestent ce plan social et font rappeler qu’en 2012, Lagardère Active a réalisé un chiffre d’affaires de 1014 millions € (-6% par rapport à 2011), soit 14% du chiffre global du holding Lagardère. Pour sa part, le groupe parle de « la rupture radicale provoquée par le numérique », et de « renouer avec la croissance en se concentrant sur des marques leaders qui disposent d’un potentiel décisif de développement numérique ». L’internet a bon dos : alors que certains titres en souffrent (Première, -20% de circulation depuis 2007 ; Pariscope, -40%), d’autres restent stables (Psychologies, -2,2% depuis 2012 pour une circulation très honnête de 332 643 exemplaires). Qui plus est, 50 postes de journalistes seraient supprimés dans les titres qui restent.
Source : www.strategies.fr 4 octobre 2013 (site recommandé) ; « Libération », 18 oct. 2013, pp. 30-31 (article d’Isabelle Hanne).
Les déboires de l’éditeur français des jeux vidéo Ubisoft
Ubisoft a annoncé le 15 octobre le report de six mois de la sortie (prévue pour la fin de l’année) de son jeu très attendu Watch Dogs. C’est un jeu dont le héros est un hacker, et le défi, le piratage du système de sécurité d’une ville. Un autre jeu, The Crew, prévu pour le printemps 2014, a été décalé à l’été. Résultat de l’opération : le chiffre d’affaires de l’éditeur pour l’exercice clos en mars 2014 sera 30% en moins des prévisions (1 milliard € contre 1,42-1,45 milliard €, soit un manque à gagner d’environ 400 millions €). Ubisoft basculera dans le rouge (une perte opérationnelle de 40-70 millions € sur l’année), alors qu’elle escomptait des bénéfices de l’ordre de 110 à 125 millions €.
Manifestement, Ubisoft préfère essuyer les foudres de la Bourse pour le retard, que la colère des joueurs en sortant un jeu de qualité inférieure. Watch Dogs était en développement depuis près de quatre ans ; doté d’un budget de développement de 60-70 millions € et mobilisant 600 salariés (principalement à Montréal), le jeu est destiné à devenir l’une des principales licences d’Ubisoft aux côtés d’Assassin’s Creed et de Far Cry. Pas question alors de prendre le risque de nuire à une nouvelle licence prometteuse, compte tenu du pouvoir de prescription de premiers gameurs et des sites internets influents qui notent les jeux. Le quatrième épisode d’Assassin’s Creed (jeu sorti en 2007, développé depuis 2004) est programmé pour la fin de l’année, et Ubisoft espère vendre au moins 10 millions exemplaires. Selon Yves Guillemot, le PDG d’Ubisoft :
Notre objectif est d’être les meilleurs sur les consoles de nouvelle génération, de prendre beaucoup de parts de marché. Avec les marques qu’on a, comme « Assassin’s Creed » ou « Watch Dogs », nous pouvons bien nous installer sur ces consoles. Donc nous prenons le temps qu’il faut pour sortir un jeu exceptionnel. C’est une décision qui nous coûte cette année, mais qui va nous permettre, dans les années qui viennent, d’avoir une bonne stabilité et une bonne croissance que nous n’aurons pas cette année, même si le choc sera important.
Optimiste, malgré la chute catastrophique de 25% de la valeur boursière d’Ubisoft le jour suivant son annonce, Guillemot prévoit des bénéfices de 150 millions € pour l’exercice clos en mars 2015, et de 200 millions € l’année suivante. Ce n’est pas la première fois qu’un éditeur reporte la sortie d’un jeu : le phénomène est même courant dans une industrie dont les processus de création et de développement sont complexes. Mais le prix à payer pour un retard est de plus en plus cher. L’éditeur américain Take Two en a fait l’expérience avec le célèbre GTA V (Grand Theft Auto, 5ème épisode), initialement prévu en 2012, mais reporté deux fois avant de sortir finalement en septembre 2013. Le jeu, qui a coûté 270 millions $ en frais de développement et qui a mobilisé 300 personnes, a rencontré un vif succès (800 millions $ de recettes le premier jour), mais son report a entraîné deux années de pertes pour l’éditeur.
La série GTA (studio Rockstar Games), commencée en 1997, reste le patron de l’industrie des jeux. GTA IV (2008) a rapporté plus de bénéfices le jour de sa sortie, selon Variety, que le blockbuster Pirates des Caraïbes 2 sur toute sa période d’exclusivité. En une semaine, 6 millions d’exemplaires de GTA IV étaient écoulés ; jusqu’à ce jour, les ventes ont atteint 25 millions d’exemplaires. GTA V devrait faire encore mieux. Selon certains analystes, 25 millions d’exemplaires seront vendus au cours de sa première année, engendrant des recettes estimées à 1,1 milliard €, ce qui rendrait le jeu plus rentable que la plupart des blockbusters du cinéma. Alors que GTA IV s’inspirait du modèle hollywoodien du film noir, GTA V, plus « choral et diffracté » selon Olivier Séguret, journaliste à Libération, semble porter « les traces de l’avènement de la culture des séries ». Afin de donner plus de réalisme au jeu, on a fait appel aux experts (anciens officiers de police, historiens, architectes, ex-membres de gang) et aux données officielles (recensements, chiffres du marché automobile en Californie).
En fait, selon Romain Gueugneau, journaliste aux Echos, le modèle économique de l’industrie des jeux vidéo a changé. Depuis l’arrivée en 2005-06 de la dernière génération de consoles (le Wii de Nintendo, la PS3 de Sony et la Xbox 360 de Microsoft), beaucoup plus puissantes, les jeux – graphiquement plus aboutis – exigent des investissements conséquents en amont. Les budgets dépassent ordinairement les 100 millions $, marketing compris. Cela incite les éditeurs, à l’instar d’Activision Blizzard (Call of Duty) et aussi d’Ubisoft, à réduire leur catalogue en faveur de quelques produits phares qui mobilisent l’essentiel des efforts, et qui réduisent les risques d’échec. Autrement dit, le modèle est calqué sur celui du cinéma avec la production de blockbusters sous forme de franchises (avec de nouveaux épisodes réguliers). Une nouvelle version de Call of Duty, par exemple, sort chaque année, avec un succès jusque-là jamais démenti. Comme dans le cinéma, cette stratégie limite les risques d’échec. Mais en cas de pépin, les conséquences sont financièrement plus lourdes.
Sources : articles de Grégoire Poussielgue et de Romain Gueugneau, « Les Echos », 16 oct. 2013, p. 23. Article d’Olivier Séguret, « Libération », 16 sept. 2013, pp. 26-28.
Interview vidéo avec Romain Gueugneau sur le site du quotidien économique « Les Echos ».
À lire : Olivier Mauro, GTA IV, l’envers du rêve américain, Éditions Questions théoriques, 2013.
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Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)