Cet article, traduit par moi, a été posté sur le site de Sublation magazine le 19 mai 2025. Il s’agit d’une réponse à un article de Ben Burgis (« Why Marx is Back in Fashion », Unherd, 13 mai 2025), qui affirme, contre Dean, que le capitalisme du 21e siècle ressemble plutôt à celui du temps de Marx. Le concept de « néoféodalisme » ou de « techno-féodalisme », qui a aussi ses partisans (positifs) chez certains seigneurs de la tech, est controversé. Voir Variations 26, 2022 qui contient un dossier thématique des articles pour et contre par Jodi Dean, Yanis Varoufakis, et Evgeny Morozov. Christophe Magis et moi y défendons la thèse d’une lente désintégration du capitalisme, et non de son dépassement par un nouveau mode de production qui serait le néoféodalisme. Mais le débat reste stimulant et important (DB).
C’est souvent par des analogies historiques qu’on essaie de comprendre le présent. Celles-ci peuvent utilement jeter de la lumière sur des continuités inattendues, de la persistance d’un passé supposément révolu et des répétitions non surmontées, mais elles peuvent aussi masquer et tromper. Laquelle est la tragédie et laquelle est la farce ? Quelles en sont les dynamiques, les logiques et les lois du mouvement sous-jacentes ? Constructions subjectives, les similarités et les différences supposées entre temps historiques risquent de se substituer à l’analyse critique du moment présent. L’attachement à un passé particulier nous détourne de cette tâche, ce qui était la raison derrière l’analogie au départ.
C’est justement le temps présent qu’aborde mon livre Capital’s Grave: Neofeudalism and the New Class Struggle (Verso, 2025). Je ne fais pas d’analogie élargie avec une sorte de passé féodal mythique, mais je propose plutôt une explication de la résonance actuelle des seigneurs et des serfs, de la loyauté et de la vassalité, de « plier le genou » et d’« embrasser l’anneau ». Pour moi, le « néoféodalisme » désigne les effets combinés de quarante ans du néolibéralisme : la fragmentation de l’État et la privatisation du droit public (que j’analyse comme une parcellisation de la souveraineté), les relations de propriété qui produisent, et qui sont produites par les seigneurs de la tech et par le secteur des services ; l’hinterlandisation où des centres florissants sont entourés de régions désolées ; et l’environnement affectif de la psychose, de l’anxiété, et de la peur de la catastrophe imminente. Il ne s’agit pas d’un retour au passé, mais c’est une façon de comprendre les tendances se déroulant dans le sillage de la défaite de la classe ouvrière et du projet communiste.
« Plier le genou » (« Game of Thrones »)
Les lois du mouvement du capital entrent en contradiction avec elles-mêmes, et impulsent des comportements non capitalistes. Comme le souligne Ellen Meiksins Wood, l’accumulation capitaliste fut historiquement déterminée par des stratégies orientées vers la concurrence, la productivité et le profit (1). Ce qui caractérise la période actuelle, c’est une transition dans laquelle l’accumulation est contrainte par d’autres stratégies : la thésaurisation, la destruction des actifs et les rentes, dans un contexte général de coercition, de privilège et de dépendance extraéconomiques. Des processus longtemps dirigés vers l’extérieur — comme le colonialisme et l’impérialisme — se retournent contre eux-mêmes, de telle façon qu’ils minent les lois capitalistes du mouvement, et renouvellent les stratégies d’accumulation typiques du féodalisme : la recherche des rentes, le pillage et la domination politique. Deux logiques juridiques opèrent en même temps, alors que, de plus en plus, le capitalisme impose des comportements non capitalistes.
Chacun de son côté, Cédric Durand et Yanis Varoufakis soulignent le rôle de la technologie dans le capitalisme moribond, caractérisant le présent comme « techno-féodal » (2). Je me penche sur un aspect qu’ils négligent : la montée partout dans le monde des services. Catégorie large et hétérogène, les services s’étendent du travail informel, faiblement rémunéré, jusqu’aux prestations des courtisans financiers et juridiques, très bien payés, qui permettent aux actionnaires de conserver leur privilège de classe. Les services se trouvent dans divers secteurs de l’économie, notamment l’éducation, la santé et le management.
À l’échelle mondiale, la plupart d’emplois sont dans les services, qui seront la plus grande catégorie de nouveaux emplois selon les prévisions. Dans les pays à hauts revenus, 70-80 % des emplois sont dans les services. La plupart des travailleurs en Iran, au Nigéria, aux Philippines, au Mexique et au Brésil s’y trouvent. Les statistiques de la Banque mondiale de 2025 montrent que 56,88 % du PIB de la Russie, 54,6 % du PIB de la Chine et 49,8 % du PIB de l’Inde proviennent des services. Exprimés au niveau régional, il s’agit de 58,28 % du PIB de l’Asie de l’Est et du Pacifique, 65,33 % de l’Amérique latine et des Antilles, et 44,41 % du PIB de l’Afrique subsaharienne.
Mon argument à propos d’un capitalisme néoféodalisant s’appuie sur deux prémisses cruciales pour la théorie marxiste. D’abord, le capitalisme n’est pas immortel. Il se peut que sa mort soit lente — Lénine pensait que le capitalisme était déjà moribond il y a un siècle —, accompagnée de diverses crises et adaptations. La transition au capitalisme a bien pris des siècles. En l’absence d’une révolution — et même avec — la transition hors du capitalisme durera longtemps. Ensuite, des modes de production différents peuvent coexister ; le concept marxien de subsomption formelle dépend de cette prémisse. Considérons la première phrase du Capital : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une « gigantesque collection de marchandises » ». Le terme « régner » [« dominate » dans la traduction anglaise citée par Jodi Dean] implique l’existence d’autres modes, ce qui est souligné dans les théories de l’impérialisme, du colonialisme et du développement inégal. L’hypothèse néoféodale prétend que la domination du capital est en déclin. Les rentes, la finance et les services génèrent un régime d’accumulation de plus en plus déconnecté de la production, et de plus en plus dépendant de l’accaparement de la richesse, et des services rendus à ceux qui en profitent.
Ben Burgis (1980-)
Peut-être parce qu’il a sauté le chapitre — certes difficile — sur la transition et la temporalité, Ben Burgis lit Capital’s Grave comme un argument pour le retour au féodalisme, comme si je disais que l’histoire revenait en arrière, et non que le capitalisme se transformait en quelque chose de pire. De plus, il me critique pour avoir mal compris Marx en traitant tout travail dans les services comme non productif. Puisque je dis explicitement que le néoféodalisme n’est pas un « retour » historique, et que certains services sont productifs, ces critiques peuvent être écartées comme des interprétations erronées. Il y va de même pour son rejet sommaire de l’idée de la souveraineté parcellisée avec une référence aux milices privées comme Pinkerton, casseur historique des grèves, comme si la privatisation du droit publique n’était pas une dimension importante et bien documentée du présent.
Burgis se sert de ses interprétations erronées comme un repoussoir afin de présenter le dix-neuvième siècle comme une analogie convaincante avec le présent. Selon lui, celui-ci ressemble au capitalisme sauvage décrit par Marx dans les années 1860 (3). Avec la suppression des lois protégeant les travailleurs et l’assaut contre l’État régulateur, nous revenons supposément au point de départ de Marx.
Le problème avec cette analogie est sa mise à l’écart des tendances du capital. L’expansion industrielle n’est pas une caractéristique primaire de notre époque : de moins en moins de travailleurs sont employés dans l’industrie et dans l’agriculture. L’organisation prolétarienne ne progresse pas. On ne prétend plus que la classe ouvrière industrielle bâtira un demain meilleur. Les tendances actuelles pointent vers le contraire : un avenir où l’intelligence artificielle rendra les usines et les entrepôts entièrement automatisés. Burgis voit les défaites des mouvements syndicaux et socialistes comme des manques à combler. Une défaite n’est pas la même chose qu’une absence, et laisse une trace.
L’un des avantages de l’hypothèse néoféodale est de prendre en compte les changements dans la composition de la classe ouvrière résultant de la montée des services. On remarque généralement que la notion de classe a perdu sa capacité à fournir une identité politique. Des identités ethniques, raciales, sexuelles, religieuses et nationales ont émergé pour la remplacer ; cependant, aucune d’elles ne peut nous renseigner avec certitude sur l’orientation politique de celle ou celui qui parle en son nom. Il y a eu trop de débats clivants et tronqués à gauche autour des politiques de classe et d’identité, comme en témoigne la tendance à ne pas se demander pourquoi la notion de classe a perdu sa puissance d’organisation prioritaire. L’explication la plus répandue évoque l’attaque soutenue contre les syndicats. Ce n’est pas entièrement faux, mais il existe une autre explication, qui est liée à la montée des services : les salariés ne voient plus leur travail comme une forme de production sociale construisant un avenir collectif. Ce ne sont plus des producteurs, mais des serviteurs dédiés à la consommation de la classe dirigeante.
Je suis d’accord avec Burgis que l’avenir sera sombre sans puissant mouvement syndical. L’hypothèse néoféodale nous dit où celui-ci doit se trouver : chez les travailleurs dans les services. Pendant la dernière décennie, des enseignants, des bibliothécaires, des infirmières, des serveurs, des chargés de cours et des doctorants ont été proéminents dans les luttes de classe, partout dans le monde. Des travailleurs domestiques en Inde, en Indonésie et aux États-Unis se sont organisés pour demander des protections fondamentales. À l’automne de 2023, on a vu des grèves des employées de crèche en Irlande, des bagagistes en Italie, des employés d’hôtel à Los Angeles, et des infirmières dans six États américains. De plus en plus de travailleurs se trouvent dans les services, avec un niveau élevé de combativité.
Organiser des travailleurs informels ou domestiques n’est pas facile, surtout quand beaucoup d’entre eux sont dispersés et isolés. Mais pour la gauche marxiste, c’est une tâche indispensable (voir, par exemple, les écrits datant du milieu du siècle dernier recueillis dans Organize, Fight, Win: Black Communist Women’s Political Writing (Verso, 2022), codirigé par Charisse Burden-Stelly et moi).
L’avenir appartiendra aux services en expansion dans une économie planifiée, orientée vers les soins pour les gens, et pour la planète qui se réchauffe. De même que Marx et Engels ont fusionné la lutte des classes avec la théorie socialiste, nous devons relier les luttes des travailleurs dans les services avec la tâche politique de bâtir le communisme. Les services universels de base comme la santé, l’éducation, le transport, le logement et la préservation de l’environnement doivent être reconnus comme le noyau d’une société fondée sur la satisfaction des besoins. Avec les travailleurs dans les services en avant-garde, la classe ouvrière pourra de nouveau peser sur l’avenir.
Notes du traducteur
1. Ellen Meiksins Wood, L’origine du capitalisme, (traduit par François Tétreau), Lux, Montréal, 2019.
2. Cédric Durand, Technoféodalisme. Critique de l’économie numérique, Paris, La Découverte, 2020 ; Yanis Varoufakis, « Sur le techno-féodalisme », Variations, 26, 2023.
3. Il est intéressant de noter que l’un des fondateurs de la théorie de la régulation, de facture (néo)marxo-keynésienne, Robert Boyer, voit aussi dans le capitalisme à l’heure des plateformes numériques une analogie avec des « phénomènes analysés dès la fin du XIXe siècle » (Le Monde, 12 juin 2023).
Voir aussi de Jodi Dean, « Néo-féodalisme : la fin du capitalisme ? », Variations, 26, 2023.
On peut lire l’introduction à Capital’s Grave ici.
Rare universitaire à revendiquer l’étiquette « communiste », Jodi Dean est professeure au département de sciences politiques à l’université Hobart et William Smith (Geneva, État de New York), autrice de nombreux livres dont Aliens in America (Cornell University Press, 1998) et The Communist Horizon (Verso, 2012). Elle est aussi très impliquée dans organisation syndicale.
DEAN Jodi, « Tendances et analogies : le débat sur le néoféodalisme – Jodi DEAN», [en ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2025, mis en ligne le 1er juin 2025. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/tendances-et-analogies-le-debat-sur-le-neofeodalisme-jodi-dean/
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