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Un entretien éclairant
L’entretien qu’Axel Honneth a accordé à Jensen Suther en 2013 est éclairant, et symptomatique, à plus d’un titre. D’abord, le philosophe francfortois se montre très surpris par le cadre théorique des questions qui lui sont posées, qui s’inscrivent dans l’héritage des lectures marxiennes de Lukaçs et d’Adorno, ce qui lui semble dénué de pertinence. Il affirme ainsi une rupture programmatique et épistémologique, élaborée dès 1980 dans le sillage de Jürgen Habermas, qui écarte la critique marxienne et ses prolongations diverses dans, ou en dehors de la Théorie critique (de l’École de Francfort). À plusieurs reprises, Honneth réfute la manière même dont les questions sont posées. La personne interrogée a toujours le dernier mot dans un entretien, qui peut comporter des non-dits. Mes lignes voudraient apporter une touche supplémentaire, pour signaler que la Théorie critique n’a pas dit son dernier mot.
Ensuite, l’entretien intervient après la grande crise du capitalisme mondial en 2008, qui a remis la discussion du Capital de Marx au cœur du débat. Cela coïncide aussi avec le départ à la retraite de Honneth, qui dresse ici une forme de bilan de son propre parcours intellectuel. S’il s’est demandé brièvement s’il ne fallait pas rendre hommage à la critique de l’économie politique de Marx face à cette crise, il revient ici à ses fondamentaux : le refus du cadre conceptuel des principales thèses marxiennes.
À travers ce choix, il réaffirme son désaccord global avec la Théorie critique dans ses versions historique et contemporaine, et se rallie une fois de plus au programme divergent de Habermas dont il se dit toujours l’élève, désormais en tant que professeur émérite. Honneth précise ici sa vision théorique et historique, à travers une interprétation de la réification, qui se veut post-marxiste, et qui produit elle-même une série d’aliénations, au sens du renversement des sens et d’une extériorisation du sujet envers lui-même. Ainsi, il veut faire dire aux auteurs le contraire de ce qu’ils affirment dans leurs écrits.
Enfin, il rappelle une vision évolutionniste de l’histoire, de facture habermassienne, qui fait le choix délibéré d’ignorer le rapport entre les luttes sociales et la production d’interprétations intellectuelles. Au passage, il écarte à demi-mots les enseignements philosophiques de la Révolution française, des révolutions des conseils en Russie, Allemagne et Hongrie, de la Libération, de mai 68 et des dynamiques conflictuelles actuelles qui ébranlent l’Europe, ou d’autres continents. Ces évènements historiques sont pourtant décisifs pour comprendre les enjeux conceptuels que pointe Honneth, à un niveau très abstrait.
L’éloignement de Honneth de la Théorie critique
Je vais approfondir ces aspects dans les lignes qui suivent. À ma manière, j’avais rendu hommage au travail philosophique de Honneth, avant son départ à la retraite (1). Ce penseur a reçu toutes sortes de distinctions, de laudatio, d’ovations. Désormais, je vais focaliser mon argumentation critique sur les lacunes et distorsions de son discours, qui s’avère plutôt inflexible sur le long terme.
Dans l’entretien, Honneth se montre d’emblée très surpris de la question de savoir si la critique de la réification implique une relation conceptuelle avec la définition de la gauche. Il semble improviser une réponse ad hoc, pour dire qu’il n’y aurait aucun lien, entre les différents groupes sociaux en jeu, les partis, les courants politiques, et la compréhension des concepts. Cela montre son incompréhension et son éloignement de la filiation originale de la Théorie critique, des marxismes critiques, et même des philosophes politiques tels que Kant, Hegel, Marx, car tous remontent directement aux clivages conceptuels qui naissent de la Révolution française. C’est bien elle qui définit explicitement le clivage conceptuel gauche-droite. À ce moment précis, tous ceux qui contestent le droit de veto du roi doivent se ranger à sa gauche, ce qui fonde aussi la répartition des sièges de députés au parlement. Honneth souligne lui-même, au cours de l’entretien, que la longue tradition inspirée par Marx serait, à ses yeux, « l’aile marxiste de l’hégélianisme de gauche ». Manifestement, il existe pour lui un lien entre le concept et la gauche, lien qui apparait ici fortuitement, entre les lignes, presque à la manière d’un lapsus.
Quel est ce lien possible, entre l’expérience de la révolution et sa conceptualisation ? Du point de vue conceptuel, Kant est le philosophe allemand de la Révolution française, selon Marx. Et au cours de la Révolution française, Hegel passe du soutien révolutionnaire des Girondins au soutien de la restauration bonapartiste. Les hégéliens de gauche évoluent ensuite vers le mouvement démocratique et socialiste du Vormärz en 1830, Marx en tête. Le Manifeste communiste apparait en 1848 lors des révolutions européennes, où une nouvelle assemblée divise la gauche et la droite, aussi bien à Paris qu’à Francfort. De son côté, Honneth a fait siens les travaux de Hegel pendant le séjour de ce dernier à l’université d’Iéna, soit sa période conservatrice et bonapartiste, un choix que le Francfortois expose dans La Lutte pour la reconnaissance (2), où il assimile Marx au syndicalisme révolutionnaire. L’opposition honnéthienne au Marx du Capital et aux marxistes critiques, accompagnée de la référence positive au versant conservateur, contre-révolutionnaire de Hegel à Iéna, le situe, de facto, dans la tradition hégélienne qui tire vers l’aile droite. Le concept de reconnaissance est lui-même issu de la phénoménologie hégélienne qui intervient après la Révolution française. Précisions que Honneth a stipulé très tôt que l’analyse marxienne du capitalisme « ne peut plus rien apporter à la compréhension des sociétés contemporaines » (3), un verdict qui se trouve confirmé dans l’entretien. Le refus constant des propositions de Lukacs, de Benjamin, et d’Adorno indique toujours cette même direction.
À la manière de la Révolution française, la gauche russe et internationale se définit, elle aussi, par son opposition à l’État absolu ou impérial, entre 1903 et la Révolution d’octobre, à laquelle Lukacs est associée. De même, la révolution des conseils allemande de 1918, porté par l’aile la plus à gauche du mouvement ouvrier et de sa représentation parlementaire, se définit contre l’État impérial, qui est aboli par une constituante, où les partis ayant soutenu la révolution, ou du moins la proclamation de la république, siègent à gauche. Idem pour la révolution des conseils hongroise de 1956, où Lukacs joue un rôle en tant que ministre de la Culture. La Théorie critique s’inscrit directement dans le sillage de la révolution allemande des conseils, comme le montre son programme fondateur de 1922, qui comporte l’analyse du bolchévisme, de la grève de masse et du marxisme. La Théorie critique se réfère historiquement à la gauche, sans se rallier à un parti particulier, tandis que la révolution conservatrice porte les partis les plus à droite, jusqu’au parti national-socialiste, à l’instar de Martin Heidegger et de Carl Schmitt.
Il est très curieux que Honneth prétende discuter Heidegger et Lukacs indistinctement, de manière politiquement neutre, au cours de l’entretien avec Suther (tout en invoquant Lucien Goldmann). En 1923, lors de la création officielle de l’Institut de Francfort, Adorno et Benjamin se rencontrent pour la première fois à Francfort, et discutent Histoire et conscience de classe de Lukacs (4). Tous vont lutter intellectuellement contre le fascisme. A partir de 1927, la philosophie kantienne et marxienne est combattue frontalement par les penseurs de la révolution conservatrice, Martin Heidegger en tête. Emmanuel Faye a montré cela, et avant lui Christian von Krockov, dans un ouvrage édité sous la responsabilité de… Axel Honneth (5). Clairement, la révolution conservatrice, engagée en faveur de l’extrême droite, combat les conceptions et concepts de la Théorie critique, qui est, elle, une émanation directe de la révolution des conseils et des courants marxistes, de gauche.
Comment un philosophe aussi cultivé que Honneth peut-il alors suggérer, dans le présent entretien avec Suther, que le sens que les auteurs attribuent aux concepts n’aurait aucun rapport avec les luttes sociales ou les partis pris, que les concepts et le sens qui leur est attribué circuleraient de manière apolitique, entre le nazi Heidegger et le marxiste conseilliste Lukaçs? Heidegger est, lui, obsédé par un être-là abstrait, sans altérité ni sujet, qui le conduit vers un antihumanisme antisémite. Lukacs, au contraire, est tourné vers l’émancipation humaine, à travers la compréhension de la lutte des classes et des entraves subjectives qui freinent la libération, liées au fétichisme de la marchandise.
Dans l’entretien, Honneth voudrait réduire l’approche de Lukacs à une métaphysique, empruntée de Hegel et de Fichte, en ignorant la discussion autrement plus développée qui a lieu depuis 1923. Honneth ignore-t-il vraiment que Lukacs a publié de son vivant un essai pour récuser nommément cette tradition hégélienne nationale, dont il discerne clairement le potentiel autoritaire qui va être exploité par l’idéologie fasciste, dès l’après-guerre ? (6). Bien entendu, l’ontologie de Lukacs – ou encore celle de l’existentialisme humaniste – n’a rien à voir avec l’ontologie ontique de Heidegger. Pour s’en convaincre, il convient de lire les cours d’Adorno sur la dialectique et l’ontologie (7). Justement, Honneth conteste frontalement la pensée d’Adorno, sa Dialectique négative et sa critique conceptuelle de Heidegger. Il s’agirait d’une théorisation utopique qui met en danger les sciences sociales, dit-il, en y opposant une filiation durkheimienne, traditionnelle (8).
Une pure abstraction
À un autre endroit, Honneth va encore plus loin dans la redéfinition rétroactive des positions des auteurs, en confondant les pensées de Carl Schmitt et de Walter Benjamin, qui seraient définies, d’après lui, par un commun ressentiment « antidémocratique »(9). Non seulement Honneth se permet de confondre la victime des fascistes, Benjamin, avec son bourreau Schmitt, le théoricien constitutionnel de Hitler, mais ce faisant, il tente d’abolir toute distinction conceptuelle entre la droite et la gauche, au nom d’un vague refus des extrêmes. Aussi bien Benjamin et Adorno ont montré que l’idée d’une historicité sans sujets vivants et agissants, avancée par Heidegger, est une pure abstraction, une abstraction inerte qui convient à une philosophie de la mort, mais certainement pas à une pensée démocratique. La posture de Honneth n’est pas neutre, elle est engagée à sa manière, en rupture avec l’approche adornienne.
Le penchant honnethien, qui consiste à rendre abstrait des concepts, prétendument neutres, qui ont des significations particulières apparait aussi lorsqu’il définit par l’espace public sans autre qualificatif, ou alors de manière tautologique, en tant qu’espace public démocratique (10). Habermas avait, lui, défini un espace public bourgeois (bürgerliche Öffentlichkeit) au 18e siècle, tandis que Negt et Kluge ont analysé les modalités bourgeoises et prolétariennes des espaces publics au 20e siècle (11). L’espace public tout court est une pure abstraction philosophique, il n’existe pas historiquement. La même problématique concerne le socialisme, qui n’est pas un concept neutre. Lorsque Honneth aborde l’idée du socialisme, dans un essai du même nom, il prétend que l’erreur cardinale du mouvement socialiste aurait été de ne pas être assez libéral et bourgeois, mais de se croire prolétarien et marxiste. Proclamer que le mouvement socialiste peut se développer de manière désincarnée, en tant qu’idée morale, est une idée que Durkheim a écrit en cachette à l’encontre de Marx (12). Il n’est pas exclu que Honneth ait repris ce texte antimarxiste à son compte, puisqu’il le cite dès l’introduction. Nous pouvons observer actuellement à quel effondrement politique ce type de conception a conduit les partis sociaux-démocrates européens, qui ont renoncé à défendre les salariés et autres publics dominés au nom du libéralisme et au nom d’un républicanisme moral, en France, en Allemagne, en Grèce et ailleurs. L’idée du socialisme est sans intérêt si les masses ne s’en emparent pas, avait noté Marx.
Approfondissons encore l’analyse du discours philosophique honnéthien, à travers le détail de la réification, autre concept dont il pense qu’il peut être utilisé sans autre distinction, par la gauche ou par la droite. Encore une fois, Honneth propose une lecture abstraite, anhistorique et généraliste du concept. Il avance ensuite une hypothèse forte dans l’entretien : « La réification n’est pas engendrée par toutes les formes du capitalisme ».
Précisons tout de suite que Honneth admet que la réification se produit à travers le travail, sinon il serait possible de discuter de la réification idéologique des moines-prêcheurs, en dehors du sujet qui préoccupe Marx, Lukacs ou Adorno. À notre sens, Honneth ne pense pas seulement à la théorie des variétés de capitalisme, proche de l’école de la régulation économique, qui juge que certains capitalismes sont meilleurs que d’autres : par exemple un capitalisme rhénan relativement plus inclusif que le capitalisme anglo-saxon. Sur un plan conceptuel, la thèse de Honneth, selon laquelle le capitalisme n’engendre pas la réification sous toutes ses formes, remonte tout droit à un chapitre de La Théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas, où l’auteur aborde les traditions morales « prémodernes » qui subsisteraient sous le capitalisme, rendant possible une orientation de la vie qui ne serait pas entièrement soumise à la rationalité capitaliste (13).
Cette thèse se réfère déjà à Durkheim, lequel sert alors à évacuer Marx et Adorno dans le même livre ; la ressource prémoderne esquissée par Durkheim se perpétue ici dans une sorte d’éthique chrétienne ou judéo-chrétienne, sécularisée, compatible avec l’État républicain. Cela avait conduit Habermas à chercher le dialogue public avec le pape Benoît XVI (Joseph Ratzinger). Dit sommairement, la thèse d’une résistance morale à la réification capitaliste s’apparente à une sorte de catholicisme de gauche laïc, très répandu dans la social-démocratie européenne dans laquelle s’inscrivent Habermas et Honneth, à quelques nuances près. L’exemple que donne Honneth dans l’entretien peine à convaincre : les travailleuses du sexe illustreraient une forme de travail non réifiée sous les conditions du capitalisme? De manière plus matérialiste, Virginie Despentes nous rappelle que « les prostituées sont le seul prolétariat qui émeut autant la bourgeoisie » (14).
L’extériorisation du sujet face à l’objet
Partons de Marx lui-même pour cerner l’enjeu conceptuel de l’aliénation et de la réification – qui en constitue une prolongation dans le cadre de l’écriture du Capital. Marx définit précisément l’aliénation, qui est une triple extériorisation du sujet en rapport à l’objet : extériorité du travailleur en rapport à l’objet qu’il a produit; extériorité du travailleur en rapport à une classe capitaliste qui le domine; extériorité du travailleur en rapport à l’État.
Mis à part les premières réflexions philosophiques de Marx, qui lui servent à renverser la philosophie Hegel, son développement conceptuel devient de plus en plus limpide, à partir des Grundrisse jusqu’aux Capital, y compris ses chapitres inédits (du vivant de Marx). La preuve en est la nouvelle édition scientifique du Capital en cinq volumes qui comprend l’ensemble de ses écrits, publiée en 2016 (15). Cet achèvement fut impulsé par le cofondateur de l’Institut de Francfort de 1923, Félix Weil, comme Honneth doit le savoir, même si ce dernier a pris soin d’écarter cet héritage du programme de l’Institut qu’il a dirigé jusqu’à une date récente.
Dans le nouveau cadre éditorial clair des écrits de Marx, l’extériorisation du sujet face à l’objet peut être précisément retracée. Les salarié(e)s doivent vendre leur force de travail pour vivre, leur travail est en ce sens une marchandise. Elles et ils ne vendent pas un travail, mais leur force de travail, qui devient une partie variable du calcul global du capital. Ce changement social majeur provoque des renversements dans les représentations sociales et mentales. Car la circulation généralisée des marchandises, de la monnaie, des salaires, du capital financier, fait que les travailleurs ne peuvent plus reconnaitre l’objet de leur travail, qui circule partout sous la forme d’abstractions sociales, leur travail est devenu un travail mort, chosifié. Ce sont au contraire les marchandises semblent disposer de valeurs particulières. C’est cela le fétichisme de la marchandise, auquel aucun salarié ne peut se soustraire, à moins de cesser de vivre. Ainsi, Marx résume que le capitalisme crée un objet pour le sujet (la marchandise, le salaire et la consommation qui supplante le rapport au travail), et un sujet pour l’objet (le fétichisme qui attribue le caractère agissant aux marchandises). Dans l’un des manuscrits qui ne furent publiés qu’à partir du début des années 1970 (Le Chapitre VI. Manuscrits de 1863-67), Marx anticipe la mondialisation. Il y précise qu’à l’échelle planétaire d’une mondialisation capitaliste des échanges, du crédit, des techniques des moyens de communication et de transport, et des sciences, aucune activité de travail, ne peut se soustraire à la soumission du travail au capital, qu’elle soit manuelle, logistique ou intellectuelle. Cela concerne aussi les métiers communicationnels ou cognitifs, peu importe d’ailleurs si le travail rémunéré est couvert formellement par un contrat de travail ou non. Car l’époque du travail sous contrat, la soumission formelle, a été supplantée par la soumission réelle de toutes les activités de travail à la valorisation globale du travail. Fonctionnaires, vacataires ou travailleurs d’Uber doivent tous se soumettre au capital pour vivre. En ce sens, qui correspond à la lecture qu’Adorno fait de Marx, l’hypothèse honnethienne de formes de travail qui ne seraient pas touchées par la réification dans les conditions de la production capitaliste est fausse. D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement d’une production, mais d’une valorisation capitaliste globale, selon Marx. Adorno a averti les libéraux et positivistes qui pensaient évacuer la critique marxienne, lors du congrès de sociologie de Francfort en 1968, que ce ne sont pas les formes industrielles du capitalisme qui étaient en crise, mais que tout le capitalisme tardif et ses rapports sociaux allaient entrer en crise. Cela se produit actuellement, ce qui explique la fortune des écrits de Marx, cité 1 800 000 fois dans des articles scientifiques selon Google Scholar.
Axel Honneth n’accorde aucune crédibilité véritable aux argumentations et conceptualisations qui prennent au sérieux les écrits originaux de Marx. Si le philosophe parle de réification, sans lien direct avec la critique marxienne de l’aliénation, du fétichisme de la marchandise, et de la soumission du salariat, c’est parce qu’il pense que la réification ou chosification peut se comprendre comme un simple problème d’instrumentalisation, en lien avec l’action instrumentale dont parle le sociologue Max Weber. Honneth partage ainsi entièrement le refus de la critique de l’économie politique qui est à la base de La Théorie de l’agir communicationnel, théorie qu’il a contribué à mettre en place lorsqu’il était l’assistant d’Habermas, en 1980. En se sens, il n’apporte rien de nouveau aux discussions théoriques, qui sont en train de changer de cadre, ce qui le surprend beaucoup. Honneth, visiblement très attaché au tournant postmarxiste des années 1980, maintient que la relative inactivité du prolétariat aurait prouvé l’inanité des approches respectives de Marx, Lukacs ou Adorno. Ce dernier avait prévenu : « Les sociologues critiques se voient toujours confrontés à cette question grinçante : mais où est-il, le prolétariat ? (16). Au moment où le prolétariat se manifeste, contre toute attente, la question trouve toujours sa réponse, qui n’est pas purement conceptuelle.
Conclusion
Finalement, je me permets de poser la question de savoir si le discours d’Axel Honneth, qui se caractérise par l’abstraction, ne viendrait pas décrire lui-même une forme d’aliénation, au sens de Marx. D’une part, Honneth formule un discours qui se veut neutre, objectif, au-dessus de la tête des auteurs concernés, de leur travail vivant et de leurs actions. Il produit ainsi une choséification, à travers un geste d’abstraction qui verse parfois dans la production idéologique, non critique, lorsqu’il vilipende Benjamin comme antidémocrate, Adorno en tant qu’utopiste ou encore quand il confond Lukacs avec Heidegger. En cela, il répète un historicisme de facture heideggérienne, sans sujets, que la Théorie critique a voulu défaire. Aussi, le discours honnethien expulse l’intention des auteurs de la Théorie critique de son lieu de vie qui fut l’Institut de Francfort, au départ, les sujets sont ici placés en extériorité face à l’objet. Enfin, il met les travailleurs et leur prise de parole à l’extérieur du champ académique, au nom de l’état de fait et de l’État républicain. Le procédé nous rappelle la définition que Marx donna de la triple aliénation-réification : extériorisation du sujet face à l’objet ; extériorisation du sujet face au capital ; extériorisation du sujet face à l’État et de sa production idéologique. Cependant, rien ne se passe comme Honneth l’avait prédit, les marchés ne s’autorégulent en rien, Marx avait raison ; l’État républicain et sa morale sont contestés de toutes parts ; le travail vivant des sujets provoque des crises politiques sur le vieux continent et ailleurs. En ce sens, le bilan honnethien apparait comme un précieux document d’archives, qui établit comment le courant postmarxiste a subi l’épreuve du réel. Il est là pour nous rappeler que l’axe Habermas-Honneth n’est pas une prolongation de la Théorie critique, mais une tentative infructueuse de la clore définitivement, au lieu de l’actualiser. Ainsi, le leitmotiv de la presse parisienne – Le Monde, L’Obs, Médiapart – qui voudrait présenter Honneth comme un héritier légitime d’Adorno, est mis à nu, se dévoilant dans toute son inanité.
Pour terminer, Honneth ouvre une piste plus souriante, plus vivante, lorsqu’il aborde l’Institut informel – l’IvI – que des étudiants critiques ont créé en marge de l’université de Francfort. Il ne pense pas que ce cadre, tout à fait stimulant, exprime en lui-même une forme de la vie bonne, pour paraphraser Adorno. Ici, la vue honnéthienne se fait plus sensible, il semble se rapprocher pour la première fois de l’auteur des Minima moralia, qui cherchait à montrer que l’alternative au monde administré ne réside pas dans les grands discours, mais dans les pratiques de résistance, les expériences singulières et la capacité des sujets de nier les faits établis. Honneth reconnait que cette approche adornienne était ouverte, plus ouverte que le raisonnement marxiste quelque peu orthodoxe de Lukacs. Il n’est pas exclu que la jeune génération s’en souvienne, afin de dépasser le professeur francfortois et son propre Institut, qui n’est manifestement plus ce lieu d’une vie bonne, affranchie de toute ossification académique.
Lire aussi d’Alexander Neumann, « Conceptualiser l’espace public oppositionnel », Variations, 19, 2016.
Notes
1. Alexander Neumann, 2015, Après Habermas. La Théorie critique n’a pas dit son dernier mot, Paris, Delga, pp. 173-184.
2. Axel Honneth, 2000, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Folio.
3. Axel Honneth (dir.), 1980, Arbeit, Handlung, Normativität, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, p. 185 (je traduis).
4. Georg Lukacs, 1923, Histoire et conscience de classe, bibliothèque en ligne de l’université de Québec à Montréal (UQAM) : https://classiques.uqac.ca/classiques/Lukacs_gyorgy/lukacs_gyorgy.html
5. Emmanuel Faye, 2017, Heidegger : l’introduction du nazisme dans la philosophie, Paris, Le livre de poche ; Christian von Krockow, (1953) 1990, Die Entscheidung: Eine Untersuchung über Ernst Jünger, Carl Schmitt, Martin Heidegger, Francfort, Campus.
6. Georg Lukacs, (1947) 2018, Nietzsche, Hegel et le fascisme, Paris, Editions du Croquant.
7. Theodor W. Adorno, (1961) 2010, Dialektik und Ontologie, Berlin, Suhrkamp.
8. Adorno, (1966) 2003, La Dialectique négative, Paris, Payot ; Honneth et Menke (dirs), 2006, Theodor W. Adorno : Negative Dialektik, Berlin, Akademie Verlag, p. 19.
9. Axel Honneth, 2014, Les Pathologies de la raison, Paris, Gallimard, p. 155. Nous indiquons pour les lecteurs français qu’il peut sembler paradoxal qu’Honneth accuse Benjamin de proximité intellectuelle avec le théoricien de premier plan du national-socialisme Schmitt, de manière posthume, alors que Habermas, le mentor de Honneth, a reconnu son engagement dans les Jeunesses hitlériennes jusqu’en 1945, ce qui ne fait pas l’objet d’une polémique comparable de sa part.
10. Axel Honneth, 2015, Le Droit de la liberté, Paris, Gallimard.
11. Oskar Negt, 2007, L’Espace public oppositionnel, Paris, Payot.
12. Axel Honneth, 2017, L’Idée du socialisme, Paris, Gallimard.
Émile Durkheim (1928), Le Socialisme, https://classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim_emile/le_socialisme/le_socialisme.pdf
13. Jürgen Habermas, 1987, La Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard.
14. Virginie Despentes (2007) King Kong théorie, Paris, Le Livre de poche.
15. Karl Marx, 2016, Das Kapital. Kritik der politischen Ökonomie, tomes I-V, Berlin, MEGA.
16. Theodor W. Adorno, (1951) 2001, Minima moralia, Paris, Payot (je traduis).
NEUMANN Alexander, «Répliquer à Axel Honneth – Alexander NEUMANN», Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2018, mis en ligne le 1er mai 2018. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/Répliquer-Axel-Honneth-Alexander NEUMANN/