Posté dans le blog « unemployed negativity« , le 26 mai 2024, traduit par moi. Illustration : Furiosa de la franchise « Mad Max » (DB).
Quand on considère l’offre filmique de l’été, autant de suites, de reboots, et de préquelles, il est facile de recourir au cliché d’un manque d’idées, de parler d’une crise de créativité. Ne serait-ce que pour cette raison, l’article de Daniel Bessner en vaut la peine (1). Non le moindre de ses mérites est de montrer que la crise à laquelle Hollywood fait face n’est pas un problème d’un manque d’imagination, mais de capital et de profits. Comme il écrit :
« Hollywood a subi un changement fondamental. Les nouveaux patrons de l’industrie – des conglomérats colossaux, des gestionnaires d’actifs, et des sociétés de capital-investissement – ne se limitent pas à surexploiter les travailleurs, et à accaparer plus que leur part des profits. Ils ont dépouillé le système de production de la valeur comme une maison de ses conduites en cuivre, menaçant la soutenabilité des studios eux-mêmes. Le management actuel n’a pas forcément un intérêt direct dans la santé commerciale de Hollywood en tant que lieu où on transforme la créativité en capital.
« Maintenant, la machine bafouille, elle ne s’alimente qu’en vapeurs d’essence. Selon des études effectuées par Bloomberg, en 2013, les plus grosses sociétés de film et de télévision avaient des actifs de plus de 20 milliards de dollars ; en 2022, ceux-ci n’en valaient que la moitié. Entre 2021 et 2022, les revenus produits par l’industrie ont diminué de presque 50%. Au box-office américain, les recettes ont diminué de 22% pour la période 2019-23. Les spécialistes estiment que les revenus de la télévision de câble ont chuté de 40% depuis 2015. Le streaming n’a rarement été rentable. Jusqu’à très récemment, Netflix a été la seule plateforme à faire de l’argent ; parmi les autres, seule Discovery de Warner Bros a pu faire un maigre bénéfice l’année dernière. La ruée vers l’or du streaming est terminée. Au printemps 2022, la Federal Reserve s’est mise à augmenter les taux d’intérêt après des années de crédit pratiquement gratuit, et en même temps, Wall Street a commencé à s’impatienter face à la mauvaise performance des entreprises de streaming. La valeur boursière de presque toutes a connu une chute abrupte, et aucune n’a retrouvé sa valorisation précédente. »
C’est à partir de cette perspective qu’il faut aborder ce qu’on pourrait appeler le déclin du taux d’originalité. Ce n’est pas le manque d’idées nouvelles qui favorisent des suites et des reboots, mais la façon dont une propriété existante (bande dessinée, film, série) est perçue comme une maison à dépouiller. C’est un actif qui existe déjà, et il est moins cher, plus facile et moins risqué de miner les propriétés intellectuelles pour la dernière pépite de nostalgie que de développer de nouveaux produits.
Encore Bessner :
« Entre-temps, les directeurs croyaient de plus en plus qu’ils avaient trouvé leur meilleure stratégie dans les propriétés intellectuelles existantes – des intrigues, des personnages, et des produits familiers – qu’on pourrait piller pour les scénarios. Comme le producteur associé d’une franchise connue des années 2000 m’a dit : « la propriété intellectuelle est une sorte de « fonds de couverture » qui s’appuie sur une certaine connaissance du désir du consommateur. Ça permet de tester l’intrigue ». Le scénariste Zack Stentz, qui a coécrit Thor et X-Men: First Class (2011), m’a dit : « C’est une façon d’éliminer le risque de l’équation autant que possible ». »
Revenons à la question de l’expérience vécue du public. D’une certaine manière, le consommateur et le studio veulent la même chose, à savoir la répétition. Mais celle-ci se définit de façon différente ; ce que veut le premier est la répétition des plaisirs remémorés, alors que pour le dernier, c’est le retour sur investissement, une répétition du box-office. Les deux formes de répétition divergent. On veut revivre l’expérience de la première fois qu’on a vu La Guerre des Étoiles ou Alien, ce qui s’interprète par le studio comme le désir pour un autre film de la franchise. Autrement dit, on veut s’éclater de nouveau, mais la seule voie de transformer cela en marchandise est de refaire, de rebooter ou de « préqueller » le film original. Au lieu d’une répétition de l’expérience, nous aurons droit à un autre film dans un univers élargi. La répétition s’exprime à travers la sérialisation.
On peut aussi penser à ces deux formes de répétition d’après les formules qu’esquisse Marx dans Le Capital comme les éléments de base de l’échange marchand. Pour l’audience, il s’agit du circuit Ma-Mo-Ma (M-A-M) (2) : elle échange sa force de travail (Ma) contre de la monnaie (Mo), et puis elle achète son billet pour voir le film (Ma). La répétition est impulsée par la valeur d’usage, bien que, dans le cas d’un film, celle-ci soit ouverte à de multiples possibilités : rire, pleurer, avoir peur, passer quelques heures dans un lieu climatisé, pouvoir dire qu’on l’a vu. La répétition de cette formule est une tentative de ranimer la même valeur d’usage d’une expérience vécue. Le studio (ou ses financeurs) est engagé dans un autre processus, Mo-Ma-Mo’ (A-M-A’) ; il a investi de l’argent dans une marchandise (ou plutôt des marchandises) qui inclut la force de travail des scénaristes, des réalisateurs, des électriciens, des scénographes, des maquilleurs, et de plus en plus, des programmateurs des images de synthèse, avec l’espoir d’en faire un bénéfice. C’est un échange fondé sur la valeur d’échange, et non sur la valeur d’usage ; tout ce qui compte, c’est qu’il y a plus d’argent qui rentre qu’il ne sort (Mo-Ma-Mo’). Le studio ne s’intéresse pas à pourquoi on choisit tel film, et si on l’a aimé, juste ce qu’on a payé pour le voir. Si un film est un échec, on pourrait toujours essayer de le commercialiser de nouveau comme du kitsch, mais même là, les blagues en ligne ne se traduisent pas forcément en billetterie.
Parfois les deux formes de répétition coïncident. Le studio sort des films que les gens veulent voir, ils sont contents, et le studio fait un profit. Le marketing des films est une histoire des tentatives de focaliser sur une autre façon de comprendre et de présenter ce chevauchement. Les films peuvent être commercialisés par genre, par star, par réalisateur, ou comme aujourd’hui, par propriété intellectuelle. Ce sont des façons différentes de proposer la répétition : voir un autre western, un autre film de Cary Grant, un autre film de Steven Spielberg, ou un autre film de l’univers Marvell. Il y a, bien entendu, des différences au sein de ces formes de répétition : tous les westerns ne sont pas identiques, les acteurs jouent des rôles divers, et même les réalisateurs ont tendance à étendre leur répertoire. La propriété intellectuelle est une tentative de fonder la répétition sur quelque chose que le studio possède, qui est plus facile à maîtriser, et plus prévisible pour les plaisirs et les profits. Les acteurs et les réalisateurs viennent et s’en vont, mais Spiderman est éternel.
Je réfléchissais à tout cela quand j’ai vu deux nouveaux films dans la même semaine.
Le premier était Furiosa : Une saga Mad Max. J’ai un attachement spécial aux films Mad Max ; même si j’étais trop jeune à l’époque, Mad Max 2 (1981) m’a coupé le souffle avec ses terres désolées postapocalyptiques, devenues banales depuis.
La saga Mad Max est unique parmi les franchises actuelles en ce qu’elle a le même scénariste et réalisateur, George Miller. Dans ce sens, ce n’est pas une franchise proprement dite. Furiosa marque une nouvelle voie, car le film se passe du personnage de Max lui-même. C’est aussi une préquelle, même si Miller l’a apparemment écrit en même temps que Mad Max : La Route du Chaos (2015), mais a tourné ce dernier d’abord sous la pression du studio qui voulait un film centré sur le personnage de Max.
L’approche de Miller s’oppose radicalement à l’idée de préquelle. Les films Mad Max excellent à créer un monde qui vous enveloppe. L’audience en reçoit des fragments et comprend petit à petit comment une série de choses bizarres, des coupes iroquoises, des bolides à moteur surpuissant (muscle cars), des trocpolis (bartertowns), la ferme à balles (bullet farm), l’armée des « war boys » composent un univers. Le film n’entre pas dans des explications compliquées comme la franchise La Guerre des Étoiles, nous ne rencontrons pas Immortan Joe en petit garçon et nous n’apprenons pas comment Max Rockatansky est devenu « Mad Max ». L’intrigue tourne autour de Furiosa et des évènements qui ont précédé le vol d’un véhicule « porte-guerre » (war rig) et la libération des femmes-esclaves d’Immortan Joe dans La Route du Chaos. Dans Furiosa, nous faisons connaissance du personnage central en jeune fille, qui est arrachée à sa communauté, un oasis de paix dans un monde par trop violent. Elle est déterminée à tout prix à retrouver cette utopie, et puis à se venger.
La préquelle jette une nouvelle lumière sur sa décision de se focaliser sur la libération collective dans le film précédent. D’une certaine manière, c’est une intrigue contre la vengeance, qui boucle la boucle. Mad Max, le premier film de la série, était une histoire de vengeance : Max poursuit les motards qui ont tué sa famille. Dans Furiosa, il est clair que la vengeance n’est pas une manière de vivre. Ce faisant, le film aborde la question philosophique centrale de la franchise, plus connue pour ses crashs de voiture et ses combats aux arbalètes. Comment vivre dans un monde défini par la perte et la mort ? Comment rester sain dans un monde pareil ?
Furiosa obtient son moment de vengeance dans la rencontre avec Dementus, l’homme qui a tué sa mère et qui l’a enlevée. C’est là qu’elle se rend compte que, pour vivre, elle a aussi besoin de l’espoir, pour elle et pour d’autres. De façon étrange, le film fournit le noyau émotionnel pour le chaos kinésique du précédent. Il fournit aussi une autre façon de penser à la compulsion de répétition qui définit le cinéma contemporain. S’il faut retourner au passé, aux terres désolées, à l’idée de la vengeance qui a commencé la série, la transformation de celle-ci aura plus de sens : reconnaître qu’on ne peut jamais revenir au début.
Bien que j’apprécie l’argument, et la pertinence des questions soulevées, alors que nous vivons au ralenti notre propre apocalypse, je me suis retrouvé face au problème fondamental des franchises et des séries. On peut toujours bâtir une porte-guerre plus grande, mais on ne pourra jamais revivre le frisson de la première fois qu’on a vu l’une des poursuites méticuleusement chorégraphiées de Miller.
Cela m’amène à l’autre film, I Saw the TV Glow. Ce n’est pas une franchise. Cependant, son propos concerne la nostalgie pour la culture populaire du passé.
Le film raconte deux teenagers marginaux qui se lient d’amitié autour d’une série appelée The Pink Opaque qui se passe dans les années 1990, et qui ressemble de façon frappante à une série connue avec des thèmes surnaturels, de l’angoisse adolescente et des dialogues piquants (3). Je ne vais pas raconter tout le film ici, mais je le recommande vivement. L’un des ados, Owen, revisite en jeune adulte la série des années après, désormais disponible en streaming. Ce qui est admirable dans ce film, c’est comment il traduit l’expérience bien différente de regarder la télévision autrefois (quand il fallait se retrouver devant le poste à une certaine heure) par rapport à l’âge du streaming (en passant par l’enregistrement sur vidéocassette). Presque tout est plus accessible, mais l’expérience de tomber au hasard sur une émission, ou de se dépêcher pour ne pas rater le début représente une autre forme d’investissement que celle d’avoir des contenus en permanence à portée de main. I Saw the TV Glow relie l’histoire de la technologie des médias – de la transmission hertzienne aux vidéocassettes et puis au streaming – à l’histoire plus intime de l’expérience des médias. Ce faisant, le film illustre le fossé qui sépare le souvenir de la tentative de le revivre. Quand Owen revisionne la série des années après, il la trouve mielleuse, cheap et enfantine. Si elle ne correspond plus à son souvenir, c’est parce qu’il n’est plus la même personne.
C’est la compulsion de répétition qui définit le cinéma contemporain. Ce n’est pas simplement que la répétition ne peut récréer l’expérience originale, et que la suite est presque toujours moins bonne. Ce dont nous nous souvenons n’est pas le film, mais la personne que nous étions quand nous l’avons vu. Nous ne serons plus jamais cette personne, d’autant que beaucoup de suites et de reboots essayent de capter nos souvenirs et expériences d’enfance, un temps où nous étions plus impressionnés par des batailles dans l’espace et par des camions monstrueux. C’est pourquoi un Hollywood qui dépouille le passé pour des pièces détachées sera toujours décevant. La compulsion de répétition est fondamentalement malencontreuse. Éliminer le risque de l’équation, c’est perdre tout ce qui nous attire au cinéma.
Notes
1. https://harpers.org/archive/2024/05/the-life-and-death-of-hollywood-daniel-bessner/
2. La notation Mo-Ma-Mo´ (monnaie-marchandise-monnaie prime) et Ma-Mo-Ma (marchandise-monnaie-marchandise) est celle de l’édition révisée du Capital en 2016, le terme « monnaie » remplaçant « argent ». Dans la traduction historique de J. Roy et dans la première édition de la nouvelle traduction de J.-P. Lefebvre en 1983, cela s’écrit A-M-A´ (argent-marchandise-argent prime) et M-A-M (marchandise-argent-marchandise) (NdT).
3. Référence vraisemblable à la série Stranger Things (Netflix, depuis 2016) (NdT).
READ Jason, « Propriété intellectuelle et plaisir dans le film de franchise – Jason READ», [en ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2024, mis en ligne le 1er juillet 2024. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/propriete-intellectuelle-et-plaisir-dans-le-film-de-franchise-jason-readp/
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Jason Read est un philosophe, spécialiste de Marx, Spinoza et Deleuze, qui enseigne à l’université de Maine du Sud à Portland (États-Unis). Depuis 2006, il tient un blog intitulé « unemployed negativity » (recommandé), alimenté plusieurs fois par mois.