Entre culture de masse et contre-culture, fascination pour le virtuel et dénonciation de ses dangers, mesure et démesure, la cyberculture n’a pas fini de se nourrir de ses propres contradictions. La rapidité des évolutions en cours (au niveau des tendances, des produits culturels et des pratiques) nous incite à sans cesse réinterroger ses fondements pour tenter de la saisir dans sa complexité.
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L’affirmation d’une esthétique de la démesure
Quoi de commun entre les dialogues de Platon et les blockbusters hollywoodiens ? Peut-on comparer Michael Jackson à Picasso ? Ces improbables rapprochements sont souvent opérés pour attirer notre attention sur la diversité des objets culturels, et interrogent les oppositions entre ce que l’on pourrait considérer comme « culture noble » et « culture populaire ». Se pose alors la récurrente question de la « légitimité » de tel ou tel objet culturel. Il faut dire que la culture de masse produite par des industries culturelles a changé la donne. Rappelons d’abord que parallèlement aux études américaines focalisées sur l’influence des médias, se forme en Grande Bretagne dans les années 1960 les cultural studies. À une période de forte agitation sociale, ce groupe de recherches de Birmingham porte son intérêt sur ces nouveaux phénomènes culturels comme le rock ou le punk, sentant bien là l’importance de tout ce qui se joue. En rupture avec le formalisme académique, les cultural studies prônent une solidarité des outils et des compétences pour tenter de cerner le fait culturel dans sa complexité. Davantage perçues comme une attitude intellectuelle que comme une méthode, les cultural studies auront permis de rendre la culture populaire « digne » d’intérêt. Si effectivement les objets culturels permettent de faire parler les époques, alors que dit originellement la société de l’information à travers la culture qui la porte ? Tel est l’objet de cet article.
À partir de deux œuvres de référence, Neuromancien (1984, en anglais Neuromancer), le roman de William Gibson, et Matrix (1999), la trilogie hollywoodienne d’Andy et Larry (désormais Lana) Wachowski) [1], je propose de dessiner les contours de l’esthétique de l’âge informationnel pour finalement la confronter aux principes cybernétiques de la philosophie de l’information initiée par Norbert Wiener. Mis à part le très grand succès qu’elles ont connu, ces œuvres ont contribué à forger notre imaginaire du cyberespace. L’intérêt d’un tel corpus réside dans l’exploration de la fantasmatique de l’âge informationnel avant ce qui semble être sa concrétisation avec le réseau internet. Car si le changement de millénaire nous a effectivement fait entrer dans la société du futur, ce futur informationnel s’est d’abord construit dans l’imaginaire fertile de la culture cybernétique.
On s’interroge d’abord le message et le style des cyberpunks afin de mieux cerner les enjeux de leur combat pour l’individualisme et l’autonomie des individus. Puis, je m’intéresse au « cyberespace » envisagé par ses pionniers comme un terrain d’expression privilégié. Cet espace hypertechnologisé, underground et libertaire, permettant une configuration inédite de l’espace-temps est le lieu de tous les excès et de la démesure, bien loin de la conception wienerienne d’un monde informationnel transparent et sécurisant.
Dans les années 1980, alors que l’ordinateur est en passe de devenir un produit de consommation de masse, le romancier William Gibson est à l’origine du mouvement cyberpunk. Notons d’abord que du point de vue étymologique, le terme paraît étrange. Son étrangeté naît de la rencontre insolite entre deux sphères que tout semble a priori opposer. Évoquant aujourd’hui l’info-monde dans son ensemble, la racine « cyber » vient originellement de « cybernétique » qui renvoie aux notions de « régulation » et de « contrôle ». Dans « cyberpunk », l’association de cette idée de contrôle avec celle des bruyants rockers punks semble singulière, car tandis que la première partie du terme se réfère à l’idée de maîtrise, l’autre est synonyme de révolte. C’est donc sous la plume aiguisée d’un auteur de science-fiction que se développe le « style cyberpunk ». William Gibson aura ainsi contribué à l’expression d’une esthétique particulière et Neuromancien en est en quelque sorte l’effigie.
Le particularisme cyberpunk
Les cyberpunks sont-ils des punks comme les autres ? Si l’ancrage des punks dans la musique rock est connu de tous, les cyberpunks ont le leur dans la littérature. Né en 1948, William Gibson a découvert vers la fin des années 1970 l’imaginaire punk résumé dans la célèbre formule « no future ». Caractérisée par un rythme énergique, des sons percutants et des voix sauvages et hurlantes, la musique punk coïncide avec celle du message. Les punks sont clairement dans une attitude de rejet total de la société. Volontairement provocateur, ce « côté dark » donne aux punks une allure underground, en marge de l’ordre social qui leur semble être imposé.
En totale concordance avec la clarté du message, cette esthétique de la provocation est reprise par les cyberpunks. Les icônes cyberpunks affirment aussi leur appartenance à une contre-culture. Leur identité s’est forgée à partir d’une symbolique du rejet, d’une opposition au modèle de société dominant. Leur conception de la science-fiction au sein de laquelle le mouvement prospère est, en ce sens, assez explicite. Ils sont aussi bien en marge de la société que de la littérature. En effet, s’il est vrai que la science-fiction est un genre littéraire à part, les cyberpunks se l’approprient pour en faire un terrain d’expression privilégié. Plus libre, moins codée, plus populaire, dénuée de tout élitisme, la science fiction est envisagée par les cyberpunks en opposition à la littérature. C’est en ce sens qu’il faudrait entendre cette déclaration de Bruce Sterling, l’une des figures emblématiques du mouvement :
Si on ne donne pas de détails biographiques c’est parce qu’en tant que cyberpunks, on se considère en un sens comme des pop stars plus que comme des littérateurs. On veut préserver notre vie privée (…) Gibson (…) a une classe de pop star. Je me considère aussi comme une pop star plutôt que comme un écrivain avec un grand E. Écrire le Grand Roman américain, ne m’intéresse pas vraiment. Je veux dire, à quoi bon ? Aucun intérêt. [2]
Seulement, cet esprit contestataire cyberpunk n’a pas de prétention révolutionnaire. Les cyberpunks ne sont pas dans la revendication politique. Ils n’aspirent pas à être les leaders d’une quelconque opposition aux institutions. Leur logique est purement individualiste.
La quête individualiste des antihéros cyberpunk
Les personnages des fictions cyberpunk sont bien souvent des antihéros. Tournés vers eux-mêmes, ils n’ont pas d’autre ambition que celle de la survie. Dans Neuromancien, les personnages paraissent inadaptés au réel. Ils trouvent dans le virtuel une possibilité enfin de s’épanouir. Le « cyberespace » est à envisager comme « une hallucination consensuelle », le symbole d’un ailleurs virtuel meilleur pour les cyberpunks. Ainsi, loin de notre acceptation actuelle du cyberespace (façonnée à partir de notre expérience du Web et de l’Internet) d’un espace d’ouverture et de communication qui fait du monde un village en gommant les frontières, notons que le cyberespace a été pensé originellement comme un espace alternatif pour les réfugiés du réel. Par cette invention, Gibson donne à ses personnages un terrain d’expérimentation imaginaire au sein duquel ils peuvent avoir une nouvelle chance d’être les pilotes de leur vie. Rappelons en effet que «cybernétique » vient du grec Kubernetes signifiant « timonier ». La thématique du pilotage et de la navigation est centrale dans l’imaginaire cybernétique. De ce fait, l’esthétique cyberpunk est une esthétique du pilotage. L’image du pilote est celle de l’autonomie parce qu’il est celui qui avance en se servant des informations dont il dispose. Le sens de son activité est de prendre des décisions et d’assumer les conséquences de ses choix.
Mais les choix auxquels sont confrontés les cyberpunks sont souvent risqués. Le danger est quotidien pour les héros de Neuromancien. L’intrigue repose sur les péripéties du protagoniste Case. Présenté comme un artiste hacktiviste, Case gagne de l’argent grâce à son génie informatique. Il représente l’archétype du hacker. Il détourne des informations pour son intérêt ou son plaisir personnel, jusqu’au jour où il se fait prendre. Il est alors condamné à l’exil. Cet ostracisme entraîne pour Case une dégénérescence du système nerveux ; le cerveau étant ce qui assure une connexion entre l’homme et la machine. Cette lourde condamnation le fait sombrer dans le désespoir, car en quittant le cyberespace, il perd sa situation, sa renommée, ses capacités physiques et mentales. Il rencontre trois personnages surprenants – Molly (héroïne cybermodifiée), Armitage et Muet d’hiver (une intelligence artificielle) – qui lui confient une mission de piratage à haut risque, grâce à laquelle il pourra sortir de sa déchéance en retrouvant son Eldorado perdu. Intrigue alambiquée qui contribue à obscurcir son déroulement, personnages hors normes, exposition constante au danger, ce sont là les ingrédients du roman cyberpunk.
La même recette est expérimentée dans Matrix, même si la situation des personnages n’est pas similaire à celle des héros de Neuromancien. Dans le roman de Gibson, Case se bat pour continuer à évoluer dans le cyberespace, tandis que le héros de Matrix se démène pour s’extirper du système matriciel. Toutefois, on remarque que pour ces deux figures emblématiques de la fiction cyberpunk, l’hacktivisme est vécu comme une source d’émancipation. Ils ont l’impression de se battre pour ce qui leur importe le plus : leur liberté individuelle et leur libre arbitre. Aussi, le monde informationnel, encore appelé « cyberespace » ou « matrice », constitue pour eux un terrain d’affirmation personnelle. Fragilisés dans le réel, les personnages se réalisent dans l’espace virtuel, à envisager comme l’endroit de la rencontre du cyberpunk avec lui-même. Les cyberpunks sont les pirates de l’espace informationnel. Si l’on s’en tient à ces deux œuvres de référence cyberpunk, on notera que le hacker est décrit comme un individu complexe. Fragilisé dans le réel, il est en marge de la société. Le hacker dispose d’aptitudes supérieures à la moyenne dans la maîtrise des technologies. Cette supériorité leur confère une respectabilité certaine au sein du réseau. Ses facultés sont mises au profit de sa révolte contre l’uniformisation, qu’il perçoit comme le signe menaçant de l’offensive triomphante du capitalisme.
Toutefois, une remarque s’impose. On pourrait en effet se demander s’il n’y pas là une tension invincible entre l’individualisme d’une réalisation personnelle, celui d’une quête égoïste d’émotions fortes, et le concept de « révolte » associé à l’idée de soulèvement populaire. Précisément non. Car la figure du hacker est bien celle d’un révolté. Et le sens de cette révolte se trouve dans l’information. Tel un Graal qu’il s’agirait de conquérir, le hacker cherche à libérer l’information pour la rendre accessible. Élément central de la société cybernétique, la recherche de l’information représente un devoir pour les pirates informatiques. Elle est ce que Pekka Himanen appellerait « l’éthique du hacker ». Selon l’auteur, les pirates technologiques « programment avec enthousiasme » et croient que le « partage de l’information est un bien influent et positif et qu’il est de leur devoir de partager leur expertise en écrivant des logiciels libres et en facilitant l’accès à l’information ainsi qu’aux ressources informatiques autant que possible.» [3]
Cette recherche effrénée de l’information ne peut véritablement être appréhendée qu’à partir de la thématique du choix. Dans Matrix, elle est exploitée notamment dans la scène culte des pilules bleue et rouge. En fait, Néo doit choisir entre deux options qui vont déterminer le reste de sa vie. Il peut faire le choix de rester Mr. Anderson (jeune programmeur informatique au sein d’une multinationale) et oublier sa rencontre avec les résistants grâce aux effets d’une pilule bleue, ou choisir la pilule rouge, symbole de vérité et assumer ainsi son rôle de héros de la résistance (autrement dit, accepter la destinée de son avatar Néo, leader de la révolution) qui le mènera à la lutte contre la Matrice. Néo opte pour la vérité et devient, selon la formule de Michaël La Chance, ce héros « mythique, vengeur et rédempteur » [4], le héros le plus emblématique de la cyberculture. Il tient sa force de sa recherche constante d’informations grâce à laquelle il est plus clairvoyant sur les choses. Ce don de clairvoyance est libérateur parce qu’il le délivre de l’emprise de la matrice. Morpheus, son mentor, le résume assez bien :
Tu es ici parce que tu sais quelque chose. Tu ne peux pas expliquer ce que tu sais, mais tu le sens. Tu l’as senti toute ta vie : il y a quelque chose qui ne colle pas dans le monde. Tu ne sais pas ce que c’est, mais c’est là, comme une écharde dans ton esprit, qui te rend fou.
Faisant écho au mythe de la caverne de Platon, cette scène montre l’ascension du héros vers le chemin de la connaissance. Par le choix de la pilule rouge, Mr. Anderson devient Néo, un « homme nouveau ». Néo apprend à devenir lui-même par ce combat pour la liberté individuelle ; un combat contre la matrice, lieux de tous les simulacres.
L’importance de la communauté
Même si Matrix est un produit de l’industrie hollywoodienne, on retrouve des points de connexion entre l’œuvre des Wachowski et celle de Gibson. Revendiquant leur appartenance à une contre-culture, les cyberpunks incarnent une esthétique particulière dominée par la « rock attitude », signe de rejet de la société. Se dessinent les contours d’un style tout en démesure où s’expriment à la fois le mépris des punks envers l’ordre établi et l’arrogance des pirates informatiques fiers de défier la puissante machinerie capitaliste. Leur apparence physique est censée être à l’image de leur état d’esprit : le cuir noir est le signe de la fermeté de leurs convictions et les lunettes noires évoquent leur clandestinité. Ce côté « anarchiste », « libertaire », voire « underground », transparaît aussi bien dans Neuromancien que dans Matrix. Les protagonistes se sont constitués en groupes de résistance hors système. D’ailleurs, comme l’explique Manuel Castells :
la culture hacker est animée par un sentiment collectif fondé sur la participation active à une communauté qui se structure autour de coutumes et de principes informels d’organisation sociale. [5]
Le rejet de la société s’accompagne ainsi de la constitution d’une microsociété alternative au sein de laquelle ils peuvent se réaliser. Dans les deux œuvres, les cyberhéros s’émancipent au sein d’une communauté de valeurs partageant le même code moral et esthétique. L’individu ne se définit donc pas en opposition à la communauté. Par ailleurs, au sein de la communauté cyberpunk, les femmes ne souffrent d’aucun traitement particulier. Légitimes, elles jouent un rôle central sans avoir à gagner leur place. À bien des égards, les cyberhéroïnes de Gibson (Molly) et des Wachowski (Trinity) se ressemblent. Cheveux courts et lunettes noires, elles ne font pas que soutenir ou accompagner les héros, mais participent activement à la lutte pour l’autonomie des individus. D’ailleurs, Trinity y perdra la vie. Se retrouve ici l’essence même de la philosophie cybernétique contenue dans le concept de « maîtrise » et dans l’image du « pilote » qui prend sa vie en main.
Un univers dystopique ; une vision pessimiste du futur
Des deux univers se dégage une atmosphère pesante, sombre et inquiétante qui laisse présager l’imminence d’une catastrophe. Ce pessimisme se nourrit aussi bien de l’opacité des intrigues que de la psychologie des personnages. C’est bien parce qu’ils n’ont pas confiance dans la société, parce qu’ils n’ont plus d’espoir sur son évolution, que les cyberhéros sont dans une logique de rejet. De même, la lutte pour leur idéal est semée d’embûches, ce qui bien souvent leur vaut des phases de découragement et de désespérance. La vision du futur dépeinte dans Neuromancien et dans Matrix est négative. Pour Irène Langlet, la société de Neuromancien est perçue comme une « réduction dystopique de la nôtre » incarnant une « époque décadente » et déstructurée sans véritable cadre social, politique ou familial [6]. Cela fait de la société du cyberespace, une société d’uniformité ou « le trafic des marchandises se développe dans une atmosphère de mainmise économique par quelques multinationales » [7]. La même violence se ressent dans le film des Wachowski où la puissante matrice traque, par le biais de l’un de ses increvables agents (l’impitoyable Mr. Smith), tous ceux qui parviennent à se libérer de ses illusions.
La critique du capitalisme
Dans les deux œuvres, l’ennemi des cyberhéros apparaît comme une entité puissante qui est censée incarner le système social dans sa globalité. En fait, si l’allusion au système capitaliste est quasi explicite, il faut dire qu’elle paraît moins crédible dans Matrix. En effet, dans Neuromancien, Gibson décrit une organisation où les États se sont effacés pour laisser la place à un système de gouvernance machinique ultra-capitaliste qui finit par tout régir, y compris la vie des individus. Dans le cas de Matrix, l’affirmation qu’il s’agit bien d’une dénonciation du capitalisme est plus difficile à tenir. Lorsque la dénonciation des dangers du virtuel sur les adolescents se fait à coups d’effets spéciaux et d’images de synthèses, la sincérité des intentions est mise en doute.
De la même manière, lorsque la critique du capitalisme est faite par l’une des plus emblématiques productions de l’industrie hollywoodienne, des doutes apparaissent. Célèbre pour ses écrits sur le simulacre, Baudrillard, qui refuse tout parallèle entre son œuvre et le film qu’il qualifie de « détritus conceptuel new age » soutient que ce qu’il y a de « suspect », c’est qu’il s’agit d’un « film sur la Matrice qui aurait pu être fabriqué par la Matrice ». [8]
Quoi qu’il en soit, ce flou herméneutique qui entoure le film contribue à la confection de l’imaginaire de la cyberculture autour des notions d’« opacité », de « simulacre », de « manipulation », d’« insécurité », de « lutte », de « clandestinité ». Bref, cette atmosphère délétère qui se dégage de ces deux mythes cyberpunks est pourtant, de l’aveu même de Gibson, une vision plutôt optimiste du futur informationnel :
Je ne crois pas que ce soit cet avenir-là qui nous attend. Je pense que ce qui va se passer est bien pire… Beaucoup de gens […] considèrent que « Neuromancien » est une histoire sinistre. Je pense au contraire que c’est une vision optimiste. [9]
Même si l’on retrouve ici la ligne discursive caractéristique du catastrophisme punk, Gibson marque la rupture cyberpunk. En effet, il considère le cyberespace comme un espace alternatif au réel. La fameuse formule « no future » des punks pourrait faire l’objet d’une actualisation cybernétique, et s’énoncer en ces termes « oui à un cyberfutur ». Passionnés des technologies nouvelles, les cyberpunks peuvent non seulement résister, s’adapter, mais aussi évoluer et trouver un espace d’expression au sein de cet univers hypertechnologisé. Les « punks » du cyberespace, contrairement à ceux de la société réelle (largués et marginalisés), ont manifestement trouvé, par la technique, un moyen de se refaire.
Conclusion
En tant que produits culturels, les mythes font parler les époques. Ils révèlent autant d’indices d’être-au-monde. Dans cet article, nous nous sommes focalisés sur deux œuvres de référence de la cyberculture pouvant être considérées comme des mythes fondateurs. Neuromancien et Matrix représentent de ce fait des projections de l’ère informationnelle avant Internet et l’avènement des nouvelles technologies. Plusieurs points importants peuvent être retenus.
Tout d’abord, soulignons le fait que l’élaboration esthétique de la cyberculture s’élabore à partir d’une logique d’opposition au modèle politique, social et culturel dominant. S’il n’est pas étonnant de constater aujourd’hui que chaque nouveauté en matière de jeux vidéo crée le buzz avant d’engendrer des millions de ventes, il nous faut pourtant rappeler que la cyberculture n’est pas originellement une culture de masse. La cyberculture dont les cyberpunks sont les premiers artisans est une contre-culture. Partant de là, se comprend la clarté du message de rupture des punks tout entier contenu dans la célèbre formule « no future ». Se comprend également l’esthétique « dark », l’habit noir étant un élément de distinction qui permet de signifier l’appartenance à une communauté d’opposition. Se comprend aussi l’expression d’une philosophie de la liberté qui entend redonner toute son importance à l’individu. On retiendra également, l’élément distinctif cyberpunk, à savoir leur enthousiasme pour les technologies.
Ainsi, il nous est apparu que la logique de la provocation et le sens de la démesure sont ce qui caractérise l’esthétique cyberpunk. Il est vrai que ce nouveau millénaire dans lequel nous sommes entrés a fait l’objet de nombreuses projections fantasmatiques. Il est intéressant de relever que dans les années 1980 (dans le cas de Neuromancien) et 1990 (dans le cas de Matrix), la vision des années 2000 qui transparaît est pessimiste. Le futur informationnel est alors envisagé comme un univers urbain opaque et décadent où règne une atmosphère de suspicion. La société informationnelle est considérée comme une société de conflits entre les hommes et les machines. Sous l’impulsion de cyberhéros, des poches de résistance se forment pour préserver la liberté des individus contre toute forme de déshumanisation.
Ce souci de l’homme représente le principal point de connexion entre l’esthétique cyberpunk des années 1980 et 1990 et les principes philosophiques d’une société de l’information telle qu’elle a pu être envisagée par Norbert Wiener. Certes, les nombreux parallèles contenus dans les démonstrations de Wiener entre l’homme et la machine ont fait planer sur la cybernétique un soupçon d’antihumanisme. Seulement à y regarder de plus près, Wiener ne vante pas une prétendue supériorité des machines, mais il tente de valoriser le caractère infaillible de leur rationalité aux fondements mathématiques. Car pour le père de la cybernétique, l’important est l’accessibilité à l’information. La centralité de l’information s’explique par le fait qu’elle est ce qui permet de guider les choix, étant entendu qu’un bon pilote est celui qui dispose des informations suffisantes pour décider de sa direction.
En dehors de cela, l’esthétique cybernétique apparaît davantage comme la corruption des principes wieneriens d’une philosophie de l’information pour le progrès humain. En effet, telle qu’elle est théorisée par Wiener dans Cybernétique et société, l’information est une valeur, la valeur rationnelle au fondement d’un monde plus transparent. Loin de l’opacité de l’univers cyberpunk, l’info-monde de Wiener est conçu comme un espace ouvert de communication où l’information circule sans entrave. Dans l’optique cybernétique, la fluidité de l’information est censée assurer la paix. Et si l’espace cybernétique de Wiener est originellement pensé dans les années 1950 pour être un espace pacifique, sous la plume de Gibson, le « cyberespace » devient un champ de bataille punk, symbole du rejet de l’ordre établi.
Enfin deux attitudes s’opposent. Le cyberespace est peuplé par des cyberpunks criant leur colère envers une société dans laquelle ils ne se reconnaissent pas. Il est dépeint comme le lieu de tous les excès (pollution, drogues, trafics …). Le pilote cyberpunk est un pirate tourmenté qui navigue dans des eaux agitées. Version originelle de la société de l’information, la société cybernétique est fondée au contraire sur les principes de « contrôle » et de « mesure » conformément à l’éthique du pilote. Pour Wiener, le bon pilote est avant tout un homme responsable qui fait preuve de tempérance et de rationalité dans ses choix.
Entre culture de masse et contre-culture, fascination pour le virtuel et dénonciation de ses dangers, mesure et démesure, la cyberculture n’a pas fini de se nourrir de ses propres contradictions. La rapidité des évolutions en cours (au niveau des tendances, des produits culturels et des pratiques) nous incite à sans cesse réinterroger ses fondements pour tenter de la saisir dans sa complexité.
Imane Sefiane a soutenu sa thèse de doctorat sur la philosophie cybernétique et ses liens avec la cyberculture à l’université de Paris Ouest Nanterre La Défense en 2012 (sous la direction de David Buxton). Elle a été ATER en information-communication à l’université de Paris Ouest 2010-11, et à l’IUT de Poitiers (antenne à Angoulême), 2012-13.
Notes
[1] Jusqu’ici, on parlait des « frères Wachowski ». Le film Ninja Assassin (2010) était crédité à Andy et Larry/Lana Wachowski, et Cloud Atlas (2012) à Andy et Lana Wachowski, rendant définitif le changement de sexe de la dernière. Désormais, par convention, on parle des Wachowski (note de l’éditeur).
[2] Bruce Stirling, Interview Mondo 2000, cité par M. Dery, Vitesse virtuelle, Abbeville, 1997, p. 106.
[3] Pekka Himanen, L’éthique du Hacker et l’esprit de l’ère de l’information, Exils, 2006, p. 26. Himanen revient sur la première définition du Hacker : « Lors de la première conférence des hackers qui s’est tenue à San Francisco en 1984, Burell Smith, qui fut à l’origine du Macintosh d’Apple, définissait le terme ainsi : « les hackers peuvent faire n’importe quoi et être hackers. Vous pouvez être charpentier hacker. Il n’est pas indispensable d’être à la pointe des technologies. Je crois qu’elle a à voir avec l’art et le soin qu’on y apporte »».
[4] Michaël La Chance, Capture totale, Matrix mythologique de la cyberculture, Presses de l’université de Laval, 2006, p. 73.
[5] Manuel Castells, La Galaxie Internet, Fayard, 1998, p. 64.
[6] Irène Langlet, La Science Fiction, Armand Collin, 2006.
[7] ibid.
[8] « Baudrillard décode Matrix », Le Nouvel Observateur, 19 juin 2003.
[9] William Gibson, « Conversation avec Timothy Leary » in Timothy Leary, Chaos & Cyberculture, Éditions du Lézard, 1996, p. 39.
Sefiane Imane, « De « Neuromancien » à « Matrix », les particularités de l’esthétique cybernétique – Imane Sefiane », Articles [en ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2014, mis en ligne le 1er janvier 2014. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/neuromancien-matrix-particularités-esthetique-cybernetique/
Imane Séfiane est docteur en sciences de l’information et de la communication. Elle a soutenu sa thèse de doctorat sur la philosophie cybernétique et ses liens avec la cyberculture à l’université de Paris Ouest Nanterre La Défense en 2012 (sous la direction de David Buxton). Elle a été ATER en information-communication à l’université de Paris Ouest 2010-11, et à l’IUT de Poitiers (antenne à Angoulême), 2012-13.