Ce texte est un extrait d’une interview vidéo donnée par Edward Snowden en décembre 2020 à Stossel TV (YouTube). Informaticien, Snowden fut contractuel à la CIA, puis à la NSA (National Security Agency). En 2013, il a révélé l’existence de plusieurs programmes secrets (et illégaux) de surveillance de masse par la NSA des populations américaines et européennes (captures des métadonnées des appels téléphoniques, systèmes d’écoute sur Internet), en coopération avec des entreprises privées comme Microsoft, Google, Facebook, YouTube, PalTalk, Skype, AOL, Apple. Pour cela, on devrait lui être reconnaissant. Il a déclaré que « son seul objectif est de dire au public ce qui est fait en son nom, et ce qui est fait contre lui ». Inculpé d’espionnage et de trahison, il a réussi à fuir via Hong Kong à Moscou, où il a obtenu l’asile, refusée par la France et par d’autres pays européens, sous la pression des États-Unis.
Snowden se penche ici sur un thème non traité dans le livre racontant son expérience (Mémoires vives, Seuil, 2019), à savoir la surveillance de masse opérée par des géants du secteur privé, notamment Amazon. Ses propos complètent ceux de Shoshana Zuboff (Web-revue du novembre). Il est intéressant de noter que, dans les deux cas, la critique de ces géants, venue de l’intérieur du système, est beaucoup plus cinglante (car allant jusqu’à la dénonciation de la manipulation directe des comportements) que celle émanant des milieux anticapitalistes. La cible de la critique de Zuboff, longtemps professeure à la Harvard Business School et keynésienne bon teint, est d’un capitalisme sérieusement dévoyé ; dans le cas de Snowden, venu à l’origine de la droite libertarienne, c’est la trahison des valeurs américaines de base. Les deux appellent implicitement à des solutions réformistes : la régulation avec des lois antitrust et de la protection véritable de la vie privée. Il reste à voir si une politique de régulation est soluble dans le capitalisme tardif, tant les rapports de force informationnels et financiers sont défavorables aux États nationaux.
Le texte a été transcrit et traduit librement par moi pour accommoder le passage à l’écrit d’un monologue improvisé. Les mots placés entre parenthèses carrées sont de moi. Les quelques relances de l’intervieweur John Stossel, qui surjoue le Monsieur Candide, ont été supprimées (David Buxton).
[…] Amazon vient de nommer à son conseil d’administration [septembre 2020] l’ancien directeur de la NSA [Keith Alexander], qui a dû démissionner en disgrâce [en 2014] pour avoir dirigé un programme de surveillance de masse condamné depuis par les tribunaux. Cette nomination est inquiétante. Pourquoi Amazon a-t-il pensé que cela était une bonne idée ? Amazon Web Services est un fournisseur de services informatiques dans les nuages (cloud provider) qui gère environ la moitié du trafic sur Internet ; tout cela transite par le data center d’Amazon où les données peuvent être vues et enregistrées. Quand tous les appareils que nous utilisons pour accéder aux sites sont croisés, on peut obtenir des identifiants, des noms d’utilisateur, des logins, des numéros de téléphone, un login Facebook ou Gmail, des cookies. Cela veut dire qu’on peut tracer de manière très détaillée ce que vous regardez en ligne, les sites que vous visitez, ce que vous recherchez, vos intérêts, vos tendances politiques. La location des individus et de leurs contacts se renforce avec l’utilisation actuelle des programmes de traçage [dans le contexte de la crise sanitaire].
Tout cela donne à Amazon des informations sur des décisions d’achat, des informations financières, des cartes bancaires, des adresses de livraison, informations qu’il peut collationner. Maintenant on voit Amazon avec la technologie Alexa ou Echo mettre en place le programme Sidewalk [réseau étendu d’appareils connectés à des fins de sécurité] qui permet d’écouter vos appareils, chez vous, chez votre voisin qui partage votre accès wifi, aux hôtels, etc ; tout cela est collationné par Amazon. Par conséquent, Amazon a une connaissance de plus en plus détaillée de l’identité du monde. Des identités individuelles, collectives, croisées avec des intérêts intellectuels, des activités et des achats, ça s’appelle l’enrichissement des données, qui sont ensuite partagées avec des entreprises, et appliquées à des usages qu’on ignore. […]
Par conséquent, on entre dans un monde quantifié où tout ce qu’on fait, partout où on va, chaque personne qu’on voit, et ce à quoi on s’intéresse sont anticipés, collectés, enregistrés, analysés et évalués, non par des humains (il n’y a pas de bénéfice d’un jugement humain), mais par des algorithmes qui décident si on est désirable ou non, si ce qu’on fait est bon ou mauvais. On ne sait pas comment tout cela est appliqué pour l’instant, mais on sait qu’une fois Amazon a cette information, on ne peut la lui retirer ; avec les lois en vigueur d’aujourd’hui, les États-Unis sont l’un des seuls pays – sinon le seul pays – au monde développé qui ne possèdent pas de loi qui protège la vie privée. […]
La jeune génération est forcément plus préoccupée par des intrusions dans la vie privée, car ma génération [Snowden est né en 1983] a grandi avec la Web 1.0 et ses sites statiques. Maintenant il existe la Web 2.0 où on peut interagir avec les sites, et les enrichir. Le partage est néanmoins sélectif, ce qui est clair quand on regarde des sites comme Instagram qui sont à la base des sortes de concours de beauté, où on poste l’image de son diner merveilleux, mais non de son pain cramé du matin. On comprend que tout est sélectif, et que les posts font partie d’une conversation avec des invités amis, à qui on ne dit pas tout. Cette ouverture [trop] franche au monde est exploitée par des entreprises qui n’avaient pas réussi à nous vendre des produits lors de la commercialisation de la Web 1.0 (l’essor des sociétés à base de technologies numériques, des sites [inutiles] comme pets.com). Les jeunes ne le savent peut-être pas, mais les premières tentatives pour commercialiser la Web n’étaient pas très réussies. Dès qu’elles se sont rendues compte que la demande pour leurs produits était limitée, les sociétés du numérique ont recherché un nouveau produit, ce qui a mené à la nouvelle Web : ce nouveau produit est nous-mêmes. Nous ne sommes pas les utilisateurs de ce système, nous sommes utilisés par lui.
Vous [il s’adresse à l’intervieweur John Stossel] dites que vous ne vous souciez pas de cela, mais vous ne comprenez pas comment le système est utilisé contre vous. Ce n’est pas à cause d’un manquement de votre part, mais par dessein ; ces entreprises ne veulent pas que vous compreniez comment le système fonctionne. Celui-ci vous profile, créant ce qui s’appelle un pattern de vie, un graphique social pour vous et pour tout le monde. Même si vous essayez d’agir de manière anonyme, par exemple si vous avez peur d’avoir un cancer et vous recherchez un médecin ou une clinique d’oncologie, ou si une jeune femme consulte un site sur la contraception ou sur l’avortement, votre identité est ré-associée avec une empreinte préétablie ; c’est ce que font Google et Apple sur vos phones à des degrés différents. L’idée est de vous encapsuler, de vous transformer en valeur [monétaire] dans une base de données, dans un ensemble qui peut alors être influencé et contrôlé.
On a du mal à comprendre cela, parce qu’il semble si abstrait. Ce n’est pas comme voir son voisin embarqué en pleine rue en Allemagne nazie. Il y a des exemples qui semblent anodins comme les ensembles de données construits pour le recensement par IBM, qui sont ensuite appliqués à d’autres fins sans que l’on ne le sache. Ce qui se fait aujourd’hui, c’est la concentration de tout ce qu’on sait sur une personne en une valeur connue à manipuler ; le début et la fin du système est de vous rendre contrôlable. La surveillance de masse n’est pas efficace dans le contexte de [lutte antiterroriste]. Là où elle est efficace, c’est dans [la collecte de ce genre] d’intelligence, qui est ultimement un moyen d’influence.
Ces programmes n’ont jamais été dessinés pour lutter contre le terrorisme, mais plutôt pour la manipulation diplomatique, l’influence sociale, l’avantage informationnel, bref le pouvoir. La variante opérée par l’entreprise privée, c’est la même chose. L’interférence dans les élections – et la dernière vague de publicité et de ciblage politiques a été particulièrement déplaisante – n’est que la menue part d’un grand enjeu. L’essentiel est le pouvoir obtenu par tous les moyens possible : la violence, la loi, la finance, et les nouveaux moyens d’influence qui sont les plus faciles à cacher, les plus fiables, tout cela à l’échelle. On ne peut racheter tout le monde, ni les assassiner si on veut avoir quelque chose à contrôler ; même avec la loi, il y a des transgressions, et des cas limites. Avec de l’information appliquée correctement au moment juste, on peut modifier des comportements. Avec une publicité bannière [bien ciblée], on peut essayer de vous vendre des chaussures par exemple, mais on peut aussi contrôler ce que vous voyez et ce que vous croyez ; cela a été l’objet d’études universitaires. Facebook, qui est une énorme entreprise – on ne parle pas ici d’un petit start-up douteux – a organisé [en 2014] sa propre étude psychologique sur un échantillon d’abonnés pour voir s’il pouvait provoquer chez eux un état de colère ; on a cherché à les manipuler et ça a marché. Il s’agissait d’une tentative de contrôle du comportement de la part d’une société privée. À quelle fin ? Juste pour voir si c’était possible.
La prochaine tentative ne sera pas juste une expérience, ce sera pour en tirer un avantage : influencer des lois, des élections, des expériences, transformer des vies. Cela pourrait être à votre avantage – décrocher un poste inattendu – mais cela pourrait aussi avoir des conséquences extrêmement négatives. Pour une part significative de la population, ce sera le cas.
Quand on parle des opérations du marché libre, on suppose qu’il existe de la compétition ouverte et juste. Mais nous ne vivons pas dans un monde avec un marché parfait, il y a des monopoles, de l’exploitation, des régulations défectueuses, il est difficile d’en trouver un meilleur exemple que les géants d’Internet d’aujourd’hui. Même si nous avons des marchés libres en principe, cela n’a de sens que s’il existe une alternative sous la forme d’un compétiteur comparable, ou s’il est même possible que celui-ci puisse exister. Je ne crois pas que ce soit le cas.
Sous-titres en anglais. La partie transcrite commence à 1:16:00
Lectures
Armand Mattelart et André Vitalis, Le Profilage des populations. Du livre ouvrier au cybercontrôle, La Découverte, 2014. Compte rendu ici.
Armand Mattelart, La Globalisation de la surveillance. Aux origines de l’ordre sécuritaire, La Découverte, 2008. Compte rendu ici.
Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle« , Pourparlers 1972-1990, Minuit, 1990.
Edward Snowden, Mémoires vives, Seuil, 2019.
SNOWDEN Edward , «Un monde surveillé et quantifié – Edward SNOWDEN », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2021, mis en ligne le 1er février 2021. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/monde-surveille-quantifie-edward-snowden/