Le rock, star-system et société de consommation, livre de David Buxton adapté d’une thèse de doctorat soutenue en 1983, fut publié par La Pensée sauvage, petit éditeur grenoblois, en 1985 ; il est devenu introuvable, sauf dans quelques bibliothèques universitaires et encore. À l’initiative du webmaster, la Web-revue a décidé d’en assurer une nouvelle édition numérique au rythme d’un chapitre par mois. Ce livre se voulait une approche conceptuelle et critique de l’impact idéologique du rock. Des débuts de l’industrie du disque microsillon aux punks et aux vidéo-clips, en passant par l’invention du teenager et l’impact capital de la contre-culture et des nouveaux médias de l’époque, le rock sert de point d’entrée dans la société afin de mieux comprendre d’autres phénomènes sociaux comme la consommation de biens culturels et la technologie. Comme prévu, après les deux premiers chapitres en janvier et février 2014, voici le chapitre 3 en mars 2014.
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La star de musique populaire est un phénomène récent. Les chanteurs de music-hall du début du siècle dernier ne peuvent pas être considérés comme des stars au sens moderne du mot : c’étaient plutôt des personnalités dont la célébrité était fortement enracinée dans les traditions locales. La célébrité de chanteurs populaires du type de Caruso dépendait de ce que leur talent soit largement remarqué afin de transcender les publics locaux. Leur image, si on peut utiliser ce mot, était conforme aux normes de leur profession, elle était fonctionnelle. Quand les artistes tentaient de s’identifier à leur public, ils étaient condamnés pour « non-professionnalisme ». La conduite d’Eddie Jobson, qui était allé jusqu’à enlever son col et sa cravate et à se promener au milieu du public, provoqua la sévère critique de Patterson James dans le numéro de décembre 1921 du Billboard : « [un public plus sophistiqué] refusera d’être mis sur un pied d’intimité personnelle, et exigera qu’il s’occupe de son travail qui est de distraire, non en utilisant le public, mais en utilisant la scène et son esprit comme matériaux de base » [1].
Pourtant, le style de voix puissante du type opéra affecté par les premiers chanteurs populaires comme Al Jolson se montra inadapté au microphone et à la radio. Le rôle du micro dans l’établissement de la personnalité d’un chanteur peut s’observer dans le sex appeal attribué à Rudy Vallee à la fin des années 1920, il remplissait le vide laissé par Rudolph Valentino sur la base de sa seule voix enregistrée. Le premier attribut de la personnalité d’une star de musique populaire, c’était la « sincérité », Une jeune fille de Détroit écrivait en réponse au concours « Pourquoi j’aime Frank Sinatra » : « Il nous a donné quelque chose dont nous avions besoin. La plupart des adultes pensent que nous n’avons pas besoin de considération. Nous sommes réellement humains et Frank le comprend. Il nous a donné la sincérité en réponse à notre fidélité » [2].
Contrairement aux normes professionnelles d’une période plus précoce, le star-system était dorénavant organisé autour de personnalités qui toutes débordaient de sincérité, de romanesque et de bonne humeur. Les stars de second niveau tentaient aussi d’incarner ces caractéristiques, mais avec moins d’authenticité et d’aura. Comme le suggérait le sociologue Robert Merton dans son étude de Kate Smith, devenue l’incarnation même de la sincérité pour les Américains pendant la Seconde Guerre mondiale, cette sincérité de la star c’est le refus « d’une discordance entre l’apparence et la réalité dans la sphère des relations humaines » [3]. La star semble être une garantie de convivialité dans un monde où cette qualité a disparu.
Deuxièmement, il n’y avait pas une culture de jeunesse au sens moderne avant le rock and roll qui émergeait au milieu des années 1950. Selon Howard Junker : « Le point principal de la culture pré-rock est que la société se conduisait comme si elle était homogène… En bref, il était théoriquement possible pour tout le monde d’apprécier la culture commune. La famille entière, de six à soixante ans, écoutait Your Hit Parade. [Ce programme] marchait très efficacement, jusqu’à ce que les kids exigent une musique que la famille ne pouvait pas supporter » [4]. Les tentatives des crooners de chanter le rock and roll n’étaient pas crédibles auprès des jeunes.
Quelques années plus tôt (1952), le succès de Johnny Ray montre ce qui va se passer. Ray n’avait aucun talent du point de vue des critères traditionnels et il admettait lui-même : « Je n’ai aucun talent, je chante toujours aussi plat qu’une table »[5]. Il donna un autre sens au concept de spectacle. Il arrivait péniblement au bout de ses chansons, gémissait, étouffait sur la scène où il finissait par éclater en pleurs. Son public, essentiellement féminin, hurlait et se précipitait sur lui, subjugué par un nouveau type d’homme. Le critique Tony Palmer explique que : « son succès commercial anéantit la crainte que pouvait avoir l’industrie de la musique de voir son public disparaître à la moindre suggestion d’indélicatesse » [6]. De plus, Ray fut peut-être le premier chanteur pop blanc à projeter une image différente de ce qu’on attendait d’ordinaire d’un chanteur. Ce n’était pas un expert au sens habituel et son image restait presque purement expressionniste au lieu de celle d’un chanteur professionnel. Avec Ray, l’utilisation de l’image artistique faisait partie intégrante de l’action elle-même. Ceci, parce que sa musique était en totale contradiction avec le « talent de showbiz » ; son chant empruntait le concept de représentation au rhythm and blues noir, l’accent portait sur l’étalage d’émotion plus que sur la virtuosité.
Tony Palmer dans son commentaire sur Ray ajoute : « ...La tension de la scène semblait l’emporter au-delà de ses limites émotionnelles, chaque fois qu’il apparaissait sur scène, il finissait en larmes, Ray trébuchait, suffoquait, avalait ses mots et se battait la poitrine, il tombait à genoux, il tentait passionnément de s’étrangler et pleurait jusqu’à ce que son public soit satisfait… C’est ce que son public réclamait, dit-il aujourd’hui, c’est donc ce qu’il faisait ». Ce style copiait celui des Noirs. « Quand il jouait, raconte un vieux propriétaire de club de Chicago, [T-Bone Walker] sautait frénétiquement d’avant en arrière au milieu des fils électriques, faisant le grand écart, et ma foi, il se pavanait comme un pédé burlesque. La guitare entre les jambes, penché en arrière jusqu’à toucher le sol, il la frottait contre lui, il montrait clairement que guitare électrique voulait dire sexe » [7].
L’artiste noir créa un style scénique en accord avec l’excitation née de la musique, il abandonnait toute recherche de respectabilité (qu’il n’avait jamais eue, à laquelle il n’était pas en position d’aspirer) pour donner une forme vivante aux fantasmes sexuels de son public et aux siens propres. Même dans le cas du gospel le plus traditionnel, le paroxysme émotionnel était un critère important de la qualité de la représentation. Les chanteurs de rock and roll blancs s’approprièrent cette tradition noire de mouvements physiques violents. Déjà, une première génération de musique blanche populaire avait réagi contre la présentation totalement immobile du chant en se balançant et en claquant des doigts pour créer un style détendu. Mais par comparaison, Elvis Presley fut délibérément sensationnel et cathartique : « Quand la musique commençait, il devenait fou furieux. Le corps agité de spasmes comme s’il avait été branché à la même source électrique que sa guitare. Ses hanches se tordaient, ses jambes vibraient comme une perceuse électrique, il faisait la moue, boitait et ‘marchait comme s’il avait fait des grimaces arec ses jambes. Sur scène il bondissait comme un conducteur de jeep traversant un champ labouré. À la télévision on ne montrait Presley que jusqu’à la taille » [8].
À ce stade, l’image de la star était d’importance primordiale. En effet, à l’époque, il était impossible d’entendre le rock and roll à travers les hurlements des fans pendant les concerts. Ainsi, c’était le charisme et l’image de la star plutôt que son talent qui provoquaient l’hystérie. Le concert était une reproduction de la musique plutôt que la représentation originale : le public avait déjà absorbé chaque note et chacun entendait mentalement ce qu’il empêchait les autres d’entendre physiquement. Dans ce contexte, le disque devenait l’original. La distorsion entre les qualités suggérées par la voix et la musique et l’impact physique de l’artiste pouvait tuer l’effet initial de la musique. Ce fut le cas du premier succès de rock and roll Rock Around the Clock (1955) par Bill Haley et les Comets, un groupe établi de musique country and western. Haley tua radicalement son image dès qu’il fit des tournées, non seulement parce que le spectacle n’avait pas la qualité du disque, mais aussi et surtout à cause de son aspect physique, de son accroche-cœur sur le front, de son corps replet et plus important, de son âge relatif. Pour cette nouvelle musique, il était essentiel de présenter une image nouvelle qui complétait l’effet du son. D’abord, Haley était trop vieux pour faire de la musique pour des adolescents, qui constituaient le public de rock and roll. Ensuite, les maniérismes physiques qu’exigeait le rock and roll, danser, tournoyer, se rouler par terre avec la musique, étaient mieux adaptés à des physiques minces et souples. Un chanteur grassouillet ne pouvait accomplir les mouvements nécessaires. Le rock and roll fut la première subculture musicale entièrement axée sur la jeunesse.
Une culture de jeunesse
L’invention du transistor a permis aux jeunes d’avoir une musique différente de celle de la famille. À la différence des stars d’un autre nouveau médium, la télévision, les stars du rock and roll n’étaient pas directement surveillées par des sponsors qui visaient un marché de masse : « … les stars de la télévision sont très circonspectes parce que les gens qui les patronnent n’accepteront pas des histoires. En conséquence, [ils] ne sont pas hauts en couleurs, pas particulièrement non conformistes » [9]. La télévision est donc devenue le médium par excellence pour la publicité et la famille. La radio, afin d’éviter la concurrence directe avec la télévision, commençait à se spécialiser dans la musique pour les jeunes.
Le rock and roll a suscité un déluge de critiques morales. Le corps sur-sexualisé présenté par Presley constituait une rupture avec l’image détendue qui était devenue la marque du chanteur du showbiz. Un journaliste décrivait Presley comme « une libido avec un larynx, un sexe avec une guitare ». Un éditorial dans le Louisville Courrier Journal disait : « A une époque où les réparateurs ne réparent pas, où extraordinaire veut dire ordinaire, nous n’en voulons pas à un chanteur simplement parce qu’il ne peut chanter […], [mais] nous n’aimons pas voir nos enfants excités par un garçon qui a l’air d’un parfait délinquant juvénile 100 % américain ». [10]
Les premières stars du rock and roll, y compris Presley, capitalisèrent sur l’identification référentielle avec un nouveau groupe de stars de cinéma apparu dans les années 1950. La chanson « Rock Around The Clock » servit de thème musical à un film sur la délinquance juvénile (Blackboard Jungle). On comparait les premières stars du rock and roll à James Dean et à Marion Brando, les antihéros violents et sombres alors à la mode. Le producteur d’Elvis, Jackie Gleason, le décrit comme « un Brando qui jouerait de la guitare » [12]. Brando et Dean étaient des héros auxquels les adolescents pouvaient s’identifier dans l’immédiat et non plus au sens d’une socialisation future.
Les stars, à la base de cette identification avec la jeunesse par moyen de personnages « rebelles », se faisaient mutuellement référence : on référait Elvis à Marion Brando, tandis que Terry Dene et Cliff Richard en Grande Bretagne étaient modelés sur Elvis, et Adam Faith sur James Dean. L’histoire de Fabian Forte est encore plus exemplaire quant à la production des stars à l’époque. Il fut découvert à quatorze ans par un entrepreneur de Philadelphia qui « vit dans ce garçon aux épaules voûtées avec sa peau olive et sa coupe queue de canard la sorte d’attrait « américain à 100 % » qu’il cherchait ». À l’âge de 16 ans, Fabian a épuisé la patience de trois professeurs de chant, mais ses disques se vendent et il gagne jusqu’à 12 000 dollars par jour, quand il apparaît en direct. On l’a décrit comme un « Elvis avec la qualité du garçon d’à côté ». Mais il fallait que sa voix soit électroniquement traitée. Le critique de jazz, John S. Wilson disait :
Les techniques d’enregistrement sont devenues tellement ingénieuses que presque n’importe qui peut devenir chanteur. Une petite voix plate peut être amplifiée en misant sur les fréquences basses et en canalisant le résultat à travers une chambre sonore. Un chanteur terne peut avoir plus d’éclat si on accélère les bandes d’enregistrement. Les fausses notes peuvent être coupées de la bande et remplacées… [12]
Ce qu’il faut souligner ici c’est que la possibilité de manipulation de la voix dans le studio d’enregistrement a ouvert la porte à une plus grande manipulation de l’image du chanteur. La « personnalité » originale n’est plus inviolable. Dorénavant, les producteurs peuvent s’appuyer sur la fabrication d’une image convenable. Ce changement de regard sur le chanteur peut se voir dans ce qui suit :
Quand les portes de l’avion s’ouvrirent, un type du sud des États unis, calme et bien élevé en descendit. [Le producteur britannique] Jack Good se souvient avoir pensé, « Mon Dieu, ça n’ira pas… M. Vincent va devoir changer son image ». Heureusement, dit Good, Vincent souffrait des jambes à cause d’une chute de moto et portait des plaques de métal à l’intérieur de sa jambe. Cela me donna une idée. Tandis qu’il boitait, je compris qu’il devait devenir une silhouette à la Richard III [vilain dans la pièce shakespearienne éponyme], habillé tout en noir, avec des gants noirs, il fallait qu’il creuse les épaules et qu’il regarde la télévision d’un air sinistre. Je m’arrangeai pour qu’à sa première apparition à la télévision, il ait à descendre des escaliers, ce qui accentuait sa boiterie. Je lui donnai un médaillon à porter autour du cou pour accentuer son allure shakespearienne. Quand je le vis essayer de descendre les marches normalement, je dus lui hurler : « Boite, pauvre con, boite ». [13]
Alors que précédemment, le style des chanteurs et leur musique étaient supposés découler naturellement de leur personnalité, le style est désormais construit pour accompagner la musique et ne doit rien à la personnalité du chanteur. La voie était désormais ouverte à l’intégration totale du chanteur dans le monde de la mode et du design. On changeait le style du chanteur afin de lancer une mode à qui le chanteur servait de référence :
« Votre look est trop bar de café », dit Jack Good [au chanteur] Cliff Richard. « Pour commencer, il faut couper les pattes. Tout le monde les a eues pendant des années. Nous devons mener le bal, et ne pas suivre derrière. Sans les pattes, et si vous jetez la guitare et chantez tout simplement, ce sera quelque chose de complètement nouveau ». Cliff Richard fut horrifié : « Mais qui pourra me reconnaître sans les partes ? »[14]
Le même Cliff Richard fut entraîné à faire la moue. Sur scène, cela semblait spontané, mais c’était le résultat de longues répétitions : Richard s’agrippait l’avant-bras gauche avec la main droite d’un air angoissé. Good explique que cela fut fait pour suggérer qu’on le sortait de l’anesthésie avec des seringues hypodermiques.
Presley, qui créa l’image de base de la star de rock and roll, dissémina l’image du rocker (blouson noir) bizarre, réprouvé, nihiliste. Ce qui est important à propos d’Elvis Presley, c’est jusqu’à quel point il incarna un style culturel à travers son image. Les stars de rock and roll qui portaient les modes inventées par leurs fans fournissaient des symboles pleins de sens pour les subcultures des jeunes. Ainsi, la star ne joue plus seulement la star, en relation traditionnelle avec son public, mais est symbolique, sous sa forme humaine, d’idées sociales plus vastes.
Comme les autres images sociales, la star incarne sa propre’ unité et sa propre cohérence, mais représente plus au sens symbolique que ce que contient son image. Ce sens symbolique représente une valeur d’usage accrue de la star qui devient la matérialisation d’une subculture. L’identification de la star de rock and roll avec l’image du rocker correspond aux plus fortes années de croissance dans l’histoire du disque. En effet, la plus grande croissance annuelle correspond aux années qui ont vu la percée du rock and roll : 1955 (23,2 %) et 1956 (25,5 %).[15] Dans la mesure où l’image du rocker, quoique sous une forme diluée, affecta beaucoup de teenagers au milieu des années 1950, le disque a vu s’accroître spectaculairement sa valeur d’usage.
Ce qui est différent, par exemple, dans la fabrication d’une image comme celle de Gene Vincent, c’est l’utilisation de l’image pour elle-même. La silhouette Richard III de Vincent ne reflète aucun schéma social, mais offre une ressemblance marginale avec les personnages aliénés et désemparés popularisés par Dean et par Brando. À mesure qu’on fabrique des stars, l’ancienne image du showbiz revient en catimini, avec cependant une différence majeure : on réalise que maintenant il faut fabriquer une image plus élaborée.
Au début des années 1960, la première génération de stars du rock and roll avait disparu, laissant la nouvelle musique sans chefs de file. Elvis Presley faisait son service militaire (1958-60) et les autorités exploitèrent sa nouvelle respectabilité. Buddy Holly et Eddie Cochran furent tués respectivement dans un accident d’avion (1959) et dans un accident de voiture (1960). Jerry Lee Lewis fut forcé d’abandonner temporairement sa carrière après le scandale à propos de son mariage avec sa cousine de treize ans (1958). Chuck Berry fut arrêté pour avoir violé le Mann Act (loi sur la transportation non autorisée d’une mineure entre deux États, en l’occurrence une prostituée de 14 ans) en 1961, et a pris 20 mois ferme ; Little Richard est devenu évangéliste (1957), et s’adonna désormais au gospel.
On promotionnait alors des artistes conformes aux styles pop traditionnels. Le rock and roll est fini, disait-on, ça n’a été qu’une mode de plus. Bobby Darin apparaissait portant des tricots de mohair noir, Bobby Rydell « croonait », envoyait des œillades et souriait. Chacun d’eux dansait un peu en chantant afin d’incarner une sophistication facile, indicative d’un retour au passé. On persuadait les chanteurs de porter des smokings et de se faire accompagner d’orchestres de seize instruments. Les chanteurs étaient partagés entre le conflit que cette musique incarnait à l’origine et les exigences des promoteurs, qui étaient trop fortes, et à son retour du service militaire, Elvis devint un gentil jeune homme.
En février 1960, deux promoteurs américains Joe Mulhall et Paul Neft racontèrent comment ils avaient créé une pop star à partir de rien. Ils avaient questionné trois mille fans et établi un type idéal, d’origine italienne, bien fait, gentil sourire, sincère, honnête, tranquille, intelligent. Sur cette base, ils sélectionnèrent Johnny Rastivo, qui avait quinze ans, était d’origine italienne et firent de lui un pop singer connu de deuxième zone. À la même époque, Bunny Lewis, un manager célèbre de l’époque, décrivait sa recette de succès. Il chercha un jeune homme au physique attirant, puis le prépara, arrangea ses cheveux, ses dents et voilà la star. La célèbre star Buddy Holly était à l’origine trop laid pour être star à cause de ses dents cassées et de ses lunettes, son agent Lloyd Greenfield lui fit refaire les dents, couper les cheveux et changea ses lunettes de fil de fer pour de grandes lunettes noires qui devinrent à la mode, puis on lui mit des sweaters et on lui apprit à sourire.
Le folk
Le mouvement « folk » émergea aux États-Unis à la fin des années 1950 en réaction aux excès de la manipulation des individus et de la fabrication des personnalités de la musique pop. En contraste avec le soi-disant rock and roll artificiel, le mouvement folk était sérieux, il apportait des messages, chose qui se reflétait dans la personnalité du chanteur (dans le cas du Kingston Trio, un costume bien coupé leur donnait un air d’universitaire chic qui rendait leur message acceptable et sérieux). De même, la couverture du premier album de Peter, Paul et Mary donne une bonne idée de leur image :
Peter, Paul and Mary chantent de la musique folk. Il n’y a rien de fabriqué dans leur travail, pas d’amateurisme charmant, pas de professionnalisme dépourvu d’inspiration passant pour de l’authenticité. Quoiqu’ils aient entrepris jusqu’ici, Peter, Paul and Mary l’ont fait avec du flair et visiblement avec tout leur cœur. La vérité est gravée sur ce disque. Il mérite votre attention exclusive, ne dansez pas, écoutez leur musique, regardez leurs visages. Il y a quelque chose d’optimiste et d’enthousiasmant dans cette expérience musicale. Pas de trucs. Savoir que quelque chose d’aussi bon peut être populaire vous l’emplit d’un nouvel optimisme. Peut-être que tout va aller bien. Peut-être est-ce la fin de la médiocrité, la fin de l’hystérie. Une chose est sûre : l’honnêteté est de retour, dites-le à vos amis ». 16
Cette description de Joan Baez par Time montre bien la volonté du folk de s’opposer à l’image traditionnelle du show-business : « Elle n’est pas maquillée. Sur scène, elle entre, marche droit au micro et commence à chanter. Pas de show-business. D’habitude, elle porte un tricot, une chemise, une jupe simple. La pureté de sa voix suggère la pureté d’approche. Elle n’a que 21 ans et est probablement nubile, mais il y a peu de sexualité dans ce flot de sons cristallins » [17].
En essayant de réagir contre la commercialisation excessive de la musique pop et contre la production artificielle de stars, les chanteurs « folk » revenaient à une image très traditionnelle du chanteur populaire, celle invoquée par Patterson James dans sa critique d’Eddie Jobson. Cette tradition accentuait le sérieux du concert et le sérieux du rôle du chanteur. Mais le succès même de la commercialisation sous forme de disque et l’entrée en jeu de la star détendue, voire hautement sexualisée exprimait l’engouement pour un nouveau type de personnalité plus en phase avec l’émergence d’une société de consommation de masse. Dans un monde où les marchandises sont proposées comme les objets du désir, il fallait encourager la libre expression de celui-ci. Le puritanisme projeté par les stars de folk revient à une phase antérieure du capitalisme, où l’honnêteté de l’artisan est importante. Les puristes du folk ont commis l’erreur théorique de penser qu’en utilisant une technologie non électrique et en projetant une image « sincère et naturelle », ils réussissaient à moins se compromettre avec le capitalisme monopoliste identifié à la technologie électrifiée. La musique folk demeurait pourtant une marchandise destinée au marché de masse, de même nature que le rock and roll « commercialisé ».
Le concept de « teenager »
Pendant les années 1950 a surgi un nouveau concept : le « teenager » qui décrivait un style de consommation. Le sociologue Mark Abrams montra dans une étude classique, en 1959, comment le marché des jeunes était dominé par le jeune ouvrier. Il montra aussi comment les gains réels d’adolescents non mariés en Angleterre s’accrurent de 50 % dans la période 1938-58, alors que les gains réels des adultes ne s’accroissaient que de 25 %. De plus, les dépenses « discrétionnaires » (ou « libres ») des adolescents augmentaient de 100 % entre 1938-58. Ces dépenses étaient réduites à des terrains limités. Ainsi les adolescents constituaient 25 % du marché total des objets de loisir comme les motos, les disques, les chaînes, les livres et les vêtements, mais un montant négligeable de la consommation de biens durables (3 %)[18]. Pour résumer, ils dépensaient leur argent à l’achat d’objets culturels, pour leurs distractions, leur loisir en général. Aux États-Unis, cette augmentation fut plus marquée encore. Entre 1945-60, le revenu moyen des adolescents est passé de 2,50 $ par semaine à 10 $ [19].
Il y avait homologie, jusqu’au milieu des années 1960, entre la consommation des jeunes ouvriers, et le monde du spectacle populaire. La consommation des adolescents, donc, s’est référée à un style particulier qui soulignait le loisir et le plaisir. Le teenager était le consommateur par excellence, ouvert selon certains à toutes sortes de manipulations.
Pour les médias, le concept de teenager fut surdéterminé par des connotations de sexe et de violence. Les nouveaux styles de consommation associés aux adolescents, censés être uniquement concernés par le plaisir de l’instant, ont suscité la crainte d’un monde imperméable à la discipline sociale. L’universitaire Richard Hoggart, lui-même d’origine ouvrière, décrivait les amateurs de rock and roll comme « des barbares hédonistes, mais passifs, vivant dans un monde mythique ». Chaque teenager devint un membre potentiel d’une bande violente. On a pu lire sur la couverture du livre Teenage Jungle en 1957 :
Voici une mise en accusation effrayante du crime et du vice des jeunes aux États-Unis. Il montre comment le culte de l’adolescent violent et obsédé de sexe existe dans un cauchemar vivant d’une perversion impitoyable. Ce sont des kids ordinaires que vous rencontrez tous les jours – ordinaires jusqu’au jour où ils flinguent un commerçant, attaquent une jeune fille, torturent un clochard ou meurent dans un fossé [20].
Le « teenager » et le délinquant sont devenus des termes associés et les subcultures des jeunes comme les Teddy Boys furent évalués d’une façon presque entièrement négative, généralement appréhendés en termes de discipline sociale et d’ordre public. Alors qu’à l’époque, le style asocial et rebelle des rockers et des Teddy Boys suscitait un déluge de critiques moralistes, à peine dix ans plus tard, le style « rebelle » devait devenir quasiment de rigueur chez les stars de rock. Afin de comprendre le lien entre les subcultures rebelles et l’épanouissement de la société de consommation, il faudra faire un autre détour, car ce lien n’est pas évident : il faut qu’il soit théorisé.
La crise de la demande
La fin des années 1950 fut marquée par une petite récession ; comme dans la Grande Dépression, de nombreuses compagnies se retrouvèrent avec des stocks considérables et commencèrent à diminuer la production. Devant cette saturation du marché, industriels et hauts fonctionnaires exhortèrent les citoyens à acheter en leur expliquant que c’était leur intérêt. L’essayiste Vance Packard raconte que lors d’une de ses conférences de presse, on demanda au Président Eisenhower ce que les citoyens devaient faire pour combattre la récession. Il répondit : « Acheter ! N’importe quoi ! ». Packard raconte que le pays tout entier résonna de slogans patriotiques incitant chacun à consommer davantage. Une chanson publicitaire à la radio de Détroit serinait, « Acheter ! C’est continuer à travailler. Acheter ! C’est votre avenir assuré. Achetez, achetez, ce qu’aujourd’hui vous désirez ! »
Ce qu’implique cette mentalité, c’est l’idée des besoins « naturels » qu’il suffit de stimuler. D’où l’appel vers les consommateurs qu’on pousse à acheter ce dont ils manquent. Il est évident que la limite du « besoin » quant à l’équipement des ménages est vite atteinte. Ainsi, cette idée de la consommation comme un devoir du citoyen s’avère inefficace pour l’expansion de l’économie et une augmentation de la consommation.
Le « décalage » entre les cycles de production et de consommation est devenu une obsession. Vers 1950, Paul Mazur, idéologue pionnier de la consommation de masse, expliquait : « Ce géant qu’est la fabrication en série ne peut conserver sa puissance que si son appétit vorace est pleinement et perpétuellement satisfait… Il est indispensable que les produits soient consommés au rythme accéléré de leur sortie des chaînes de fabrication, et il faut éviter à tout prix l’accumulation de stocks »[21].
Le directeur de la grande agence de publicité J. Walter Thompson (fondée en 1878) déclara en 1960 que les Américains devraient apprendre à augmenter leur consommation personnelle de seize milliards de dollars par an pour pouvoir suivre le rythme de la production. Il fallait donc stimuler les appétits et créer de nouveaux besoins, tâche de plus en plus difficile chaque année. Le directeur de J. Walter Thompson insistait : « il faut réduire le décalage entre consommation et production ». L’économiste Victor Lebow parlait de « consommation obligatoire » : « Notre extraordinaire productivité exige que la consommation devienne notre règle de vie, que nous transformions nos achats en une cérémonie rituelle, que nous recherchions notre satisfaction spirituelle et l’affirmation de notre personnalité dans notre fonction d’acheteurs. Il faut que les choses soient acquises, usées ou consumées, remplacées et jetées à un rythme toujours plus grand ».
Les vieilles méthodes de vente qui consistaient à offrir des objets à satisfaire un besoin évident ne suffisaient plus. Même les techniques faisant appel au standing social s’avéraient inefficaces pour faire circuler les produits au rythme exigé. Il fallait accélérer la consommation des objets courants. Une publicité pour Chevrolet parla à la télévision de ces citoyens « esclaves de la voiture unique… paysans qui ne possédez qu’une automobile, vous êtes cloués à votre terre comme le serf du Moyen-Âge ». Une publicité d’un tampon désodorisant psalmodiait : « Vous vous en servez une fois et vous le jetez ». Le magazine Time déclara en 1960 : « Les consommateurs ne sont plus attachés à leurs costumes, leurs manteaux et leurs robes comme s’il s’agissait de bijoux de famille… Les meubles, les réfrigérateurs, les tapis, achetés pour durer toute une vie, sont remplacés maintenant avec la régularité d’une caisse enregistreuse ».
Une des façons d’accélérer le rythme de consommation est de démoder volontairement la présentation d’un objet. Le journal Retailing Daily s’exprimait ainsi : « Faire en sorte que l’équipement intérieur d’une maison ne dure pas n’est pas seulement notre privilège, c’est notre devoir, notre contribution à une société prospère et en pleine expansion ». Brook Stevens, le célèbre designer industriel affirmait : « Tout le monde sait bien que nous écourtons volontairement la durée de vie de ce qui sort des usines, et que cette politique est la base même de notre économie. Nous fabriquons d’excellents produits, nous incitons les clients à les acheter, et l’année suivante nous y introduisons délibérément un élément nouveau qui fera paraître ces articles vieillots, démodés et désuets… Ce n’est pas du gaspillage organisé. C’est une saine contribution à l’économie du pays ».
Cette attitude était déjà développée chez les idéologues de la consommation. En 1928, dans Advertising and Selling, George Frederick propose le terme de « désuétude progressive » pour nommer le principe qui consiste à persuader les gens de remplacer ce qu’ils possèdent pour des raisons de style ou de goût. Dans un numéro de Printer’s Ink de janvier 1936 sous le titre « La solidité est démodée », Leon Kelley expliquait que si « nos produits ne s’usent pas plus rapidement, nos usines s’arrêteront et le chômage augmentera ». De plus, continue-t-il, l’homme avait toujours considéré la solidité d’un objet comme une qualité majeure. Cette mentalité, selon Kelley, est démodée, et doit cesser parce qu’elle ne correspond plus aux besoins modernes. Kelley en concluait qu’il fallait déraciner de l’esprit du public cette notion de « durable ».
À partir de la fin des années 1950, la modernité n’est plus définie en termes d’accession aux produits électroménagers modernes, mais en termes de mode, comprenant une obsolescence des styles et des designs. Être moderne, c’est recycler les produits selon le rythme de production et de consommation, un rythme délimité par la mode. Mais comment créer une mode nouvelle tous les ans et comment s’assurer que cette mode plaira au public étant donné que le cycle de production et la santé de l’économie en dépendent ? Dans une époque d’abondance, la demande ne suit pas forcément les possibilités de production. Il fallait stimuler la consommation en créant de nouveaux besoins qui se traduisent, dans un monde de marchandises, par un accroissement de la valeur d’usage des objets. Si la mode, ou un style imprégné de connotations « sociales » représentent une forme de valeur d’usage accrue, où puiser les éléments qui font une mode ? Ce problème de créativité sociale se posait avec acuité vers la fin des années 1950.
Un publiciste, cité par Vance Packard, avouait : « Notre capacité de production a surpassé notre habileté à créer de nouveaux besoins ». Le directeur du bureau de recherches de la firme J. Walter Thompson affirmait : « Le rythme d’accroissement du niveau de vie qui serait nécessaire pour compenser les estimations les plus raisonnables de notre productivité future consterne et dépasse l’imagination ».
S’il fallait que les objets soient intégrés dans la mode, cette dernière trouvait de plus en plus ses sources dans la culture populaire, elle-même faisant partie des industries culturelles. Comme dans les années 1930 où le parrainage des produits par des stars était une façon de réduire les risques de la production de masse par l’association d’un objet nouveau avec une valeur déjà connue et acceptée par le public, l’association entre la culture populaire et le cycle de consommation s’imposait. Non seulement la culture populaire était une garantie de « ce qui était commercial », mais elle pouvait créer les modes, accomplissant ainsi la créativité sociale nécessaire : en effet, il aurait été inconcevable que tous les éléments de mode lancés par des subcultures diverses depuis les années 1960 soient inventées et, de plus, imposées par les seuls publicistes et dessinateurs.
Il fallait donc que ce nouvel accent sur l’aspect provisoire des objets et le cycle de la mode cesse d’être de la propagande de la part des publicistes, qu’il soit intériorisé par les consommateurs. Si suivre la mode représente une intériorisation de la discipline de consommation, il ne reste pas moins vrai que la mode devrait contribuer à quelque chose de positif en ce qui concerne la réalisation de soi pour ceux qui la suivent. À la différence de la discipline du travail, la discipline de consommation ne peut être imposée. La mode doit donc garder quelque chose de naturel, d’organique afin de signifier quelque chose de « social ». Mais comment est-elle créée, la mode ? Il va falloir examiner le rôle des subcultures.
La logique de la différenciation
Jean Baudrillard a eu le mérite de souligner que la consommation a un caractère illimité, inexplicable par aucune théorie des besoins et de la satisfaction, calculée en termes simples de valeur d’usage, car on atteindrait très vite un seuil de saturation. L’accélération des cadences de consommation ne peut s’expliquer que si on abandonne la logique de la satisfaction des besoins. Baudrillard propose, à sa place, une logique sociale de la différenciation à travers le monde des objets, un concept qu’il n’est pas abusif de joindre à la notion de style de vie. C’est à ce niveau que la consommation prend sa dimension illimitée.
Une explication économiste de la consommation ne peut échapper à une distinction arbitraire et nécessairement moraliste entre les « vrais » et les « faux » besoins. Une augmentation de la consommation s’explique par une augmentation des revenus ; on suppose que la production des biens matériels opère au même rythme que la production des besoins. Mais comme Baudrillard le demande, qu’est-ce que le rapport logique entre les deux ?
Si on accepte qu’il existe une logique sociale de la consommation, que la valeur d’usage ne se borne pas à la satisfaction des « besoins », on peut, suivant Baudrillard, affirmer que l’on ne consomme jamais l’objet en soi (dans sa valeur d’usage), mais qu’on manipule symboliquement les objets comme des signes de différenciation. C’est cette différenciation de soi par une combinaison potentiellement infinie des objets qui donne à la consommation son caractère illimité. Comme l’écrit Baudrillard :
Une des contradictions de la croissance est qu’elle produit en même temps des biens et des besoins, mais qu’elle ne les produit pas au même rythme – le rythme de production des biens étant fonction de la productivité industrielle et économique, le rythme de production des besoins étant fonction de la logique de la différenciation sociale. Or la mobilité ascendante et irréversible des besoins « libérés » par la croissance a sa dynamique propre… [22]
Si nous acceptons l’argument de Baudrillard, à savoir que l’augmentation de la consommation ne passe pas par la création de « faux » besoins, mais par l’épanouissement de la différenciation sociale, le rôle des subcultures devient plus clair. En fournissant un espace social pour l’expérimentation et la différenciation par rapport à une société jugée trop conformiste, les subcultures devaient devenir le moteur de la consommation.
Mais comment s’opère le transfert entre une subculture et la culture de la consommation en général ? Il est évident que dans une société de classe, la création d’un style par un sous-groupe d’esthètes ou d’intellectuels ou bien par des artistes a peu de chances de se répandre parmi les classes populaires. Mais dans les subcultures populaires, cette création d’un style cohérent se fait non dans un discours, mais dans le domaine des objets matériels. Suivant le théoricien britannique des subcultures, John Clarke [23], il est utile d’invoquer à cet égard, la notion, empruntée à Lévi-Strauss, de bricolage qui réfère à une « science du concret » qui ordonne, classe et arrange tous les éléments du monde physique dans une structure cohérente. De par le bricolage, on peut ré-contextualiser et réarranger les objets afin de créer un nouveau sens. Lorsqu’un bricoleur situe un objet dans un autre contexte, un nouveau discours se crée. Comme la plupart des objets sont des marchandises dans le capitalisme, le bricolage des subcultures exerce une influence directe sur la consommation.
En effet, les subcultures se créent et se démarquent à partir d’un réarrangement des objets. Dans une société de classe, l’appropriation des signes de la classe dominante constitue une provocation symbolique, car les objets/marchandises sont posés devant une société divisée. Ils contiennent donc un message sur l’accès inégal à des marchandises et à un style de vie d’une valeur supérieure. Les Mods ont approprié une gamme de marchandises en renversant leurs sens original. Les amphétamines, normalement un médicament pour le traitement des névroses, sont devenues des fins en-soi, une « récréation » ; le scooter, originellement un moyen de transport destiné aux femmes, fut utilisé comme symbole de solidarité masculine entre jeunes ; les costumes et les cravates du monde des affaires, symboles de l’efficacité, de l’ambition et du conformisme, furent transformés en objets fétichisés. Ce qui est important chez les Mods (1964-66), c’est que l’appropriation des objets ne visait plus une classe dominante, mais la société dans son ensemble. Les Mods se sont démarqués non d’une classe, mais d’une masse conformiste, ouvrant les portes à un bouleversement des modes et des idées sans pour autant mettre en cause le pouvoir politique.
Le rôle des subcultures
Au milieu des années 1950, en Angleterre, les Teddy Boys (ou « Teds », en raison de leur adoption d’un style « edwardien », d’après le roi Edward VII, 1901-10) représentaient la première subculture de jeunes ouvriers qui, à travers l’adoption d’un costume bourgeois, voire aristocrate avec la veste queue de pie et le chapeau haut de forme, se sont distingués non seulement de la société dans son ensemble, mais aussi de la classe ouvrière « respectable ». Les Teddy Boys se sont mis en révolte contre le conformisme au sein de leur propre classe. Ils étaient les fers de lance d’une nouvelle culture populaire, contre la culture ouvrière traditionnelle qui restait en grande partie fermée au monde des marchandises. Pourtant le style des Teddy Boys accentuait plutôt que réduisait les différences de classe, car ils attiraient l’attention par le fait qu’ils étaient des jeunes ouvriers « déplacés » (l’anthropologue Mary Douglas a parlé dans Purity and Danger (1966) de la saleté comme de la matière « déplacée »). On voyait les Teddy Boys, selon le théoricien des cultural studies Dick Hebdige, comme « des traîtres sur la plage d’une mer sortie d’une bande dessinée, la mèche en banane, le chewing-gum à la bouche, menaçant de bouleverser la singularité de la culture britannique » [24]. En inversant les codes vestimentaires, les Teddy Boys ont créé un anti-look qui, en association avec le rock and roll américain, définissait une allure totale, tout un style de vie.
Un autre exemple de l’inversion des codes vient d’une mode noire qui émergea de Harlem après 1945 quand les pauvres Noirs caricaturaient l’érudition académique avec des uniformes de vêtements bohémiens, des boucs et des lunettes de corne. Pour les beatniks, une autre subculture des années 1950, caractérisée par l’amour du jazz noir et composée de jeunes marginaux venus de la classe moyenne, le musicien noir de jazz incarnait le style dans sa forme pure. Comme le dit le poète et artiste Jeff Nuttall :
Le hipster (ou le hep-cat) était le premier citoyen exemplaire de la société alternative… Les musiciens mythiques Stackolee, Spo’tin’ Life et même Jelly Roll Morton lui-même étaient des prototypes du Noir sophistiqué qui a réussi, de par sa coordination exquise, un état de vigilance détaché… et le succès dans l’action, et qui dansait, jouait, battait, et baisait implacablement. Les hipsters sont devenus les gourmets du moment… ils étaient hyper à la mode dans leurs vêtements, développant un uniforme qui était une alternative hautement sophistiquée aux tendances imposées de la haute couture. La sophistication était un amour-propre, une arme délicate contre l’asservissement… Dans une civilisation de la science, de l’acier, du béton et du métal, le hipster construisait une civilisation alternative de mouvement, de vitesse, d’élégance et d’intuition. [25]
L’idéologie des beatniks explorait les possibilités d’expérience au-delà du confort et de la sécurité, adoptant par choix le domaine et le style du Noir qui ne pouvait pas accéder à la sécurité de la vaste majorité des Américains blancs. L’écrivain Norman Mailer, dans son essai sur le « nègre blanc », décrivait la mentalité beatnik ainsi :
Bref, que la vie en question soit criminelle ou pas, il s’agit d’encourager le psychopathe qui existe dans chacun, d’explorer le domaine d’expérience où la sécurité est l’ennui, donc une maladie et d’exister dans le présent, ce présent énorme sans passé ni futur… On est dans le vent ou on est vieux jeu, on se rebelle ou on se conforme, on est frontalier dans le Wild West de la vie nocturne ou bien on est carré, coincé, dans les issues totalitaires de la société américaine, condamné bon gré mal gré à se conformer si on désire réussir. [26]
S’appuyant sur le musicien noir de jazz d’après-guerre, le beatnik réagissait contre ce qu’il voyait comme, dans les mots de Mailer, « une mort lente par le conformisme, chaque instinct de révolte et de création étant étouffé ». Cette réaction contre le conformisme de style des classes moyennes (et on se souvient sur ce point comment un conformisme de consommation a été soulignée par les premiers idéologues de la consommation de masse) a eu lieu dans le domaine de l’expérience. Le hipster rejetait le confort d’une certaine consommation des biens de ménage à la recherche de quelque chose qui, à l’époque, restait en dehors de la sphère des marchandises : la réalisation de soi à travers des sensations et des expériences intéressantes. Le hipster a avancé, quoique sous une forme antisociale, deux idées clés qui devaient devenir essentielles à la consommation moderne : a) la « réalisation de soi » à travers la consommation des expériences et b) le besoin de se différencier, de se rendre « intéressant » à travers un certain style de consommation.
Représentant une infime minorité des jeunes de la classe moyenne américaine, le beatnik se distinguait par son style : la consommation du jazz et du rythme and blues noir et un « uniforme » composé de pantalons de velours côtelé, de tongs, de boucles d’oreille, de la tenue de combat et d’un collier. Dans la société de classe traditionnelle, les frontières esthétiques étaient aussi des frontières de classe, d’où est venu le souci constant de préserver un ordre « naturel » des choses qui allaient jusqu’aux objets les plus triviaux. Les beatniks choisissaient de se mettre hors de place afin de marquer leur désaccord avec la société. Ce qui était nouveau chez eux, c’était la façon de montrer son opposition à la société dans son ensemble (et non à une classe dominante) à travers le seul style. Pour les subcultures en révolte, le style remplaçait la politique comme moyen de dissension : « revolt into style » pour emprunter le titre du livre célèbre de George Melly (1970). De par leur seul style, les beatniks attaquaient une société qu’ils jugeaient conformiste et ennuyeuse. D’après Jeff Nuttall :
Les menteurs, ceux qui avaient mis la bombe à côté du sexe dans un placard fermé, ils ne pouvaient entendre le jazz. Ils étaient rectangulaires, conformistes, rigides, bornés. Ils étaient vieux jeu. Nous savions où nous étions…, mais nous avons gardé nos masques et nos artificialités… Pas un seul d’entre nous n’avait la moindre préoccupation politique sérieuse, ni la croyance dans la possibilité de changer la société. Pas un seul n’avait la moindre étincelle d’espoir. On se foutait de tout, sauf de la certitude tonifiante du « maintenant ». [27]
Sans mettre en doute pour un instant la sincérité et la validité de l’expérience beatnik, ou bien l’expérience des autres subcultures des jeunes, on peut néanmoins y voir des éléments essentiels pour la restructuration du capitalisme moderne, et plus précisément, l’idéologie de la consommation. Le conformisme social jusqu’aux habitudes de consommation accompagnait une première étape de la société de consommation : celle de la production en série standardisée. La consommation non plus n’échappait pas à cette standardisation, d’où les incitations à la consommation en tant que devoir et le parrainage des produits spécifiques par les stars.
L’émergence du design
Vers la fin des années 1950 aux États-Unis, la production en masse des produits différenciés par leur design a commencé à remplacer la production en masse des produits standardisés. En 1962, Kenneth Schwartz, spécialiste de marketing, écrivait : « Ce n’est rien de moins qu’une transformation révolutionnaire qui est survenue sur le marché consommateur de masse pendant les cinq dernières années. À partir d’une unité simple et homogène, le marché de masse s’est éclaté en une série de marchés segmentaires et fragmentaires, chacun avec ses propres besoins, goûts et styles de vie ». [28]
Le résultat de cette transformation fut un énorme accroissement des biens et des marques offerts aux consommateurs. Entre 1950 et 1965 dans les supermarchés américains, le nombre de savons et de détergents différents est passé de 65 à 200, de produits surgelés de 121 à 350, de farines de 84 à 200. Dans le domaine du décor et des meubles, on a vu le même processus. On estime que le nombre de couleurs industrielles sur le marché a décuplé entre 1959 et 1969 [29]. D’une part, les consommateurs avaient relativement plus d’argent pour exprimer des besoins spécialisés, et d’autre part, le coût de la production des variantes a tendance à diminuer au fur et à mesure que la technologie devient plus sophistiquée. Les grandes séries de produits identiques sont devenues moins importantes lors de l’arrivée des machines qui pouvaient passer d’un modèle à l’autre à un simple changement de programme. Les petits tirages devenaient économiquement envisageables : à la limite, ils revenaient presque au même coût que la production en série, déclenchant ainsi une transformation qui devait s’accélérer avec les technologies informatiques.
Pourquoi cet éclatement du marché de masse dans une série de marchés segmentaires ? Premièrement, la production de produits spécialisés s’est avérée plus efficace pour l’accroissement de la consommation. En effet, la spécialisation des produits se réduisait, dans la plupart des cas, aux différences superficielles de style et de design qui renforçaient le côté fétichiste de la marchandise. La pénétration du design dans le monde de la marchandise est bien décrite par l’universitaire Dick Hebdige :
Le design du produit américain devient un acte de projection imaginative à mesure que les pressions pour triompher de la loi de déclin du niveau de profit nécessitaient la constante stimulation de la demande à travers la production de marchandises sans cesse plus nouvelles, plus futuristes, plus incroyablement emballées. À son tour, la compétition entre les fabricants déterminés à faire impression sur un marché de plus en plus hétérogène, devenait plus intense à mesure que les consommateurs devenaient plus conscients de leur statut et plus sensibles aux critères visuels… Ces pressions intensifiées sur le marché conduisirent à une nouvelle direction dans le design du produit, surnommée « l’ingénierie du consommateur ». [30]
Le motif dominant du design à partir des années 1930 fut le « carénage » (streamlining). Au début, le carénage fut exclusivement associé à l’aviation où il avait pour fonction spécifique d’abaisser la résistance de l’air. Très vite, cependant, le carénage fut transféré au design des voitures, et en 1940 le dessinateur Harold van Doren a pu écrire : « Le carénage a eu un succès fulgurant. Nous vivons dans un maelstrom de trains, de frigidaires, de fours, de cosmétiques, de biscuits, de reines de beauté carénés… » [31]
Ce transfert d’un maître-motif à toute une gamme de produits a marqué une rupture avec l’idée dominante du design jusqu’alors, à savoir, « la forme suit la fonction ». Le carénage a introduit, pour la première fois, un design expressif, sans rapport intrinsèque avec les marchandises auxquelles il a donné forme. Une telle conception du design a ouvert les portes à une intertextualité du design industriel, le transfert des signifiants vers des produits extrêmement différents les uns des autres, permettant ainsi le transfert des valeurs d’usage accrues à travers la grille des marchandises. Accroître la valeur d’usage de la marchandise impliquait le dépassement de la « fonction » du produit. Malgré l’opposition féroce des puristes du design qui critiquaient ce qu’ils voyaient comme « un barbarisme américain », le carénage s’est établi comme le style populaire tant en Europe qu’aux États-Unis. Le carénage convenait au passage de formes anguleuses et usinées à des formes curvilignes en tôle emboutie. Le développement des techniques d’emboutissage, qui permettait la fabrication de sections entières qui étaient soudées par la suite, permit largement la rationalisation de la production, allant main dans la main avec la production en grande série d’une gamme limitée pour un marché de masse. La technologie d’emboutissage favorisait les formes curvilignes plus faciles à produire ; l’innovation et la rationalisation du processus de production ont pu se déclarer dans la forme des produits même. Une forme carénée est devenue synonyme de nouveauté ; la popularité de cette forme (et par implication, l’idéologie de la modernité) a produit une exagération des différences stylistiques qui ont clairement marqué leur rupture avec les produits traditionnels.
Selon Hebdige, le carénage est devenu synonyme « de la forme du futur » et les réclames pour des produits carénés se référaient directement aux notions populaires d’un progrès scientifique « irrésistible », elle-même inspirées par la science-fiction de l’époque. L’irruption de la production en série a nécessairement engendré le déplacement et la transformation des critères esthétiques traditionnels. Mais cela a également mené à un déplacement dans l’ensemble des discours sociaux. En dépit de ses liens explicites avec le monde de la science et de la technologie d’où est venu son prestige, le carénage fut aussi explicitement associé avec le jazz. Le dessinateur Edgar Kauffmann écrit en 1950 :
Le carénage est le jazz de la planche à dessin – l’analogie est étroite, tous les deux sont des phénomènes américains, populaires et éloignés de leurs origines caractéristiques : la musique noire et l’aérodynamisme. Finalement, tous les deux sont hautement commercialisés et s’appuient sur le star-system. [32]
Le carénage fut condamné par certains dessinateurs qui ont essayé d’imposer une esthétique directement opposée à la « vulgarité du goût des masses ». Un des représentants de ce courant, Nikolas Pevsner, a parlé du carénage comme « le modernisme sous ses formes jazz » et l’a accusé de gâcher le marché du « travail moderne plus sérieux » [33]. Pour les critiques de la culture de masse, tant à gauche qu’à droite, le carénage est devenu synonyme d’une entropie esthétique et morale qui caractérisait l’allure du monde moderne. Dans un roman de George Orwell, le narrateur parle des nouveaux milk-bars d’origine américaine : « Il y a une ambiance dans ces endroits qui me déprime. Tout est luisant, brillant et caréné : des miroirs, de l’émail et du chrome dans tous les sens… » [34].
Mais la modernité, en tant que discours homogène, signifiant de la science et de la technologie de pointe, avait ses limites en tant que maître discours de la consommation. À partir des années 1950, la production en série a commencé à s’orienter vers une diversification des styles. La spécialisation des produits qui en résultait avait deux avantages principaux : une augmentation des consommateurs potentiels (avec une variété de styles, on arrivait à plaire à un plus grand nombre) et une accélération de l’obsolescence du produit (le ‘style devenait obsolescent beaucoup plus vite que la technique). Il fallait donc un petit tirage d’un style qui pourrait, par la suite, rendre obsolescent le style dominant d’un produit. Cette accélération de la consommation de par le design demandait deux éléments essentiels : une légitimation de l’obsolescence accélérée des produits, et une avant-garde de créateurs et de consommateurs des nouveaux styles.
Ce dernier rôle était, pour les idéologues de la publicité et du design dans les années 1950, réservé à la jeunesse : « Le succès des produits fortement publicisés dépend largement de l’impact qu’ils ont, tout d’abord, sur les jeunes dans le marché, car la différence entre les jeunes et les vieux est beaucoup plus grande en général que la différence entre d’autres groupes. Les jeunes d’aujourd’hui aiment la publicité parce qu’ils aiment l’excitation et le plaisir qu’elle produit ». [35]
Deuxièmement, les industries culturelles sont devenues l’espace privilégié pour la création des idées, des styles et des motifs de design. Dans son introduction au Graphic Annual 1957/58, Charles Rosner affirme que les idées exprimées dans l’art et la culture sont plus efficaces que n’importe quelle autre forme de communication [36]. En conséquence, il fallait plus d’image, et moins de texte dans les annonces publicitaires. Il est primordial, affirme-t-il, que les publicistes suivent la mode courante.
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Notes
[1] Cité par Henry Pleasants, The Great American Popular Singers, Simon and Schuster, New York, 1974, p. 53.
[2] E. J. Kahn, The Voice, Harper, New York, 1947, p. 49.
[3] Robert Merton, Mass Persuasion, Harper, New York, 1946, p. 145.
[4] Howard Junker, « Ah, the unsung glories of pre-rock », Rolling Stone, 72, déc 1970, p. 38.
[5] Tony Palmer, All you need is Love, Futura, London, 1977, p. 166.
[6] ibid., p. 165.
[7] ibid., p. 156-57.
[8] ibid., p. 209.
[9] « Walter Scott’s Personality Parade », cité par A. Cockburn in James Monaco (dir.),Celebrity, Delta, New York, 1978, p. 215.
[10] Alain Levy, Operation Elvis, André Deutsch, London, 1960, p. 44.
[11] Henry Pleasants, op. cit., p. 270.
[12] Levy, op. cit., p. 111.
[13] Palmer, op. cit., p. 217.
[14] Peter Leslie, Fab : anatomy of a phenomenon, London, 1965, p. 90-91.
[15] R. Peterson, D. Berger, « Cycles in symbol production ; the case of popular music », American Sociological Review, 40, 1975, p. 161.
[16] Carl Belz, The Story of Rock, Oxford University Press, 1969, p. 84.
[17] ibid., p. 86.
[18] Stuart Hall, Paddy Whannel, The Popular Arts, Hutchinson, London, 1964, p. 277.
[19] Levy, op. cit., p. 112.
[20] Simon Frith, The Sociology of Rock, Constable, London, 1978, p. 21.
[21] Vance Packard, L’Art du gaspillage, Calmann-Levy (traduction de The Waste Makers, 1962), p. 34. Les citations de professionnels qui suivent proviennent également de cet ouvrage.
[22] Jean Baudrillard, La Société de consommation, Gallimard, 1970, p. 85.
[23] John Clarke, « Style » in Stuart Hall et Tony Jefferson (dirs.), Resistance through rituals, Hutchinson/CCCP, London, 1975.
[24] Dick Hebdige, « Towards a Cartography of Popular Taste 1936-62 », Block 4, Middlesex Polytechnic, 1981, p. 53. Ré-édité in Dick Hebdige, Hiding in the Light, Routledge, London et New York, 1988, pp. 45 et sq.
[25] Jeff Nuttall, Bomb Culture, Paladin, London, p. 13.
[26] Norman Mailer, The White Negro, City Lights, San Francisco, 1957 (originellement publié in Dissent, été 1957).
[27] Nuttall, op. cit., p. 24.
[28] Cité in Alvin Toffler, Le choc du futur, Denoel, 1971, p. 259.
[29] ibid., p. 259.
[30] Dick Hebdige, art. cit., p. 49.
[31] ibid., p. 46.
[32] ibid., p. 50.
[33] ibid., p. 50.
[34] George Orwell, Un peu d’air frais, Champ Libre, Paris, publication originale, 1939.
[35] Charles Rosner, « The Advertising Man », Graphic Annual 1957-58, Walter Herdeg, The Graphis Press, Zurich, 1957, p. 8.
[36] ibid., p. 8.
Buxton David, « Le rock – Chapitre 3 : Le rock and roll et l’arrivée de la société de consommation – David BUXTON », Articles [en ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2014, mis en ligne le 1er mars 2014. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/le-rock-chapitre-3-le-rock-arrivee-societe-consommation/
Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)