Article paru dans la Los Angeles Review of Books, 29 avril 2024, traduit par David Buxton. Illustration : True Detective, saison 4.
Tout le monde est malheureux au village fictif d’Ennis, Alaska, le cadre de la quatrième saison de True Detective (2014-). À vrai dire, la vie n’y est pas gaie : une entreprise minière a détruit l’écosystème, les blizzards sont fréquents, la température est toujours en dessous de zéro, le soleil ne se lèvera pas pendant les deux semaines à venir, et il se peut que quelque chose de monstrueux se cache dans le pergélisol. Parachevant tout, la police a découvert un monceau de cadavres enchevêtrés dans la toundra, rigidifiés comme des suppliciés de L’Inferno.
Et tout cela n’est que le pilote. Il y aura d’autres calamités à venir, mais aussi, nous apprendrons, celles qui ont déjà eu lieu dans une timeline précédente, pour la plupart révélées dans des flashbacks – des lieux de crime, des accidents de voiture – qui dévoilent les traumas psychiques subis par les personnages principaux, la cheffe de police Liz Danvers (Jodie Foster) et sa partenaire Evangeline Navarro (Kali Reis). D’autres personnages non encore traumatisés le seront bientôt. « Prior est foutu pour la vie, n’est-ce pas ? », demande Navarro, (spoiler) à propos du jeune adjoint qui vient d’abattre son père, et qui se retrouve seul à nettoyer le lieu du crime. « Peut-être, répond Danvers, mais c’est dingue la merde qu’on peut surmonter. »
À cet égard, les habitants d’Ennis sont représentatifs d’un paysage culturel façonné par l’émergence de l’intrigue à trauma psychique ; d’après Parul Sehgal, c’est « la forme d’intrigue qui domine désormais » (1). True Detective : Night Country n’est même pas un exemple extrême de cette tendance, qui se répand dans les séries de prestige ; pour ne prendre que celles des dernières années, on peut citer Yellowjackets (2021-), The Bear (2022-), Mrs Davis (2023-), A Murder at the End of the World (2023), Fleishman is in Trouble (2022) et Star Trek : Picard (2020-23). Comme l’écrit Adam Kotsko dans un post sur X à propos de cette dernière, « les clichés de la narration télévisuelle contemporaine sont si écrasants et irrésistibles qu’on a même donné une backstory d’un traumatisme d’enfance à Picard ».
Ce n’était pas toujours ainsi. « Le trauma psychique est devenu synonyme de la backstory, écrit Sehgal, mais la tyrannie de celle-ci est un phénomène relativement récent qui, comme toute convention réussie, tend à échapper à la perception. » Désormais, cependant, il serait peut-être plus juste de dire que ce phénomène a sauté par-dessus la simple perception pour atteindre l’approbation populaire. Comme l’observe Christine Smallwood, désormais, beaucoup d’écrivains de fiction « ne conçoivent une backstory que du point de vue d’un trauma psychique. En conséquence, beaucoup de lecteurs ne s’intéressent qu’à celui-ci » (2).
Le problème avec l’omniprésence de l’intrigue à trauma psychique n’est pas simplement qu’elle aplatit les sujets de fiction – « réduisant le caractère à un symptôme » pour reprendre Sehgal –, mais aussi qu’elle risque d’aplatir l’expérience de lire (ou de regarder), entraînant continuellement l’attention en arrière, et re-routant celle-ci par les mêmes canaux d’interprétation. Nulle part n’est le problème plus aigu que dans la série à saisons multiples, où les possibilités de déployer des flashbacks sont presque infinies, et où l’inclusion d’une backstory explicative est comprise, du moins depuis Lost (2004-10) et The Sopranos (1999-2007), comme le marqueur unique de la télévision de prestige.
Autrement dit, c’est dans la série dramatique à forme longue qu’on retrouve la plus forte concentration des backstories à trauma psychique. Plus qu’un médium parmi d’autres, la télévision de prestige nous offre un point d’éclair pour réfléchir aux implications générales de la narration « traumatique », et sur l’homogénéité qui s’installe quand celle-ci se prosterne de façon compulsive devant le passé.
Prenons l’épisode final de True Detective: Night Country (attention : spoilers). Même quand Danvers et Navarro plongent dans une grotte de glace afin de résoudre le meurtre de l’activiste indigène Annie Kowtok, ainsi que les morts sinistres des scientifiques d’une station de recherche, l’épisode nous tire vers le passé. Alors que Danvers se retrouve avec Navarro la nuit dans la station déserte, dans un état d’hypothermie grave après une chute à travers la glace, l’épisode bascule dans le passé : l’accident de voiture qui a tué son jeune fils Holden, suivi d’images tapageuses d’elle-même en jeune maman rayonnante, soufflant les bougies d’anniversaire de son fils. Avant, quand Navarro dit en passant avoir vu le fantôme de celui-ci (le village grouille de fantômes !), Danvers hurle : « Laisse mon gosse en dehors de ça ». Voilà ce que la série refuse de faire, montrant des images de l’enfant mort afin de susciter de la sympathie pour un personnage assez antipathique. Que les téléspectateurs en prennent note : tout chez Danvers, que ce soit son alcoolisme de jour, ses ébats sauvages dans une chambre d’hôtel, et encore son côté autodestructeur en général, peut s’expliquer par un seul évènement catastrophique. Décidément, l’interprétation est un cercle plat.
Ce qui en résulte, c’est une série qui, comme Andy Greenwald le dit dans son podcast The Watch, « s’occupe trop à charger tous les personnages avec des évènements passés, des traumas psychiques passés, des blessures passées à soigner, dans six épisodes seulement » (3). Cette orientation, ajoute-t-il, est « emblématique de l’état actuel de la télévision ». Non seulement la surdépendance des flashbacks risque de créer une monoculture narrative, dans laquelle les séries, sans égard du genre, suivent le même arc triste et inéluctable, mais il y a aussi une conséquence indirecte pour les téléspectateurs, dorénavant fournis avec des motivations prêtes à l’emploi pour expliquer le comportement des personnages. De plus en plus, les inférences des téléspectateurs sont préemptées par des retours en arrière instructifs. Le problème alors n’est pas qu’il y a trop de flashbacks, mais que ceux-ci ont été totalement cooptés à des fins d’explication.
Vu ainsi, la surproduction des backstories serait plus qu’un cliché irritant. Car celles-ci font partie d’une nouvelle vague d’astuces télévisuelles passant pour de l’art (4). En effet, le gadget de la backstory à trauma psychique se présente comme une jauge de qualité. Semblant faire appel à un niveau élevé de complexité textuelle, la backstory se protège en fait de tout problème d’interprétation, livrant un « sens » déterminé à l’avance.
Bref, le flashback à trauma psychique est devenu la marque d’une narration de mauvaise foi : un mécanisme pour donner l’illusion de complexité narrative. L’impression de style produite par ces anachronies temporelles – autrefois avant-gardistes, désormais banales – apparaît convaincante aux audiences, formées par une génération de fiction télévisuelle post-hertzienne à associer les sauts dans le temps à la richesse narrative. Mais dans ces retours incessants en arrière, plus est en réalité moins.
Aucun mécanisme de narration n’est réactionnaire en lui-même, bien entendu. Par exemple, les flashbacks jouent un rôle puissant dans le film noir historique, où ils dramatisent la trajectoire fatale des protagonistes pris dans un filet qui se resserre. Mais utilisée sans discrimination, cette technique peut être ressentie comme un signifiant vide. Dans une franchise comme True Detective, une minisérie comme A Murder at the End of the World, ou les séries d’horreur de Mike Flanagan, le déterminisme par trauma psychique interposé risque de devenir un simple service aux téléspectateurs.
Prenons Mrs Davis, une série amusante, assez zinzin, sur une religieuse qui doit sauver le monde de la prise de pouvoir d’une IA appelée Mrs Davis, en trouvant et puis en détruisant le Saint Graal. Comme si cela ne suffisait pas comme intrigue, Sœur Simone doit aussi accepter la mort bouleversante de son père, et résoudre ses différences avec sa mère froide et exigeante, dont l’idée d’éducation parentale fut d’exposer sa fille à un objet piégé qui la blessa grièvement. (Que cette série ait été cocréée par Damon Lindelof, qui a codifié le flashback de prestige dans Lost, n’est pas un hasard) (5). Le surréalisme comique et le rythme soutenu de Mrs Davis relèvent la backstory, mais il faut se demander pourquoi la série a eu besoin de tant d’évènements passés pour expliquer l’action dans le présent. Alternativement, qu’est-ce que cela signifierait si on prenait le thème de la dévastation écologique dans True Detective – qui est aussi le thème de la spoliation des terres des peuples indigènes – aussi sérieusement pour ne pas la couvrir par les tragédies personnelles subies par les deux policières ?
Il s’agit, dans cette dernière saison de True Detective, non seulement d’un énième exemple de « flicagande » (6), où l’attention portée à la vie intérieure des policières est du temps soustrait de celle de la victime, à peine esquissée. Il y a aussi le fait qu’un tel creusement acharné dans le passé crée une illusion de profondeur, tout en livrant, à travers des médiations textuelles tapageuses, des expériences traumatisantes à même de satisfaire l’appétit pour la jouissance immédiate. En d’autres termes, en appuyant les intrigues sur les personnages déjà morts, les créateurs de télévision trahissent un manque de courage par rapport aux possibilités narratives dans le présent. À quel point faut-il faire monter les enjeux émotionnels pour s’assurer de l’engagement des téléspectateurs ? Jusqu’où faut-il mettre l’accent sur la souffrance des personnages ?
D’autant plus de raison alors à célébrer les séries qui osent raconter une histoire sans flashbacks. Un bon exemple pourrait en être Dead Ringers (2023), une minisérie qui résiste à l’impulsion explicative, même si ce psychodrame incestueux semble l’inviter. Il est vrai que le quatrième épisode inclut quelques flashbacks sur l’enfance des deux jumeaux, mais il n’y a aucune indication que le comportement parental ait pu expliquer leur brouille par la suite. Au lieu de cela, la série laisse la raison derrière cette désaffection planer, de façon inquiétante, dans le présent. On pourrait dire la même chose de Mr et Mrs Smith (2024) qui laisse inexplorées les circonstances menant à la formation du couple d’espionnage le plus dysfonctionnel qui soit.
Un autre exemple est la minisérie de Steven Soderbergh, Full Circle (2023). Dans une interview, Soderbergh explique qu’il a délibérément résisté à une structure « à branches », confinant l’information narrative au présent :
« Nous pensions que, avec ce style de narration, il était plus organique d’apprendre […] en même temps que les personnages apprenaient. Nous voulions vraiment garder les pièces finales du puzzle pour une grande scène dialoguée. […] Et pourtant, mon premier réflexe [en tant que réalisateur] est de me demander comment montrer quelque chose et non comment le raconter. Quand on me pose la question « quelle est la plus grande différence entre le cinéma et la télévision ? », je réponds sans hésitation : « dans un film, les personnages ne parlent pas plus que nécessaire » (7). »
Les remarques de Soderbergh suggèrent que le parti pris de l’industrie cinématographique contre « les grandes scènes dialoguées » pourrait être responsable de la tournure vers les flashbacks en tant que mécanisme pour livrer de l’information. À une époque où les grands réalisateurs déprécient par réflexe les scènes de « deux personnes dans une pièce », on comprend qu’il serait préférable juste de montrer (et non de dire) ce qui s’est passé. « Franchement, je déteste les dialogues, dit Denis Villeneuve, les dialogues sont pour le théâtre et la télévision (8). »
Une autre option est simplement de ne rien expliquer. C’est le chemin pris par la minisérie singulière The Curse (2023). Comme ceux qui ont vu l’épisode final le savent (spoiler), le refus d’élucider un tant soit peu les évènements mystérieux qui jalonnent la série relève d’un choix. Il est intéressant que les épisodes finals de The Curse et True Detective se terminent avec des gens apparemment détruits par des forces obscures vengeresses. Mais il faut noter l’absence relative de commentaires en ligne sur la conclusion déroutante de The Curse, silence qui pourrait refléter la tolérance réduite pour la non-explication ou pour la sous-explication. Même une série comme Yellowjackets – qui, centrée sur le trauma psychique, en fait l’usage le plus intelligent – semble avoir irrité les fans, (spoiler) non seulement à cause de la mort-surprise à la fin de la deuxième saison, mais aussi par l’absence de résolution de toutes les lignes narratives.
Que ce sens d’un droit à l’explication soit le produit de la culture des commentaires en ligne, ou le retour de bâton contre une mystification jugée excessive (dans le sillage des fins ambiguës des séries canoniques comme The Sopranos ou Lost), la conséquence est le rétrécissement des attentes chez les téléspectateurs. Il y a plus de vingt ans, The Sopranos pouvait oser suggérer que la backstory de l’enfance de Tony Soprano n’avait aucune importance. Malgré les assurances de sa thérapeute (« nous avons fait du vrai progrès aujourd’hui »), la récupération par Tony du souvenir d’une scène primale de violence dans une boucherie ne change rien, et n’explique rien.
Mais les temps ont changé. À mesure que la narration à backstory se normalise, toute déviation de ses protocoles – la motivation à la demande, l’explication faite d’avance, la généralisation du trauma psychique – apparaît aux fans comme un manque. Vers la fin de la série Mrs Davis, l’IA éponyme, qui a réussi son projet de domination mondiale, décrit la logique derrière ses actions : « Mes utilisateurs ne sont pas sensibles à la vérité, ils s’engagent beaucoup plus quand je leur dis exactement ce qu’ils veulent entendre. » Il s’avère, semble-t-il, qu’en général, c’est bien le cas.
Notes
1. Parul Sehgal, « The Case against the Trauma Plot », The New Yorker, déc 27, 2021.
2. Christine Smallwood, interview, « Infiltrating Literature », New York Books, avril 22, 2022, https://www.nybooks.com/online/2023/04/22/infiltrating-literature-christine-smallwood/
4. Michael Szalay, « Apple’s Gimmick: On « Fingernails » and the TV+ Brand », Los Angeles Review of Books, févr. 16, 2024, https://lareviewofbooks.org/article/apples-gimmick-on-fingernails-and-the-tv-brand/
5. Philip Maciak, « Post Cringe: « The Leftovers » and the Evolution of Violent Endurance TV », The New Republic, oct. 14, 2015, https://newrepublic.com/article/123109/post-cringe-leftovers-and-evolution-endurance-tv
6. Kathryn VanArendonk, « Cops are Always the Main Characters », Vulture, juin 1, 2020, https://www.vulture.com/2020/06/tv-cops-are-always-the-main-characters.html
Elizabeth Alsop enseigne les film and media studies à la City University of New York (CUNY). Elle est l’autrice de Making Conversation in Modernist Fiction (Ohio State University Press, 2019). Elle est responsable de la rubrique « film et télévision » à la Los Angeles Review of Books.
ALSOP Elisabeth, « Le passé n’est jamais mort : sur la backstory dans les séries – Elizabeth ALSOP», [en ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2024, mis en ligne le 1er juin 2024. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/le-passe-nest-jamais-mort-sur-la-backstory-dans-les-series-elizabeth-alsop/
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