Cet article, traduit par moi, est paru dans Sublation magazine, le 12 septembre 2024 (DB).
Pour beaucoup de critiques, Alien : Romulus (2024) marque un « retour » au thème de l’exploitation de la classe ouvrière présent dans Alien (1979) et Aliens, le retour (1986). Je ne suis pas tout à fait d’accord, car le futurisme Dieselpunk et Tarpunk de la franchise (inspiré par H. R. Giger) ne figurait pas le prolétariat suffisamment pour qu’on puisse en parler d’un retour. C’est plutôt Romulus qu’y constitue une nouveauté.
En fait, Romulus se démène pour détruire le mythe qu’Ellen Ripley et sa petite équipe appartenaient à la classe ouvrière. Dans Alien, Ripley et ses collègues sont des gestionnaires presse-bouton du vaisseau Nostromo, au service d’une opération capitaliste majeure. Ce premier film de la franchise était une condamnation d’un marché étendu à l’espace, où des entreprises minières comme Wayland-Yutani possèdent (ou prétendent posséder) l’univers. Aliens, le retour nous montre la réalité impérialiste de ce capitalisme, où les Marines coloniaux sont ajoutés comme nouvelle classe « jetable » démontrant la nature de l’empire, et la relation entre capitalisme interplanétaire et gouvernance, entre ceux qui possèdent les moyens de production et ceux qui possèdent les moyens « légitimes » de destruction. (Romulus ressuscite la forme d’anticolonialisme historique présente dans Aliens, le retour, alors que James Cameron a favorisé une version plus métaphysique et prétentieuse dans la franchise Avatar).
Ainsi, les deux premiers films de la franchise Alien se font écho à la fois de l’idéologie libertarienne d’Ayn Rand à droite (reprise par le Dark Web intellectuel), et de l’idéologie cosmo-trotskyste de J. Posadas à gauche. Quelles que soient leur créativité et leur vision, les capitalistes seraient incapables de s’adapter aux horreurs de l’espace ; de même, la vie intelligente et la technologie dans l’espace ne donneraient pas aux socialistes l’occasion de dépasser le capitalisme vers une nouvelle ère de socialisme universel. Le narcissisme de l’androïde David dans les préquels de Prometheus (2012) révèle comment les idées de progrès épousées et par les libertariens de droite et par les socialistes peuvent se transformer en une obsession terrifiante qui a peu d’égard pour des humains réellement existants. Il est facile de voir que les androïdes dans la franchise Alien représentent une singularité entre la classe professionnelle-managériale et l’intelligence artificielle, ce qui sert les intérêts de la classe dirigeante et son propre agenda.
L’anticapitalisme dans Alien : Romulus se démarque comme un « interquel » dans la franchise ; le film raconte l’histoire d’un groupe de jeunes sans avenir qui s’embarquent dans une mission dangereuse pour voler de la technologie cryogénique d’une station spatiale abandonnée, afin qu’ils puissent voyager à un monde meilleur dans une autre galaxie. Le film problématise alors une technologie avancée (l’équivalent de l’épice dans Dune), déjà présente dans la franchise en tant que représentation du droit d’avenir. En effet, dans les films précédents, on imaginait par défaut que l’hibernation cryogénique était largement accessible, même à une gradée de rang moyen comme Ripley. Dans Alien : Covenant (2017), l’équipe professionnelle-managériale du vaisseau Covenant voit le sommeil cryogénique comme un fardeau, et non un bienfait. Avant Romulus, la franchise nous avait fait oublier que la vie prolongée par la cryogénique, ainsi que l’idée d’un avenir, ne sont que pour les riches.
Deuxièmement, Romulus évoque de façon élégante la singularité entre l’intelligence artificielle et la classe professionnelle-managériale en introduisant l’androïde Andy, frère synthétique du protagoniste Rain. Au début, Andy est une entité surnuméraire délaissée, vivant parmi le sous-prolétariat, mais, moyennant un reboot, il finit à bord de la station spatiale Romulus en tant qu’officier calculateur et efficace. La transformation d’Andy, surtout quand il utilise le jargon expert, manifeste l’apolitisme de ceux qui ont pris l’ascenseur social, passant du lumpenprolétariat à la classe ouvrière, puis à la classe managériale.
Troisièmement, Romulus dévoile le destin maudit de la classe ouvrière dans cet univers. À la différence de Prometheus, Romulus met la classe dirigeante à l’arrière-plan, se focalisant sur la classe ouvrière et son interaction avec la classe professionnelle-managériale. Les colonies sont sous-peuplées. La classe ouvrière y est surexploitée et fragmentée à travers des distances mesurées en années-lumière. Les conditions du travail sont telles qu’on meurt à petit feu dans des camps de travail forcé. La pénurie de la main-d’œuvre représente un problème pour l’entreprise Wayland-Yutani, similaire à celui de l’effondrement projeté de la population dans les pays occidentaux. Seule l’évolution génétique de l’humanité vers l’« organisme parfait » permettra à Wayland-Yutani de faire croître le capitalisme à l’infini. À la fin du film, nous voyons les conséquences de cette expansion sans fin : la version cosmique du barbarisme. Ce qui en résulte, ce n’est ni une force de travail surhumaine ni l’enfant des étoiles transcendant de 2001, l’odyssée de l’espace. C’est plutôt l’enfant d’une expérience incontrôlée qui ne peut finir que par détruire ses propres créateurs.
Pour l’instant, le capitalisme est limité à la Terre. Il existe même un traité international (1979), datant du temps de la Guerre froide, qui endosse une vision « socialiste » de la Lune comme héritage de toute l’humanité. Elon Musk veut élargir le capitalisme au-delà de la Terre ; on doit considérer cette vision d’abord comme une forme d’horreur cosmique.
Sur la franchise Alien, lire aussi dans la Web-revue Jason Read, « Blockbusters et mèmes à l’ère de l’effondrement viral », sept. 2020, https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/blockbusters-memes-ere-effondrement-viral-jason-read/
Fakhry Al-Serdawi est un écrivain et avocat palestinien, spécialisant dans les droits humains et le désarmement nucléaire. Il a publié des articles sur le politique et la culture dans des magazines palestiniens, libanais et américains. Il a contribué au livre collectif, Reworlding Ramallah. Short Science-fiction stories from Palestine (Callum Copley, dir.), Onamatopee, Eindhoven, 2019, 2024.
AL-SREDAWI, « Le capitalisme dans l’espace : personne ne peut entendre le prolétariat – Fakhry AL-SERDAWI», [en ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2025, mis en ligne le 1er janvier 2025. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/le-capitalisme-dans-lespace-personne-ne-peut-entendre-le-proletariat-fakhry-al-serdawi/
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