Prolongeant le politiquement correct, le woke (éveillé) désigne aux États-Unis la prise de conscience (mâtinée d’une forte dose d’empathie culpabilisante) de l’oppression « systémique » subie par les Noirs et d’autres groupes ethniques (Black Lives Matter, apparu en 2013), par les femmes (le mouvement #MeToo), et par les minorités sexuelles (les LGBTQ+) qui intègrent désormais les identités « non binaires ». Il ne faut pas le réduire, comme certains le font en France, à ses excès puritains comme la cancel culture et l’humiliation des individus (shaming). Comme l’affirme Jason Read, le woke est tout à fait soluble dans un capitalisme « libéral » qui se veut non patriarcal, non raciste, au point d’y être naturalisé (mais non sans heurts). La vertu ostentatoire (virtue signalling) devient un acte de communication inclusive à peu de frais, et pour les entreprises, une opération de marketing rentable, les diverses revendications identitaires provenant de consommateurs comme les autres. Et l’annulation de Trader Sam (ci-dessus) ne représente aucunement une perte pour qui que ce soit. L’original de ce texte se trouve sur le site personnel de Jason Read (David Buxton).
Pour qui possède un minimum de mémoire historique, les controverses concernant l’esprit « woke » ressemblent à un remake, ou à un redémarrage de la panique autour du « politiquement correct » vécue par la génération précédente. Il s’agit des mêmes peurs, des mêmes fulminations, des mêmes figures de vertu, des mêmes coupables, bref, des mêmes traditions sacrées soi-disant menacées. Le postmodernisme et les universités qui l’abritent sont de nouveau mis en cause. Selon cette interprétation tout à fait plausible, ce n’est qu’une reprise. La seule raison pour le changement de vocabulaire (« woke » remplaçant « politiquement correct ») serait le désir de ne pas admettre que la nouvelle menace est en réalité plutôt ancienne. Nouveau logo, même emballage. Il existe, cependant, quelques différences qui témoignent de la nature changeante du rapport entre la culture et le pouvoir.
Ce qui vient d’abord à l’esprit, c’est qu’il y a eu un déplacement fondamental quant à l’objet des attaques. Il n’est plus question de classiques consacrées comme Shakespeare, Dickens et Milton, mais de Mr Potato Head (jouet), de Trader Sam (vendeur de têtes dans une attraction « exotique » à Disney World) et de quelques vieux livres pour enfants du Dr Seuss. La culture « woke » émerge quand les guerres autour du canon universitaire visent plus bas, ciblant dorénavant la vile culture commerciale. Par conséquent, la nature de la défense contre cet assaut se modifie. Alors qu’autrefois un partisan des classiques comme Allan Bloom pouvait écrire The Closing of the American Mind (1987), et revendiquer l’universalité de la culture occidentale, les défenseurs contemporains des jouets et des parcs à thème se doivent d’embrasser la particularité irréductible d’une telle prétention. Les plaisanteries sur les chasseurs de têtes, les « Esquimaux » et les sauvages en Afrique semblent innocentes seulement si on n’est pas concerné. Dans la plupart des cas, on ne fait que défendre les plaisirs d’un racisme désinvolte.
En second lieu, bien que les universitaires et leurs étudiants « dupés » soient toujours les pourvoyeurs primaires de la culture « woke », la liste des coupables comprend désormais les entreprises. Les exemples d’annulation cités ci-dessus (Mr Potato Head, etc.) proviennent justement des mesures prises par les entreprises elles-mêmes. En réalité, ce qui est souvent critiqué comme décision « woke » relève plutôt du marketing. Ce que le fan de base des parcs à thème ne semble pas comprendre, c’est que Disney va produire un film fondé sur son expérience, et que la réorganisation de celle-ci correspondra à ce film à vocation universelle. Disney excelle en ce type de recyclage culturel, produisant des films d’action qui sont des adaptations de ses films animés et ainsi de suite, devenant du coup une sorte de machine de mouvement perpétuel.
Souvent déploré pour ses excès, le capitalisme « woke » n’est rien d’autre qu’une tentative de développer des marchés. C’est l’aspect universalisant du capital que Marx a reconnu comme révolutionnaire :
Là où elle est arrivée au pouvoir, la bourgeoisie a détruit tous les rapports féodaux, patriarcaux, idylliques. Elle a impitoyablement déchiré la variété bariolée des liens féodaux qui unissaient l’homme à ses supérieurs naturels et n’a laissé subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que l’intérêt tout nu, le dur « paiement comptant ». Elle a noyé dans les eaux glacées du calcul égoïste les frissons sacrés de l’exaltation religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la mélancolie sentimentale des petits-bourgeois. Elle a dissous la dignité personnelle dans la valeur d’échange et substitué aux innombrables libertés reconnues par lettres patentes et chèrement acquises la seule liberté sans scrupule du commerce. En un mot, elle a substitué à l’exploitation que voilaient les illusions religieuses et politiques l’exploitation ouverte, cynique, directe et toute crue (1).
À la lumière de cela, allons au-delà d’une simple défense de la basse culture. Les limitations récentes du droit de vote promulguées en Géorgie, touchant de manière disproportionnée les citoyens issus des minorités, ont fait l’objet de boycotts et de condamnations de la part des entreprises aussi diverses que la Major League Baseball, Coca-Cola et Delta Airlines. Cela crée un effet bizarre quand certains élus de droite, les mêmes qui reçoivent quantité de dons des entreprises, se permettent de critiquer l’Amérique corporate pour son influence sur la vie politique (2).
Pris ensemble, ces deux aspects de la charge actuelle contre « le complexe industriel outragé » (pour reprendre la formule apte du sénateur républicain Mitch McConnell) signifient le crépuscule de la bourgeoisie. Par cette expression, je ne veux pas dire le déclin du pouvoir du capital, ou de ceux qui possèdent les moyens de production ; je ne parle pas non plus d’un néoféodalisme, concept avancé récemment par Jodi Dean (3). Suivant Étienne Balibar, je veux dire plutôt la création d’une « classe des super-riches qui n’ont pas d’autre prétention à la distinction que la consommation » (4). A cela, j’ajouterais que le déclin de la prétention à la distinction est aussi le déclin de l’universalisme. Ce qui a soutenu en partie la bourgeoisie en tant que classe dirigeante, c’est non seulement sa distinction améliorative, mais aussi son universalisme, l’idée que n’importe qui pourrait acquérir sa culture et ses normes. D’où l’importance de l’éducation et de l’idéologie méritocrate pendant son âge d’or. La classe dirigeante de nos jours ne prétend à aucune distinction particulière. Bien que je déteste parler de lui, je pense que Donald Trump a été le premier président post-bourgeois, ou du moins celui du déclin de l’efficacité symbolique de la culture bourgeoise.
Trump a fait fi des normes et des conventions du goût bourgeois à chaque occasion possible, contrairement à Obama qui a ouvertement embrassé celles-ci comme quelque chose que n’importe qui pouvait acquérir, quelle que soit sa race ou son origine sociale. Barack Obama a été en même temps le premier président noir, et le dernier souffle de la bourgeoisie, le dernier à cause du premier. Ce contraste a mené certains, bizarrement, à voir en Trump un représentant de la classe ouvrière, mais il y a une différence importante entre le déclin de l’efficacité symbolique des « marqueurs bourgeois de distinction » (5), et la transformation réelle des classes sociales. Trump, bien entendu, n’a jamais prétendu être autre chose qu’un richard, et son patrimoine n’est jamais passé par la médiation du capital culturel. Sa fortune était de toute évidence vulgaire, sans la moindre trace de distinction. On pourrait même affirmer que cela comportait un message encore plus universalisant, passant non par des institutions culturelles, de l’éducation et de l’État, mais par l’universalité du fast food, qui offre le même produit à tout le monde (6). Une table à manger jonchée de burgers marie l’opulence et l’accessibilité, c’est ce à quoi beaucoup de gens peuvent s’identifier. Mais associer Trump, et la classe dirigeante actuelle avec cet ersatz d’universalité qu’est le Big Mac serait d’oublier mon argument du début. Les critiques du « capital woke », ou pour employer un terme plus absurde, du « communisme corporate », n’épousent pas l’universalité des marques comme Disney et Mr Potato Head, mais réclament à cor et à cri le droit d’en jouir dans leur particularité irréductible, raciale et sexuelle.
Voilà ce qui caractérise le moment actuel, où les entreprises ont davantage investi dans de l’universalité et de l’égalité (même si ce n’est que l’universalité de l’exploitation et l’égalité d’accès aux mêmes marques) que l’État et ses élus, lesquels embrassent ouvertement une hiérarchie raciale et des normes patriarcales. C’est un moment régressif ; la tâche pour la gauche serait non seulement d’éviter les reprises mercantiles de « liberté, égalité et Bentham » (John Stuart Mill), mais aussi de construire un universalisme réel venu d’en bas, opposé à la fois à celui du marché et de l’État bourgeois.
Notes
1.Marx, Engels, Manifeste du parti communiste, traduction par Émile Bottigelli, Aubier, 1972, chapitre un. J’exprime quelques réserves quant à la confiance de Marx en la nature universalisante et démystifiante du capitalisme ici :
http://www.unemployednegativity.com/2018/10/halos-return-two-versions-of-religion.html
2. https://www.vanityfair.com/news/2021/04/mitch-mcconnell-corporate-donors
3. http://www.unemployednegativity.com/2020/05/neo-feudalism-with-capitalist.html
4. Étienne Balibar, « Sur les interprétations de mai 68 », in Histoire interminable. D’un Siècle l’autre, Écrits 1, La Découverte, 2020, p. 109.
5. Voir Jodi Dean, Publicity’s Secret. How Technoculture capitalizes on Democracy, Cornell University Press, 2002.
6. http://www.unemployednegativity.com/2018/03/spectacular-compromise-or-on-accuracy.html
Jason Read est un philosophe, spécialiste de Marx, Spinoza et Deleuze, qui enseigne à l’université de Maine du Sud à Portland (États-Unis). Depuis 2006, il tient un blog intitulé « unemployed negativity » (recommandé), alimenté plusieurs fois par mois.