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On ne peut aborder la musique des séries télévisées sans tenir compte d’une tradition préalable de musique composée pour le cinéma ; en effet, certains compositeurs de film reconnus ont toujours écrit pour les deux médiums [1]. Produit du système des studios, la « musique d’Hollywood classique » fut établie dans les années 1930 par un groupe de compositeurs pour la plupart originaires d’Europe centrale (citons Max Steiner, Franz Waxman, Miklos Rozsa, Erich Korngold, et Dmitri Tiomkin, un Russe). Tous étaient classiquement formés (Steiner avait étudié avec Brahms et Mahler) ; certains ont même composé des pièces de répertoire (Rozsa, Korngold). D’après Peter Larsen [2], si la musique d’Hollywood reste limitée à un style allant de Wagner à Tchaïkovski (et parfois jusqu’aux premières œuvres de Schoënberg), bref une forme qu’on pourrait qualifier de « romantisme tardif », c’est parce que les compositeurs ont écrit la musique pour laquelle ils avaient été formés, et que cet idiome caractérisé par son expressivité mélodique et ses formes irrégulières (dissonances, intervalles inhabituels, progression non linéaire) était mieux à même d’accompagner une narration dramatique en images (on pouvait facilement le raccourcir ou le développer) qu’une musique symphonique classique, plus rigide. Quant aux producteurs, ce style de musique orchestrale historiquement vieillie par rapport au médium désignait un « produit de qualité » et donnait au cinéma parlant une patine prestigieuse.
Underscores, tracked scores, et musique de stock
Étant donné la continuité entre musique de cinéma et musique de télévision, quelles sont les différences entre les deux ? « En général, dit le musicologue Kevin Donnelly, la vaste majorité de musiques écrites pour la télévision vise moins à avoir un effet émotionnel que la musique de cinéma » [3]. Plus fragmentée, la forme télévisuelle n’a pas besoin de construire de la continuité à travers de longs mouvements progressifs. Deux autres facteurs interviennent dans l’écriture de musique de télévision : historiquement, l’enceinte petite et en mono du téléviseur a limité le son aux fréquences moyennes, sans grande dynamique ; les budgets réduits ont poussé les producteurs à recourir à la musique de stock (library music) ou à réutiliser des « blocs » de musique originale, particulièrement dans les séries. Dans une série « anthologique » comme The Twilight Zone, par exemple, quelques underscores (musique d’accompagnement) furent écrits spécialement pour certains épisodes, réenregistrés en Europe pendant l’été (afin de contourner les règles imposées par l’American Musicians’ Union), et indexés en tant que musique de stock (« musique pour situation tendue, 47 seconds ») pour réutilisation dans d’autres épisodes. Le compositeur Bernard Hermann a composé de la musique originale pour 7 épisodes qui fut insérée dans plus de 30 autres épisodes. On donnait aux compositeurs dix jours pour écrire entre 10 et 15 minutes de musique (pour un épisode de 25 minutes), orchestrée pour 12 à 14 musiciens.
Prenons l’exemple de Bonanza, série bénéficiant d’un budget relativement important pour l’époque (110 052 $ en moyenne pour sa première saison en 1959-60, soit un tiers de plus que d’autres séries western). Bonanza visait un niveau de qualité comparable au cinéma ; à cette fin, on a embauché le compositeur et musicien chevronné David Rose [4] pour écrire de la musique originale pour chaque épisode. À la différence d’un film, cependant, des séquences musicales correspondant à des situations récurrentes (poursuite, tension, violence, sentiments, etc.) étaient réutilisées telles quelles pendant la même saison. On distingue entre « cue music » (signaux d’entrée) s’étendant entre 20 secondes et 3 minutes, des thèmes récurrents qui maintiennent la continuité entre séquences et assurent l’homogénéité de la série, et « choral music » ou « underscore » [5], d’une durée d’environ 25 minutes par épisode. Il s’agit d’une option relativement chère pour une production de télévision. Au début, le producteur de Star Trek (1966-9) a commandé un underscore original pour chaque épisode mais, pour des raisons budgétaires, a progressivement opté pour des « blocs » (« tracked scores ») assemblés du travail de plusieurs compositeurs. Des 79 épisodes de la série, 31 contiennent de la musique originale du moins partiellement, les autres étant entièrement composés de tracked scores. Selon Fred Steiner, auteur de la musique originale pour onze épisodes de la série, « au fond, la philosophie était d’écrire de la musique d’aventure, de la bonne vieille musique de film mélodrame, d’aventure, romantique qui devrait avoir une certaine grandeur… » [6]. Le cahier des charges établi entre le producteur Desilu et le syndicat (American Federation of Musicians) a interdit l’utilisation de tracked scores d’une saison à l’autre, aussi bien que le recours aux sources extérieures de musique enregistrée, ce qui explique le pourcentage élevé de musique originale.
La musique pop/rock fait sa première apparition dans la série parodique Batman (1965). De plus en plus, les producteurs optent pour une musique d’accompagnement dérivée du jazz pour donner une patine « moderne » aux séries d’espionnage et policières qui remplaçaient progressivement les séries western vers la fin des années 1960. Les contraintes de budget jouent aussi un rôle : en raison des dépenses supplémentaires (décors extérieurs, explosions, etc.) dans les séries d’espionnage, le budget réservé à la musique fut réduit en conséquence à un maximum de six musiciens (au lieu de 14), ce qui convenait mieux aux combos jazz. De plus, on découvre que 4 violoncelles produisent la même richesse de ton que 10 violons, tout en étant mieux adaptés à la petite enceinte du téléviseur. Sous sa forme west coast ou cool, relativement « orchestrée », le jazz commençait à être utilisé à partir des années 1950 dans une conception novatrice de la musique du film : une présence moins envahissante du point de vue de la durée, et un nouvel équilibre entre bruits et voix diégétiques (sons « in ») d’une part, et musique de l’autre, au profit d’une mise en valeur de l’action plus efficace ; un emploi moins systématique de la mélodie et du leitmotiv en faveur des « petites cellules » qui, perdant leur rôle de signalétiques, permettent un autre rapport, plus libre, plus abstrait, entre image et son [7]. L’aspect plus programmé du nouveau type de série facilitait l’utilisation des mêmes motifs musicaux d’un épisode à l’autre : ainsi, dans Mission impossible, chaque épisode contient une séquence de casting, une mise en place du stratagème, une fuite de fin, etc.
Un rapport plus abstrait entre musique et image
Le rapport plus abstrait entre musique et image est bien capté dans cette description de la bande-son du film Goldfinger (1964) composée par John Barry, venu du monde du jazz : « À quelques exceptions près, toute idée de sentiment a été enlevée des motifs musicaux. La musique ne languit pas pour Jill Masterton après qu’on l’a tuée en peignant son corps en or, mais laisse planer une certaine excitation hébétée quant au surréalisme de l’image. On ne cherche pas à suggérer ce qui se passe dans la tête de Bond. Au lieu de cela, la musique fait écho à la perversité d’esprit de Goldfinger. Alors que beaucoup de compositeurs auraient eu recours ici aux cordes pour signifier « femme morte », Barry utilise brillamment des percussions métalliques pour signifier « femme dorée ». Ce qui est impératif, c’est le sentiment de détachement » [8].
Cette conception plus abstraite du lien entre son et image accompagne un déplacement vers la musique pop/rock, plus à même de rythmer l’ensemble. « Traditionnellement, on a utilisé la musique à la télévision, comme au cinéma, pour masquer les effets de montage en maintenant une structure sonore rythmique, pour créer de l’ambiance, ou pour souligner l’émotion. Au fur et à mesure que les drames télévisuels se sont éloignés des structures narratives faisant sens en elles-mêmes vers des compilations de séquences plus lâches reflétant de nouveaux modes de production et de consommation, la musique est de plus en plus utilisée pour elle-même, et n’est qu’approximativement reliée à l’action dramatique. » [9] Le nouveau style est synchrone avec le mouvement vers des personnages sans profondeur psychologique expérimentés dans la série pop des années 1960 (Chapeau Melon et Bottes de cuir ; Des Agents très spéciaux/The Man from UNCLE), elle-même synchrone avec les valeurs propagées par « la société de consommation » émergente, notamment dans les spots publicitaires qui s’ouvraient également de plus en plus à la musique pop favorisée par les jeunes [10]. Les producteurs exigeaient de la musique électrifiée afin d’attirer un public dès les premiers seconds au point que dans les séries policières des années 1970, les thèmes musicaux sont pratiquement indifférenciés d’une série à l’autre. Dans les années 1980, la série Deux flics à Miami (Miami Vice) s’ouvrait largement aux « tubes » contemporains et passés, souvent dans le but de « ralentir » une intrigue trop squelettique pour tenir la distance autrement ; ainsi, la musique accompagne les personnages qui se positionnent sur fond de promenades en voiture de luxe, de matchs de basket, de courses de vedettes, de concerts rock, etc. Le lien entre musique et situation est parfois extrêmement abstrait. Dans l’épisode « Honor among thieves » (1988), la chanson rock classique « Sweet little sixteen » de Chuck Berry accompagne les actes d’un psychopathe qui donne par injection des doses mortelle de cocaïne à des adolescentes. L’inconvénient de ce recours aux « tubes » ou à une musique d’ambiance de synthétiseurs mixés très en avant, c’est qu’il date la série, et potentiellement la dévalorise (ou pire, la ringardise) dans les marchés de rediffusion et de DVD.
Depuis le mitan des années 2000, les techniques de simulation orchestrale ont radicalement transformé la musique d’accompagnement des séries télévisées. On peut désormais recréer synthétiquement, avec des logiciels dédiés, tous les instruments de l’orchestre (fake orchestra), seuls ou ensemble. Jadis comptant entre 3% et 6% du budget dans le cas de la musique orchestrale (frais du compositeur, de l’arrangeur, du directeur d’orchestre et des musiciens) [11], la musique d’accompagnement ne coûte désormais qu’entre 1% et 2,5% du budget total d’une série [12]. Selon le rapport 2010 du Bureau des Statistiques du Travail, le salaire annuel médian d’un compositeur (y compris les compositeurs des séries télévisées) est de 45 970 $ (dans une échelle qui va de 85 000 $ (les plus demandés) à 21 270 $ (les moins connus) [13]. Les droits de rediffusion varient entre 6 et 11,50 $ par épisode pour les networks pour au moins 45 seconds de musique composée spécialement, mais tombent à une fourchette entre 1 à 5 $ pour des thèmes, et de 0,60 à 1,10 $ pour de la musique d’ambiance ; quant aux droits pour des chansons déjà composées, ils ne coûtent pas plus que 1000 $ à 4000 $ (paiement initial et pour chaque rediffusion) [14]. C’est cela qui explique le déclin depuis les années 1990 de chansons génériques composées spécialement pour une série [15]
Une ambiance sonore générale
Dans les diverses franchises de la série CSI (Les Experts) à partir de 2000, le thème musical n’est désormais qu’un aspect d’une ambiance sonore générale ; des bruits diégétiques ou des voix fantômes « saignent » dans un écrin synthétique et délavé, souvent à peine audible. Manifestement, on a affaire ici plus au sound design qu’à la composition dans le sens traditionnel. La relation en contrepoint entre situation et accompagnement sonore, déjà exploré dans Miami Vice, est explicitement théorisée par Jason Alexander, directeur des sons sur CSI : « Nous avons une approche organique de la musique, nous résolvons des crimes avec la science, ce qui implique des machines, des tests d’ADN et des processus chimiques primitifs. Ce n’est pas toujours de la haute technologie. Parfois, nous adoptons une approche lo-fi de la musique dans une scène high-tech (et vice-versa) [16]. Karen Lury parle du « paysage sonore » de CSI, composé de trois éléments : le score musical et d’autres éléments musicaux comme les fondus sonores à la conclusion de scènes importantes, sans oublier la musique « source » (non diégétique) qui lisse les effets de montage ; des effets sonores (sons concrets liés aux objets présents à l’écran ou sons ambiants « acousmatiques » qui « épaississent » l’environnement général ; et finalement, les « sons vocaux », les voix des personnages. La tâche donnée à John M. Keane, compositeur très influencé par Howard Shore (Se7en, Le Silence des agneaux), c’était de créer une ambiance et de fournir des signaux sonores (cues) pour l’audience en même temps. Selon Keane : « L’ambiance sonore qui s’additionne au score musical donne à la série son côté hors de ce monde. Les signaux ont besoin de cet élément ou grain indéfinissable, qui le plus souvent apporte une impression d’obscurité inquiétante. Souvent, il faut que l’ambiance soit dans une autre tonalité ou très dissonante pour être efficace. [La musique] est un bon moyen de mettre en relief les preuves et de désigner les indices, parfois de manière subliminale, parfois de manière explicite. » [17] Toujours selon Lury, la manière de travailler, à savoir le mixage de plusieurs couches d’échantillonnages, permet aussi la technique de « démêlage » (unpicking) d’une couche pour mieux mettre en valeur une découverte scientifique particulière faisant partie du puzzle.
Prenons maintenant l’exemple de la série populaire NCIS (CBS). À partir de la troisième saison, la « musique » est la responsabilité de Brian Kirk, et les frères jumeaux Jeff et Greg Burns. D’après leurs dires, il a fallu deux ans de rodage pour s’organiser selon les normes quasi industrielles de production : « Nous créons approximativement 25 minutes de musique – de la page blanche au produit fini — par épisode, en sept ou huit jours, mais parfois on n’a que quatre jours, ce sont des délais très serrés (tight turnaround) (Greg Burns). » Comme pour n’importe quelle marchandise : le terme « turnaround » s’applique plutôt à la gestion des commandes de produits courants dans une optique de « zero stock ». Le travail est partagé entre les trois compositeurs, chacun commençant à construire des cues musicaux basiques de son côté, avant de passer avec une certaine violence au mode collectif : « Un jour ou deux avant le mixage, nous faisons du tag teaming [18], s’échangeant d’ordinateurs, et on y va à fond la caisse (hitting it hard). Cela devient vraiment un mélange de beaucoup d’idées et d’énergie créative en un court laps de temps (Jeff Burns). » [19]
Les deux compositeurs ayant fait leurs preuves, les producteurs peuvent faire confiance en leurs capacités à respecter les délais ; on apprend qu’avant NCIS, les frères Burns ont souvent fait des journées de 20 heures en tant qu’ingénieurs de son de studio (14 heures au studio d’enregistrement et 6 heures supplémentaires pour leurs propres productions de musique de télévision). « Pour chaque épisode, il y a une réunion pour les pointages (spotting), où on y va discuter avec les producteurs, et on décide où la musique va commencer et terminer dans une scène, quel genre de musique faudra-t-il, émotionnelle, d’action, dramatique ou autre. À ce point, on rentre, commence à être créatifs, et écrit ce qu’on pense sera adapté. On regarde l’arc narratif, et les thèmes de l’épisode, et on construit la musique autour de ce ou de ces thèmes. (Greg Burns). » [20] Finalement, on note que les frères Burns travaillent chez eux à partir d’une station audionumérique (DAW) [21] où Logic Audio (logiciel de mixage) est la plateforme de choix (alors que d’autres compositeurs préfèrent Pro Tools).
Reste à expliquer le volume relativement important des « paysages sonores composés » dans les séries actuelles (25-30 minutes sur 41) par rapport aux séries classiques (20-25 minutes sur 52), soit beaucoup plus qu’il ne faut pour créer une ambiance ou pour atténuer les effets de montage. La réponse se trouve peut-être dans les nouvelles façons d’enregistrer les voix de près (close miking), qui s’écartent d’une perspective « réaliste » fondée sur la distance des comédiens de la caméra ; ce, afin de maintenir l’intensité dramatique à tout moment. Dans CSI, l’ingénieur du son Mick Fowler explique que les voix sont enregistrées « comme si j’étais juste à côté des comédiens. Peu importe si ceux-ci sont en close-up ou à 30 mètres dans un plan général. L’audience doit avoir l’impression qu’elle écoute une conversation privée. » [22] Il faut croiser cette remarque avec celle de Steven Connor, auteur d’un livre sur le ventriloquisme : « Le microphone rend audible et expressif toute une gamme de sons organiques qui sont effacés dans l’écoute ordinaire : la liquidité de la salive, les sifflements et petits frémissements de la respiration, les cliquetis de la langue et les dents, les bruits secs des lèvres. » [23] L’enregistrement de près mène donc à un trop-plein d’intensité, d’ « organicité » qu’il faut atténuer. Si l’on ajoute les inévitables approximations dans le jeu des comédiens dans un tournage limité à une semaine, et des dialogues parfois plats ou ridicules, on pourrait avancer l’hypothèse suivante : la bande sonore joue (aussi) le rôle de lisseur de petits défauts, et de renforçateur de l’ensemble, « d’exhausteur de goût » comme on le dit pour les plats préparés vendus en grande surface.
Notes
[1] Parmi les compositeurs de film chevronnés qui ont composé pour des séries : Bernard Hermann (The Twilight Zone), Lalo Schifrin (Mission : impossible), Jerry Goldsmith (The Man from UNCLE), Danny Elfman (Desperate Housewives), Graeme Revell (CSI Miami).[23] Ibid., p. 114.
BUXTON David, « La musique des séries télévisées: de l’underscore au sound design », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2013, mis en ligne le 1er mars 2013. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/la-musique-des-series-televisees-de-lunderscore-au-sound-design-david-buxton/
Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)