Cet article est extrait de la thèse de notre contributrice
Laura Goldberger
consultable en ligne :
Le Web politique – l’espace médiatique de la présidentielle 2012
La thèse porte sur l’industrialisation croissante du politique. Laura Goldberger y recadre la place et la fonction d’un réseau social comme Twitter, investi et contrôlé par des professionnels de la communication politique, dans l’ensemble de l’espace médiatique de la campagne présidentielle française de 2012. Pour la première fois, en France et dans une revue centrée autour de la notion critique d’industrie culturelle, émerge et est introduite la notion d’industrie politique (Politics industry chez les anglo-saxons dans un autre cadre).
Notre docteure participe aussi, en tant que membre de la Web-revue, et dans le cadre du laboratoire interdisciplinaire HAR (Histoire des Arts et des Représentations, Paris-Nanterre), à la tentative d’articulation de la théorie critique des industries culturelles (puisque les pères fondateurs de la critique de la Kulturindustrie n’ont pas connu Internet) et de la notion très idéologique de numérique.
Une enquête de terrain universitaire et journalistique.
Marc Hiver, directeur de la thèse.
Contenu
Twitter : le cercle de la famille « communication » s’agrandit
Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris (1), écrit Victor Hugo.
Lorsque Twitter apparaît en 2007, il devient cet enfant libre et rebelle qui agrandit l’espace de la famille « communication ». « L’espace public s’est élargi », nous disent les sociologues (2). Twitter agrandit l’espace et l’horizon des stratégies de la communication politique et reconfigure le rôle des acteurs politiques. Représentants et représentés se font face, mais sans se parler directement, ils s’interpellent et se jaugent mutuellement pour mieux s’éprouver. La présidentielle 2012 marque une rupture de la temporalité électorale. Les candidats peuvent élargir leur surface médiatique sur Internet et rivaliser avec les médias traditionnels ; ils vont à leur tour informer, imposer leur horloge numérique et créer l’événement. « Élargir » et « agrandir » sont les mots-clés qui caractérisent l’espace Twitter.
Guerre des militants et stratégies de l’information
Le souffle politique, les grandes idées et le programme donnent le sentiment de n’exister qu’en arrière-plan. Ce qui est mis en avant ce sont la personnalité, les récits et les petites phrases. Dans cet écosystème où les sondeurs estiment pouvoir évaluer chaque candidat en temps réel, chacun se demande « Qui a gagné la guerre des tweets ? » La tonalité générale des appréciations des tweets a donné François Hollande gagnant : est-ce à dire que le réseau social peut prédire l’élection ? Personne ne s’aventurerait à une telle hypothèse !
Avec des arguments formatés, les militants des ripostes-party se livrent à une guerre qui ne dit pas son nom. Le « théâtre des opérations » le lieu où l’espace de la confrontation est défini, se trouve aujourd’hui sur Twitter. L’enjeu est d’exister dans un espace médiatique et de mettre tout en oeuvre pour se promouvoir tout en déstabilisant ses opposants. La captation de l’attention est une technique qui rappelle « l’art de la guerre » de Sun Tzu. Bien que datant de 500 ans av. J.-C., le texte de Sun Tzu est toujours vivace dans les stratégies politiques : évaluation, veille concurrentielle, engagement, récit, faille, Buzz, tactique, bashing, fake news, fronde virale, détournements, mensonges et rumeurs appartiennent aux nombreuses stratégies qui peuvent délégitimer le candidat adverse, désacraliser sa fonction ou saper son autorité. « Il n’est pas question d’avoir plus d’information que l’adversaire, mais de diriger un message efficace » (3), nous rappelle François-Bernard Huyghe qui décrypte les médias et les techniques d’influence et qui nous enseigne que « la valeur stratégique de l’information ne dépend guère de sa véracité, mais de sa propagation, de sa réception et de son acceptation. »(4) On réalise ici combien l’information est mouvante : quand elle est stratégique, sa « véracité » c’est-à-dire sa qualité informationnelle n’est même plus le premier enjeu.
Les militants des plateformes ont radicalement changé l’image de l’engagement politique. Ce sont les ambassadeurs d’un parti, les coordinateurs d’une animation de terrain, les influenceurs d’un site militant ou bien encore les vérificateurs d’informations qui promotionnent leur parti sur un blog et qui taclent leurs adversaires avec leur propre rhétorique. Mais, à force de décrédibiliser le camp adverse avec des informations partisanes ils participent eux-mêmes à la déperdition de l’information (5), et à la défiance généralisée des électeurs face à des dirigeants qu’ils prennent plaisir à dénigrer avec de plus en plus de professionnalisme. La défiance et le cloisonnement des communautés qui se font face génèrent ce que l’anthropologue Marc Augé appelle « l’Individualisation des références » (6) ; il observe « une volonté de chacun d’interpréter par lui-même les informations dont il dispose, et non de se reposer sur un sens défini au niveau du groupe » (7). S’emparer des mots comme on s’empare du pouvoir et s’en réapproprier le sens, c’est prendre le risque de ne s’exprimer que par idéologie et de ne plus parler qu’à un seul groupe. La vérité subjective surnommée « alternative » dans la presse américaine, depuis l’élection de Donald Trump, complexifie encore plus la réception et la compréhension du sens de l’information, de plus en plus concurrentielle dans sa recherche de l’objectivité pour l’intérêt commun. Le journal « Le Monde » (8) qui présente un florilège de tous les mots associés au « fait alternatif », relate la critique de la presse américaine, « qui y voit à la fois une stratégie pour affaiblir les médias comme contre-pouvoir, et une inquiétante menace pour la démocratie. » (9)
Présidentielle 2012 vs Présidentielle 2017
La tendance « numérique » ou « technophile » de la « politique 2.0 », amorcée en 2008 pendant la première campagne démocrate d’Obama, s’est amplifiée en France en 2012 avec la plateforme de stratégie électorale NationBuilder(10). Elle s’est généralisée en 2017 : « La quasi-intégralité des candidats à l’élection présidentielle sont équipés de ce type de logiciels pour faire campagne » écrit Nicolas Richaud dans les Echo.fr. (11) Dans le même article, Benoît Thieulin, professionnel du numérique très impliqué dans la campagne de 2012 pour l’équipe de François Hollande pointe « l’état de volatilité très forte de l’électorat » (12) et note que « l’hyperciblage permis par le Big data n’a jamais été aussi élevé en France. »(13) Piloter tous les sites d’une campagne à partir d’une seule plateforme, croiser des données géographiques avec des données socio démographiques, identifier des secteurs d’électeurs indécis à partir d’un listing qui permet de faire du porte-à-porte sont les activités types utilisées par les stratégistes et les consultants de campagnes électorales chargés de mener et de gérer une campagne, mais aussi de former des militants aux outils de mobilisation. Qui aujourd’hui oserait se passer des logiciels de gestion de données de campagnes électorales ? Qui prendrait le risque de ne pas posséder, telles des pépites, toutes les données qui impliquent l’hyperciblage d’un électorat et la construction d’une communauté qui pratique le « prêt-à-liker » ? Désignée par le terme de « politique prédictive » en raison de la modélisation prédictive des données qui permet d’évaluer le profil sociologique ainsi que le nom et l’adresse des électeurs potentiels, la plateforme de stratégie électorale démontre la puissance militante et confirme la place de l’Internet et des réseaux sociaux dans une campagne. Cependant, si la froide stratégie des données algorithmiques semble accélérer la connaissance du profil d’un futur électeur, elle ne garantit pas la victoire d’une élection. Savoir utiliser les outils des plateformes avec créativité ne s’improvise pas. Les dirigeants des partis traditionnels de la présidentielle 2017, PS et LR, ont été jugés très sévèrement par les professionnels de la communication politique qui ont estimé que les équipes et directeurs de campagne des cellules majorité/opposition ont vécu sur leurs acquis et n’ont pas su se réinventer. Ils n’ont pas assez « identifié et fédéré leurs soutiens depuis 2012 » (14) analysent les experts du « web 2.0 ». « Parmi la palette d’outils à leur disposition, le numérique devra figurer en haut de la liste. Sinon, tels des dinosaures analogiques, ils disparaîtront de la scène. »(15) Le paradoxe de la présidentielle 2012 illustre avec ironie le manque d’appétence des Français pour la politique. Côté technophile on constate des plateformes, des réseaux sociaux et des outils de dernière génération qui agrandissent l’espace et l’horizon des stratégies de la communication politique et côté média traditionnel on prend conscience du désintérêt flagrant de la part des citoyens pour le débat présidentiel dont le nombre de téléspectateurs rétrécit d’élection en élection : 30 millions de téléspectateurs ont suivi en 2008 le débat Chirac-Mitterrand ; en 2012 ils étaient à peine 17,8 millions et en 2017 ils n’étaient plus que 16,5 millions(16).
Industrialisation de la politique
La politique est-elle « un produit » comme un autre ? Se pourrait-il que nous assistions à l’industrialisation de la politique pensée comme produit culturel divertissant et contestataire dans une société qui consommerait du politique à l’aide d’outils performants aussi bien dans la ruse et l’artifice du marketing que dans celui de l’hyperciblage de l’électeur ? Dans la discipline universitaire des Sciences de l’information et de la communication il n’est pas fortuit de constater que la promotion d’un produit culturel se place sous le régime de la transmission d’un message et de la réception d’un public. Jamais « les machines à communiquer » (17) n’auront autant calculé : le Big data et la puissance des calculs au coeur d’une élection présidentielle nous démontrent à quel point « l’information » explorée par Armand et Michèle Mattelart mérite son statut « de symbole calculable » (18).
Rappel : Géolocaliser l’influenceur ou le leader d’opinion
Les leaders d’opinions d’aujourd’hui peuplent les timelines de Facebook et Twitter : ce sont pour la plupart des journalistes et des personnalités influentes qui soutiennent ouvertement un candidat. Leur existence a été révélée dès les années 40, par les études sociologiques de Paul Lazarsfeld qui a utilisé les techniques d’enquêtes pour collecter des informations pertinentes. Il observe l’influence qu’exercent les médias sur la décision des électeurs. Au niveau du comportement électoral, il découvre qu’il y a des influenceurs ou relais d’opinion qui jouent un rôle non négligeable dans la persuasion qu’ils exercent sur leur groupe social. Aujourd’hui, faire un mailing avec des leaders d’opinion nous paraît incontournable.« Les informaticiens qui travaillent sur les réseaux sociaux, peuvent identifier les leaders d’opinion avec les hub ou les noeuds » (19). Une fois encore, la science se met au service de la politique et pour le professeur Saporta « C’est à peu près la même chose que de détecter les responsables des épidémies. Ceux qui sont connectés avec beaucoup de gens sont ceux qui doivent être « isolés » ou au contraire « activés » si le résultat est positif. Dans le domaine politique, ce qui est porteur c’est de trouver beaucoup de petits influenceurs. Les électeurs sont moins sensibles aux grands leaders
NOTES
1 Victor HUGO, Lorsque l’enfant paraît, « Les feuilles d’automne » (1831), [En ligne] https://www.poesie-francaise.fr/victor-hugo/poeme-lorsque-l-enfant-parait.php
2 Expression de Dominique CARDON
3 Op.cit., François-Bernard HUYGHE, Comprendre le pouvoir stratégique des médias, page 77
4 Ibid.
5 L’information déformée ou fake-news
6 Marc AUGE, entretien avec Julien TENEDOS, Ministère de la Culture et de la Communication, patrimoine ethnologique, 07.03.2013, page consultée le 27.07.2017 [En ligne] https://www.culturecommunication.gouv.fr/Thematiques/Patrimoine-ethnologique/Soutien-a-lacreation-
audiovisuelle/Collection-L-ethnologie-en-heritage-DVD/Marc-AUGE
7 Ibid.
8 William AUDUREAU, « Faits alternatifs, fake-news, post-vérité… petit lexique de la crise de l’information », Le Monde/Les Décodeurs, 25.01.2017, page consultée le17.07.2017 [En ligne] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/01/25/faits-alternatifs-fake-news-post-veritepetit- lexique-de-la-crise-de-l-information_5068848_4355770.html
9 Ibid.
10 D’autres plateformes concurrentes voient le jour : 50+1 et DigitaleBox
11 Nicolas RICHAUD, « Comment le Big Data s’est invité dans la campagne présidentielle » 17.04.2017, page consultée le 27.07.2017 [En ligne]
https://www.lesechos.fr/19/04/2017/lesechos.fr/0211988461344_comment-le-big-data-s-est-invitedans- la-campagne-presidentielle.htm#
12 Benoît THIEULIN : fondateur de l’agence de communication digitale « La Netscouade », devenu directeur de l’innovation d’Open, prestataire du numérique pour le PS pendant la présidentielle 2012.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Arnaud Dassier et Benoit Thieulin campagne 2017 « Election présidentielle 2017 : la politique française enfin uberisée par le numérique »
« Faute de faire ce travail de fond, faute d’avoir profité de leurs moyens financiers importants pour identifier et fédérer leurs soutiens depuis 2012, faute d’avoir su s’entourer d’équipes professionnelles et créatives, faute, au fond, d’avoir misé sur la puissance politique du Web, les candidats du PS et de LR ont été ubérisés. Pour survivre, il va leur falloir se réinventer, et parmi la palette d’outils à leur disposition, le numérique devra figurer en haut de la liste. Sinon, tels des dinosaures analogiques, ils disparaîtront de la scène. » 10.05.2017, page consultée le 27.07.2017 [En ligne] https://www.atlantico.fr/decryptage/electionpresidentielle- 2017-politique-francaise-enfin-uberisee-numerique-arnaud-dassier-3043328.html
16 Ibid.
17 Source Médiamétrie/Le Figaro
18 Armand et Michèle MATTELART, Histoire des théories de la communication, 3e édition, collection « Repères », chapitre III, l’Information, Paris La découverte, 2004, page 30.
19 Certains outils permettent de réaliser des « cartographies d’information » qui révèlent la concentration de l’influence (Hub) d’une marque ou d’un événement sur les sites et les réseaux sociaux. Les noeuds sont représentés par des points. Plus leur taille est visible plus l’influence de la source est significative. Les liens entre deux noeuds dessinent des lignes ; leur épaisseur révèle le degré d’interaction entre les sites (liens entrants ou sortants, zones géographiques, etc.)
Lire les articles de Laura Goldberger
GOLDBERGER Laura, « L’Industrie politique, Laura Goldberger », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2018, mis en ligne le 1er juillet 2018. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/industrie-politique-laura-goldberger/
Laura Goldberger a soutenu en décembre 2017 sa thèse en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Paris-Nanterre (directeur : Marc Hiver) : « Le Web politique – l’espace médiatique de la présidentielle 2012 ». Elle est infographiste et chargée de communication.