Au Nigeria, pour beaucoup, le cinéma n’est pas un art, c’est quelque chose comme une chaîne de montage. Nollywood obéit à une logique purement commerciale, et les distributeurs font la loi. Le secteur marie une production industrielle avec des méthodes très artisanales et informelles : « la vidéo nigériane est la version « secteur informel » de la production africaine, ce qui la rend plus spontanée et plus proche du public que la production télévisée ou le cinéma africain »
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Naissance du Nollywood
Deuxième industrie cinématographique du monde, derrière Bollywood (Bombay), mais devant Hollywood, Nollywood (le N pour Nigeria) s’appuie essentiellement sur la vidéo. En 2008, elle a produit 1770 films, devant l’Inde (800 films annuels). Au cours de ces quinze dernières années, 10 000 films ont été tournés avec des moyens très modestes (15 000 à 30 000 euros par film), et une durée de tournage ne dépassant pas deux semaines [1].
La fin du boom pétrolier à la fin des années 1980 entraîne le déclin du cinéma nigérian et la grande époque du théâtre national [2]. La balance extérieure étant déséquilibrée, les films sur format celluloïd devenaient trop chers. Dirigé par le général Ibrahim Babangida, le Nigeria se referme sur lui-même. La dictature militaire pousse de nombreux cinéastes et acteurs nigérians à quitter le pays pour Londres ou New York. En raison de l’insécurité régnant le soir dans les grandes villes du sud du pays, particulièrement à Lagos, la population déserte les salles de cinéma, peu nombreuses, qui deviennent des lieux de culte (églises ou locaux de sectes). Cela a favorisé le développement de la vidéo. Pour le journaliste et critique Tunde Oladunjoye : « La home vidéo arrivait au bon moment parce que le public commençait à devenir casanier à cause de l’insécurité grandissante et de la détérioration de la vie, les familles ne pouvaient plus se payer le luxe d’aller au cinéma. » [3]
Le premier succès fut Living In Bondage de Kenneth Nnebue, l’histoire d’un homme qui pactise avec le diable pour s’enrichir [4]. Cette production ibo (sud-est du Nigeria) sortie en 1992 marque le début d’une nouvelle ère pour le cinéma nigérian en montrant qu’avec des moyens limités, on pourrait néanmoins produire des films. Le secteur s’organise rapidement entre producteurs, acteurs, réalisateurs, loueurs de cassettes, journaux, critiques, projectionnistes publics, pirates et distributeurs.
Popularité et circulation
Les films Nollywood sont très convoités par ceux qui disposent de lecteurs vidéo [5]. La criminalité endémique favorise le succès des vidéos, puisqu’on se sent plus en sécurité dans son salon qu’ailleurs. Les réalisateurs se permettent d’aborder tous les sujets, même les plus sensibles, d’autant que la consommation des films se fait à domicile. Sur ce point, le journaliste français Pierre Barrot l’atteste : « La production vidéo du Nigeria, même si elle est apparue pendant une période de dictature militaire, représente une des manifestations les plus impressionnantes de la liberté d’expression en Afrique. » [6]
En dehors des gros marchés d’Idumota à Lagos ou d’Onitsha dans le Delta du Nigeria, les films Nollywood ont envahi l’Afrique noire, aussi bien les pays anglophones que francophones (Bénin, Togo, Congo, Sénégal, Cameroun, Niger, etc.). On peut en discerner trois modèles : les films de sorcellerie ou « juju » dans le milieu Yoruba au sud du Nigeria ; la comédie musicale Haoussa inspirée du cinéma indien ; le drame social, le plus prisé, produit dans toutes les régions du pays, qui traite les problèmes de la famille face à la vie moderne, et aux tensions portant sur l’ascension et la déchéance sociales.
Réalisées surtout à Lagos, les vidéos de Nollywood sont construites avec beaucoup d’éléments « qui favorisent la projection sur l’écran des fantasmes et des angoisses du spectateur, et facilitent ainsi l’identification et le plaisir narratif » [7]. Le public adhère sans difficulté aux histoires inspirées des réalités africaines. Pour l’universitaire malien Manthia Diawara, le succès de Nollywood s’explique ainsi : « d’abord, pour le reste de l’Afrique et la diaspora ensuite, les films de Nollywood représentent un désir collectif inconscient qui reconstruisent nos fantasmes à propos de l’Autre, les peurs de nous-mêmes, et l’effondrement de l’ordre social dans lequel nous vivons » [8]. Nollywood dépeint aussi souvent les classes émergentes du Nigeria avec des voitures de luxe, de belles villas, des salons cossus.
Pour toucher le marché africain, beaucoup de productions sont tournées en anglais, même si les langues locales restent importantes. Pour l’année 2006, les langues utilisées par ordre d’importance sont l’anglais (44%), le yoruba (31%), le haoussa (24%), et l’igbo (1% en 2003) [9].
Critiques
Les productions vidéo nigérianes n’ont pas que des admirateurs, elles font aussi l’objet de critiques. Certains professionnels du secteur cinématographique africain pensent que la production vidéo a une part de responsabilité dans la disparition du cinéma dans beaucoup de régions d’Afrique. Pour Pierre Barrot, ces accusations sont infondées. Il soutient qu’en 2001 et 2002, l’Afrique noire francophone n’a produit que douze films, et affirme que la vidéo a bon dos. « La production des films africains ne dépend pas de leur exploitation dans les salles africaines. Même les films les plus populaires sont financés principalement grâce à l’apport d’aides extérieures comme celles des fonds Sud, fonds francophones, etc. Et un film africain en pellicule n’a presque aucune chance de couvrir ses coûts de production avec les entrées dans les salles du continent. » [10]
Il ajoute par ailleurs que c’est cette forme de production qui a permis au Nigeria d’avoir une importante industrie cinématographique produisant de très nombreux films et facilitant ainsi la renaissance du cinéma en pellicule. Le cinéma n’est apparu dans ce pays qu’en 1970, et n’a pas fait long feu : « Face à quelques dizaines de films tournés en pellicule depuis 1970, péniblement achevés, très mal distribués, rarement salués par les critiques (sauf ceux d’Ola Balogun, sans grande reconnaissance internationale), que penser de plus de sept mille films tournés en vidéos, distribués dans des dizaines de pays, vus par des milliards de spectateurs (en audimat cumulé) et même salués, pour quelques-uns d’entre eux, par des festivals européens ou américains. » [11]
Les films Nollywood font aussi l’objet de critiques venant des féministes et des socialistes, qui considèrent qu’ils donnent une mauvaise image du Nigeria : « trop sexiste, trop misogyne, trop servile et noyée dans l’idéologie chrétienne, la consommation, l’aliénation, le complexe d’infériorité et le primitivisme » [12]. Certains considèrent Nollywood, d’après Manthia Diawara, comme « une nouvelle source de revenus dans un système économique anarchique et économiquement corrompu et comme une nouvelle source de savoir concernant les cultures locales de l’Afrique contemporaine, et, enfin, comme un espace exotique où des cultures populaires africaines persistantes s’approprient et cannibalisent la technologie moderne » [13].
Fonctionnement de l’industrie
Au Nigeria, pour beaucoup, « le cinéma n’est pas un art, c’est quelque chose comme une chaîne de montage » [14]. Nollywood obéit à une logique purement commerciale, et les distributeurs font la loi. Le secteur marie une production industrielle avec des méthodes très artisanales et informelles : « la vidéo nigériane est la version « secteur informel » de la production africaine, ce qui la rend plus spontanée et plus proche du public que la production télévisée ou le cinéma africain » [15].
Tunde Oladunjoye prévient qu’« il est plus facile d’extraire de l’eau d’un caillou que d’obtenir des chiffres fiables sur la production vidéo nigériane » [16]. Les producteurs sont réticents à l’idée de devoir révéler le coût de leurs films, perçu comme un secret du milieu. Ces conduites sont nocives à la croissance du secteur, dit Olandunjoye, et ne permettent pas d’établir un plan fiable. Les organes de régulation et de surveillance ne travaillent, selon lui, que sur la base d’approximation, même s’ils donnent des indications sur le nombre de films produits.
Après la sortie du premier film vidéo mis sur le marché en 1992, la Commission de censure fédérale recensait deux ans plus tard 177 films en une seule année [17]. Depuis, les chiffres vont crescendo : 1711 films en 2005, puis 1770 en 2006, ce qui fait du Nigeria le premier producteur mondial de films. Par ailleurs, la même commission estime, en 2006, le chiffre d’affaires total de Nollywood à 160 millions de dollars. Chaque film coûterait moins de 35 000 dollars (26 000 euros). Selon Pierre Barrot, « l’ensemble de la production annuelle du Nigeria disposerait d’un budget inférieur à celui d’un seul film de Hollywood » [18]. Half of a yellow sun (2014), dont le budget de production est estimé à neuf millions de dollars, est le film le plus cher produit par Nollywood. La levée de fonds, non sans difficultés, a été effectuée auprès des institutions et des investisseurs privés [19].
En 2011, l’industrie a produit 300 films contre environ 2000 habituellement. Cela traduit, selon Victor Okhai, producteur et réalisateur, la nécessité de réinventer l’industrie [20]. Il constate que le public de Nollywood réclame plus de qualité. Il invite les producteurs à réagir, d’autant que des salles de cinéma sont en train de ressusciter.
Nollywood dans l’économie nigériane
Nollywood est le deuxième employeur du pays après l’agriculture. On estime entre 200 000 et 300 000 le nombre d’emplois que l’industrie a créés, surtout dans le secteur de la distribution [21]. Nollywood redonne de l’espoir aux chômeurs et chacun y tente sa chance : « ce n’est pas facile de trouver du travail au Nigeria, beaucoup de jeunes diplômés sont au chômage, vous verrez des avocats des médecins des ingénieurs devenir acteurs et faire carrière dans l’industrie du cinéma » [22], lance un jeune dans un reportage de Jeune Afrique sur l’industrie nigériane.
Conscientes de l’importance de Nollywood dans l’économie du Nigeria, les autorités lui apportent un soutien substantiel. En 2011, le président Goodluck Jonathan a alloué un fonds de 200 millions de dollars à l’industrie pour développer de nouveaux canaux de distribution, afin de lutter contre le piratage qui gangrène le secteur [23]. En 2013, il annonce aussi la subvention d’un programme « Project ACT Nollywood » à hauteur de 3 milliards de nairas (environ 17 millions $) pour la formation dans les domaines de la production et de la distribution de films.
Les gouvernements des États du Nigeria, nation fédérale, ne sont pas en reste. Le Conseil de parrainage de l’État de Kano (Nord) a soutenu trois films. Le gouvernement de l’État de Bayelsa (Sud) apporte un important soutien financier à la cérémonie des Africa Movie Academy Awards qui se déroule chaque année, et qui récompense depuis 2005 l’excellence dans l’industrie du film. Un studio de cinéma très moderne a été construit dans la ville de Tinapa par le gouvernement de l’État de Cross River (Sud-Est). Un village du cinéma est envisagé à Lagos.
Des chaînes de télévision et des plateformes de diffusion se créent autour de Nollywood. La chaîne Nollywood TV, lancée en 2013 à Paris, diffuse des films nigérians doublés en français pour les Africains francophones. Elle est disponible dans 22 pays d’Afrique francophone et en France, et connaît un véritable succès, car sur les « 278 minutes que passent en moyenne les femmes camerounaises à regarder la télévision chaque jour, 106 sont consacrées à la chaîne » [24]. Son créateur François Thiellet soutient que les Africains de la Diaspora entretiennent de très forts liens avec leur pays d’origine, d’où l’importance de cette chaîne entièrement consacrée à l’Afrique [25].
Après la chaîne NollywoodLove (sur YouTube), Jason Njoku lance IrokoTV, le plus important distributeur de films nigérians sous licence, avec un catalogue composé de plus de 6000 films, qui reçoit un million de visiteurs par mois. Cette plateforme est venue combler un vide selon son initiateur : « avant Iroko TV, il y avait un vide, on ne savait pas comment monétiser les spectateurs potentiels en Inde, aux États-Unis, en France, en Jamaïque… On apporte une réponse à ceux qui veulent regarder Nollywood partout dans le monde. C’est la plus incroyable plate-forme de distribution jamais créée en Afrique » [26]. En avril 2012, Tiger Global Management investit huit millions de dollars dans cette plateforme. Il crée également Iroking, qui propose de la musique africaine, et IrokoTV Partners Limited pour la production de films [27]. Depuis 2013, un festival dédié aux films nigérians est organisé à Paris au cinéma l’Arlequin.
Nollywood et la censure
La Commission de censure reste vigilante sur certains points. La sexualité présentée de manière explicite, et l’impunité des bandits ne sont pas tolérées. Les autorités religieuses nigérianes (musulmanes et chrétiennes) s’opposent à toute représentation de la nudité de la femme ; le respect de cette règle semble être apprécié dans les autres pays africains. Les autorités sont soucieuses de la moralité publique (la leur), et veulent que les criminels soient punis dans les films. « Si le chef mafieux n’est pas puni ou jeté en prison, elles peuvent exiger que l’on recommence tout. C’est pourquoi beaucoup de réalisateurs prennent les devants », expliquait-on lors du tournage du film policier The Controllers [28].
Le cinéma nigérian du Nord, notamment dans l’État de Kano (Kannywood), souffre plus de la censure avec le régime de la charia appliqué depuis 2001 et une Commission de censure créée en 2005. Composée de chefs religieux et politiques, elle veille à ce que les films respectent la charia ; les cinéastes qui y contreviennent sont interpellés et obligés de revoir le contenu de leurs productions.
Si jusque-là, aucune production n’était interdite, un incident (la vidéo des ébats d’une actrice célèbre locale avec son petit ami qui a circulé sur les appareils mobiles), survenu en 2007, change la donne [29]. Suite à cela, le gouverneur de l’État de Kano a suspendu la production de films dans cette région. À cette période, l’industrie cinématographique perd 29 millions de dollars et des milliers de personnes se retrouvent au chômage.
À la levée de cette suspension, les règles deviennent de plus en plus contraignantes. Beaucoup de professionnels du cinéma prennent la fuite pour échapper à d’éventuelles représailles. La commission de censure multiplie les arrestations et impose 32 nouvelles restrictions, parmi lesquelles : « l’exigence d’un budget minimal de 14 000 euros par film, l’interdiction de chanter, danser, tourner de nuit, la prohibition des contacts entre hommes et femmes »[30]. La commission de censure contrôle tout : les scénarios, le choix des lieux de tournage et même l’équipe qui doit être accréditée. Le climat pesant de plus en plus lourd, la majorité des acteurs de Kannywood s’installent dans d’autres États pour exercer leur métier. Et, comme le secteur du cinéma est l’un des principaux employeurs du pays, la commission de censure assouplit ses règles pour éviter que l’industrie du cinéma ne fasse faillite.
La condition féminine au Nigeria
Les discriminations à l’égard des femmes perdurent, selon un rapport effectué sur les droits des femmes en Afrique, bien que le Nigeria ait ratifié sans réserve les principaux mécanismes régionaux et internationaux de protection des droits des femmes [31]. On dit dans ce rapport que le système juridique du pays, composé du droit écrit, du droit coutumier et du droit islamique, renforce les discriminations envers les femmes. Les dispositions contenues dans ces trois entités juridiques ne prennent pas en compte le droit des femmes dans la famille, et en matière de propriété. Ce rapport nous apprend aussi qu’environ 20% des femmes sont victimes de violences domestiques au Nigeria, souvent tolérées par la société, rarement déclarées et sanctionnées par la loi.
À l’occasion de la Journée de la Femme en 2013, Oluwaseun Ogunniyi, membre du Mouvement socialiste démocratique, rappelle dans un article les conditions dans lesquelles vivent les Nigérianes [32]. Elle soutient que les femmes sont celles qui souffrent le plus de la pauvreté, et représentent une bonne partie des 28 millions de chômeurs que compte ce pays de plus de 170 millions d’habitants. Dès la naissance, les filles ont moins de chance que les garçons d’accéder à l’enseignement et à la santé, et sont discriminées pour l’accès à l’emploi. Ogunniyi affirme que les femmes trouvent difficilement des emplois, parce que les recruteurs estiment qu’elles sont moins productives que les hommes du fait de leur rôle reproducteur. Elle atteste que trop de femmes meurent dans ce pays à cause des violences conjugales, tandis que d’autres souffrent en silence.
Au Nigeria, 50 % des femmes sont battues ou violées par leurs maris sans que cela n’émeuve personne. […] On apprend aux femmes que quelle que soit la situation, elles doivent se soumettre sans chercher d’explications. Lorsqu’une femme ose s’exprimer, c’est elle qui sera considérée comme responsable de la violence qu’elle recevra en guise de réaction. On lui dit que cela fait partie du mariage, qu’elle n’a qu’à accepter cela, c’est comme ça. [33]
Par ailleurs, s’il y a un point commun entre le christianisme et l’islam au Nigeria, c’est bien la question de la sexualité des femmes, laquelle doit être contrôlée [34]. Le pentecôtisme, qui fait une lecture littérale de la Bible, participe au maintien et à la consolidation des structures de pouvoir et des inégalités sexuelles [35]. La charia (loi islamique), appliquée dans 12 des 36 États du pays, impose aux femmes des règles de conduite rigoureuses et discriminatoires :
Injonction de se vêtir de façon appropriée, ségrégation complète d’avec les hommes, restrictions de mouvements dans l’espace public, s’asseoir à l’arrière des véhicules (dans l’État de Zamfara), respecter le couvre-feu de minuit (dans l’État de Gusau), etc. [36]
Depuis l’instauration de la charia dans le Nord du Nigeria en 2000, les femmes ne peuvent plus aller au cinéma à cause de l’interdiction de la mixité [37]. Le secteur a alors décidé de tourner le dos à la clientèle féminine qui consomme désormais les films à domicile. À Lagos (Sud), il n’y a aucune interdiction pour les femmes de se rendre dans les salles de cinéma locales ou dans les salons de vidéo (endroit banal où les membres d’une communauté se rassemblent pour regarder les films Nollywood), bien que ces lieux restent dominés par les hommes. On accole aux femmes qui fréquentent ces lieux l’étiquette de « femmes libres », ce qui les amène à rester chez elles pour regarder les vidéos [38].
L’image de la femme dans les films Nollywood
Très peu d’études ont été consacrées à l’image des femmes dans les films produits par Nollywood. Les articles publiés s’intéressent plus à son succès commercial, et à son mode de production. Je présente ici les rares publications existantes : les études de Femi Okiremuette Shaka et Ola Nnennaya Uchendu [40], et d’Agatha Ukata [41].
Femi Okiremuette Shaka et Ola Nnennaya Uchendu soutiennent que les femmes dans les films Nollywood sont représentées comme des marchandises ou des biens, et cela depuis le premier film qui a lancé l’industrie, Living in Bondage (1992) de Kenneth Nnebue, où un mari sacrifie sa femme dévouée dans l’espoir de devenir riche. Le succès de ce film est pour eux le début d’une longue série de représentations des femmes sous les aspects malhonnêtes, diaboliques, démoniaques, fatales, et sataniques. À cette époque, la préoccupation majeure des cinéastes était de s’enrichir, compte tenu des graves difficultés économiques du pays. Produits dans une société patriarcale, les films de Nollywood montrent souvent des femmes considérées comme les compléments des hommes. Ils citent l’exemple de la femme de l’Igwe (nom du roi dans certaines parties du pays Igbo), dont le rôle est de lui donner un garçon, d’être à ses côtés avec toujours le sourire. L’image de la femme projetée dans ces films vidéo est fictive, et traduit le désir et l’imagination des hommes. La femme indépendante est dépeinte comme rebelle, diabolique, prête à tuer pour atteindre ses objectifs. Elle se retrouve souvent célibataire, divorcée ou veuve, obligée d’entretenir un amant. Les femmes qui aspirent à être indépendantes financièrement, à s’engager politiquement sont un cauchemar dans la société patriarcale.
En étudiant les films Jenifa (film vidéo Yoruba, 2008) et Games Women Play (2005), Shaka et Uchendu révèlent que les personnages féminins dans ces films sont définis par le patriarcat, et ne reflètent pas les vrais visages des femmes nigérianes. C’est « une construction fictionnelle de l’imagination patriarcale qui met en scène des filles capricieuses, moralement en faillite et des femmes qui doivent payer pour leurs péchés ». Cette représentation ne pourrait se justifier que par des logiques commerciales. La veuve est soumise par exemple à des rituels pour prouver qu’elle n’a rien à voir avec la mort de leur mari. Cette pratique est instrumentalisée dans certains films qui montrent des femmes coupables de la mort de leur mari pour ainsi justifier le traitement cruel qui leur est infligé. Femi Okiremuette Shaka et Ola Nnennaya Uchendu invitent les critiques du cinéma à s’insurger contre cette tendance.
Analysant l’image des femmes dans les vidéos nigérianes à travers deux films, Omata Women (2003), produit par Okigwe Ekweh et dirigé par Ndubisi Okoh, et More than a woman (2005) [vidéo], produit par Ossy Okeke et dirigé par Tarilla Thompson, Agatha Ukata confirme que les représentations des femmes sont en rapport avec les constructions sociales qui consolident le patriarcat. Elle affirme que dans ces films, les femmes sont représentées pour être vues comme un danger pour leur famille, et pour la société ; ce sont des voleuses, des meurtrières, des prostituées, des ensorceleuses.
Omata Women dépeint l’image de la femme fatale à travers quatre femmes mariées (Chinasa, Ijiele, Ifeoma et Nkechi), qui cherchent par tous les moyens à dominer leurs maris et à être riches à tout prix. L’une d’entre elles, Chinasa, finit par tuer son mari pour cacher ses relations extra-conjugales d’abord, mais aussi hériter de tous ses biens. Elle tuera aussi son amant à cette fin. Ijiele jette un sort sur son mari pour le dominer, et détruit le ménage de son amie Ifeoma en divulguant des affaires secrètes à son époux. La dernière, Nkechi, évolue dans le milieu de la prostitution, et son mari meurt en l’apprenant. Elle devient toxicomane, et finit par être poignardée par sa petite fille.
Dans More than a woman, l’actrice principale Tricia est une belle femme, mais dangereuse. Elle se déguise en homme pour commettre des opérations illicites. Elle est présentée comme une « voleuse hautement sophistiquée, qui agit avec ingéniosité », même quand elle est enceinte. Après avoir fait son étude, Agatha Ukata a milité pour que ces deux films soient retirés des écrans vidéos nigérians. Les rôles sont selon elle inversés : Tricia, une femme, qui revend les objets qu’elle a volés à un homme, alors que cela devrait être le contraire, ou encore Ijiele dans Omata women possède un pouvoir indigne sur son mari, préférant même ce surnom qui symbolise la force à son vrai prénom (Agnès).
Cette mauvaise représentation des femmes dans les films Nollywood conduit à les considérer comme les principales responsables des maux de la société :
La représentation constante des femmes dans les vidéos de Nollywood de manière scandaleuse désigne clairement les angoisses et les peurs des hommes cinéastes pour la réussite des femmes dans la société et nous appelons les cinéastes à dépasser leurs préjugés et les idéologies patriarcales pour représenter la société comme elle est.
Par ailleurs, Ukata précise que l’entrée tardive des femmes dans cette industrie est une des causes de la façon dont elles sont représentées. Cela n’aurait pas été possible si les femmes nigérianes s’étaient impliquées un peu plus tôt dans la production cinématographique.
Conclusion
J’ai analysé moi-même le contenu de trois films nigérians. Family Man (drame, 2013, de Theodore Anyanji) relate la relation d’un homme (Jekwu) avec ses trois sœurs (Adanna, Adakou, et Onyiye). Après la mort de leurs parents, Jekwu devient le chef de famille et impose son autorité à ses sœurs. All that glitters (drame, 2013, de Tom Robson) raconte l’histoire d’un homme (Collins) qui quitte son épouse dévouée (Inni, femme au foyer) pour sa collègue (Ibbe, femme moderne et carriériste). Lonely heart (drame, 2013, de Lancellot Oduwa Imausen) met en scène la relation difficile, exacerbée par la jalousie, d’un couple de réalisateurs, Daniel et Debby.
Au terme de cette analyse, j’ai constaté que le pouvoir de décision et l’autorité revenaient toujours à l’homme, lequel est censé être plus responsable que la femme. Cette dernière doit se soumettre pour le bien de la société. Ce thème est exploité surtout dans le film Family Man, où Jekwu dicte les règles de conduite à ses sœurs (Adanna, Onyiye et Adakou), qui ne s’opposent pas à son pouvoir et se conforment à ses exigences. Jekwu est le garant de l’ordre social et emploie des méthodes dures pour se faire respecter : frapper ses sœurs par exemple. Oluwaseun Ogunniyi précise qu’au Nigeria, on considère que la femme n’est pas l’égale de l’homme, donc elle doit se soumettre à son autorité. La société tolère donc que la femme soit battue.
L’étude révèle aussi que la cuisine reste un élément essentiel dans la vie de couple. Dans All that glitters, l’essentiel de la discussion tourne autour de ce point. Dans Family Man, on laisse entendre qu’une femme qui sait cuisiner doit pouvoir trouver un mari facilement. La nourriture est aussi à l’origine d’une dispute entre Debby et Daniel dans Lonely heart, ce qui fait dire à l’universitaire renommée Abena Busia que les films Nollywood montrent qu’en Afrique de l’Ouest, la cuisine et le partage de la nourriture restent des éléments culturels significatifs [42]. Elle ajoute que la préparation de la nourriture est exclusivement réservé aux femmes. La valeur réelle d’une femme, quelle que soit sa situation, dépend de la manière dont elle nourrit son homme.
Le dernier point concerne le travail. Le film All that glitters montre qu’une femme peut travailler, mais dans certaines conditions. Le travail d’Inni ne révèle aucune anomalie dans son couple. Elle fait du commerce, s’acquitte de ses devoirs d’épouse et se charge des obligations financièrement. L’image d’Ibbe dans le film est liée à sa fonction (elle occupe un bon poste dans une grande société). Elle est indépendante et remet en cause l’idéologie patriarcale. Dans Lonely heart, Debby ne remet pas en cause ses devoirs d’épouse, néanmoins son travail (elle est réalisatrice dans le film) lui prend beaucoup de temps. Son mari Daniel (réalisateur aussi) se montre intolérant, surtout en ce qui concerne la cuisine. Ce qui laisse penser que les femmes ne doivent pas occuper des fonctions professionnelles. C’est ce qui fait dire à Agatha Ukata que ces représentations ne traduisent pas la réalité, d’autant que dans le Nigeria postcolonial les femmes occupent divers postes de responsabilités.
Extrait d’un mémoire de recherche en M2 (ICEN) présenté à l’université de Paris Ouest Nanterre en juin 2015 sous la direction de David Buxton.
Notes
- Rapport du Sénat français sur le Nigéria : « Le Nigéria incontournable géant de l’Afrique » 2009, http://www.senat.fr/notice-rapport/2009/ga87-notice.html
- Jean-Christophe Servant, « Boom de la vidéo domestique au Nigeria », Le Monde diplomatique 2/2001 (n°563).
- http://www.cairn.info.faraway.u-paris10.fr/magazine-le-monde-diplomatique-2001-2-page-6.htm
- Tunde Oladunjoye, in Pierre Barrot et al., Nollywood : Le phénomène vidéo au Nigéria », L’Harmattan, 2005, p. 71.
- Jean-Christophe Servant, art. cit.
- Une étude d’audience réalisée par l’institut Gallup-Nigéria a révélé en 2003 que le taux d’équipements des foyers en lecteurs vidéo était de 67% en zone urbaine. Citée par Pierre Barrot, op. cit., p. 16.
- Manthia Diawara, « Le cinéma populaire et le nouvel imaginaire social », L’Homme 2/ 2011 (n°198-199), p. 13-32, http://www.cairn.info.faraway.u-paris10.fr/revue-l-homme-2011-2-page-13.htm.
- ibid.
- Rapport sur l’enquête internationale de l’institut de statistique de l’Unesco sur les films de long métrage,
http://www.uis.unesco.org/FactSheets/Documents/Infosheet_No1_cinema_FR.pdf - Barrot et al., op. cit., p. 13.
- ibid, p. 13-14.
- Manthia Diawara, art. cit.
- ibid.
- Don Pedro Obaseki, premier président de la coopérative de réalisateurs de Nigeria, cité par Barrot et al., op. cit. p. 59.
- ibid., p. 64.
- ibid., p. 73.
- Pierre Barrot, « Comment le Nigeria produit dix mille films en quinze ans », Ina Global, 2010,
http://www.inaglobal.fr/cinema/article/nollywood-comment-le-nigeria-produit-dix-mille-films-en-quinze-ans#intertitre-2 - ibid.
- « Nollywood : Reportage au cœur du cinéma nigérian », Jeune Afrique TV, 2014.
- Olivier Barlet, « La représentation de la femme dans les cinémas d’Afrique noire », Africultures 3 : 200, no. 74-75, p. 56-67, www.cairn.info/revue-africultures-2008-3-page-56.htm
- Pierre Barrot et al, op. cit.
- ibid.
- Sandra Olawoye, «Coup d’œil sur l’industrie cinématographique du Nigéria », Wipo magazine, fév., 2014,
http://www.wipo.int/wipo_magazine/fr/2014/02/article_0001.html - Sophie Bouillon, “L’Afrique boulevard pour NollywoodTV », Libération, 21 sept., 2014,
http://ecrans.liberation.fr/ecrans/2014/09/21/l-afrique-boulevard-pour-nollywood-tv_1105536 - ibid.
- Jeune Afrique, art. cit.
- James Barma, « Iroko, Netflix conjugué à Deezer en Afrique », Le Point Afrique, 2014,
http://afrique.lepoint.fr/economie/iroko-netflix-conjugue-a-deezer-en-afrique-14-04-2014-1858018_2258.php - Barrot et al., op. cit., p. 55
- Colin Freeman, « Nigeria. Petits miracles quotidiens à Nollywood », Courrier international, 30 août 2007,
http://www.courrierinternational.com/article/2007/08/30/petits-miracles-quotidiens-a-nollywood - Sonia Rolley «Kannywood» face à la charia », SlateAfrique, 2011,
http://www.slateafrique.com/207/kannywood-cinema-charia - ibid.
- Rapport, « l’Afrique pour les droits des femmes : ratifier et respecter ! », 2010,
http://www.africa4womensrights.org/public/Cahier_d_exigences/CahierdexigencesFR.pdf - Oluwaseun Ogunniyi, « Théorie : l’oppression des femmes, exemple du Nigéria », mars 2013,
http://cio-ci.blogspot.fr/2013/06/theorie-lopppression-des-femmes-exemple.html - ibid.
- Pereira Charmaine, Ibrahim Jibrin, Heinen Jacqueline, « Le corps des femmes, terrain d’entente de l’islam et du christianisme au Nigeria », Cahiers du Genre, 3/2012 (HS n° 3), p. 89-108,
http://www.cairn.info.faraway.u-paris10.fr/revue-cahiers-du-genre-2012-3-page-89.htm. - ibid.
- ibid.
- Barrot et al., op. cit., p. 26.
- Onookome Okome, « Nollywood: Spectatorship, Audience and the Sites of Consumption », Texte postcolonial, Vol 3, N°2, 2007 (disponible en ligne en pdf).
- Femi Okiremuette Shaka and Ola Nnennaya Uchendu, « Gender Representation in Nollywood Video Film Culture », The Crab: Journal of Theatre and Media Arts (7/June 2012, p. 1-30).
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DIALLO Kardiatou, « L’Image de la femme dans les films Nollywood — Kardiatou DIALLO », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2015, mis en ligne le 1er octobre 2015. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/image-femme-films-nollywood-kardiatou-diallo
Etudiante en Master 2 recherche (M2 ICEN) du Département des Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense.