Ce texte a été rédigé pour « Les soixante ans du journal télévisé » dans le cadre des Rencontres INA-Sorbonne le vendredi 11 décembre 2009. Il traite de l’institutionnalisation du journal télévisé en France depuis sa naissance en juin 1949 décrivant des aspects de sa formalisation et de sa pérennisation.
Contenu
Un des indices les plus sûrs de la constitution d’un champ est l’apparition d’un corps de conservateurs des vies et des œuvres dont la tâche consiste pour certains à archiver les productions de ce champ, pour d’autres à les déchiffrer [1]. Le champ qui nous intéresse ici est celui de la télévision, et parmi les productions auxquelles il a donné lieu en France et ailleurs depuis l’après-guerre, le journal télévisé (JT) fait référence. C’est la première émission régulière en direct avec la retransmission de la messe dominicale [2]. L’Institut National de l’Audiovisuel pour les archives, l’université et la critique « télé » pour la glose, et ceux qui concourent à la fabrication du JT composent ce corps de conservateurs des vies et des œuvres télévisuelles qui, à l’occasion de ces rencontres Ina-Sorbonne, concourent à l’institutionnalisation du journal télévisé.
L’institution est définie d’abord par un ensemble de pratiques, de tâches particulières, de rites et de règles de conduite entre des personnes. Autant d’aspects du journal télévisé que le colloque souhaite mettre en lumière. Elle est définie aussi par la durée. Durer, perdurer jusqu’à oublier et faire oublier la date et le lieu de leur naissance semble être une caractéristique des institutions. Contingentes, elles prétendent à l’éternité. Dans la routine des gestes et des pensées quotidiennes, les agents qui les animent participent autant à leur survie qu’à la conservation de l’ordre établi.
L’obsession de la durée sous-tend la vie des institutions. Le journal télévisé a aujourd’hui 60 ans. La galerie des portraits des présentateurs depuis 1954 [3] donne corps à cet imaginaire de la continuité sans lequel il n’y a pas d’institutionnalisation : Claude Darget, Léon Zitrone, Joseph Pasteur, Philippe Gildas, Roger Gicquel, Christine Ockrent, Patrick Poivre d’Arvor, Claire Chazal, David Pujadas, Harry Roselmack, d’autres encore. Autant de corps de chair et de sang pour un seul et même corps télévisuel, celui du présentateur. Dans toute institution, l’appropriation d’une fonction par un prétendant exige l’appropriation du prétendant par la fonction [4]. Au journal télévisé s’approprier la fonction de présentation, et avec elle le corps télévisuel du présentateur, exige que le journaliste se laisse posséder par elle jusque dans son propre corps, lui imposant un vêtement (le costume pour l’homme, le tailleur pour la femme), un langage lui aussi standardisé (140 mots à la minute et compris de tous), une attitude physique conforme, en fin de compte une manière toute impersonnelle d’être. C’est ainsi que, depuis le premier présentateur, celles et ceux qui lui ont succédé ont contribué à assurer l’éternité de la fonction et la pérennité du corps télévisuel qu’ils ont un temps incarné.
Léon Zitrone « Avant le prix Arc de triomphe » 1974 : http://youtu.be/5tbeRC870gc
Le corps du présentateur
La continuité de la fonction de présentation au journal télévisé emprunte à la fiction juridique établie au XVIème siècle qui pose une distinction entre le monarque en tant qu’individu privé et le monarque en tant que personne fictive, incarnation de l’Etat. Le Roi posséderait deux corps, l’un naturel et mortel semblable ainsi à celui de ses sujets, l’autre surnaturel et immortel incarnant le royaume tout entier, comme l’a montré l’historien Ernst Kantorowicz [5]. Cet imaginaire du double corps du roi est dans la droite ligne de la théologie médiévale qui distingue deux personnes dans le christ : Jésus, homme de chair, et le messie doté d’un corps glorieux. Ainsi la continuité dynastique au journal télévisé se construit-t-elle sur la succession de ses présentateurs dont les corps mortels forment un seul et même corps à l’existence toute de vidéo, le présentateur, égrenant chaque midi et soir les nouvelles du monde. Le présentateur est mort, vive le présentateur. L’homme peut disparaître de l’écran, le présentateur lui survit. Il ne peut avoir de vacance dans le discours de l’information, celui-ci doit être tous les jours porté, tenu, répété au risque de voir proliférer d’autres mots, d’autres paroles, d’autres personnes qui parlent et attentent ainsi à son monopole. L’efficacité du JT est à ce prix.
« Nous vivons dans les institutions sous le regard des morts » dit quelque part Pierre Legendre [6]. Ces rencontres Ina-Sorbonne se déroulent sous le regard d’un présentateur prestigieux, Walter Cronkite, mort en juillet 2009 à l’âge de 92 ans : « Cronkite s’adressait à la Nation quand d’autres présentaient les informations » [7], « Il était l’incarnation parfaite de l’information télévisuelle »[8] témoigne-t-on à sa mort. On venait du monde entier pour apprendre de lui le métier. Il a donné à l’information télévisée son visage incarnant la mesure, la confiance et la crédibilité. C’est aussi un visage de classe, le White Anglo-Saxon Protestant (WASP), le visage de l’homme blanc qu’il universalise comme modèle idéal du présentateur. Après lui, femmes comme hommes, de couleur ou non, ne feront que se conformer à sa gestuelle. Le 22 novembre 1963…
Walter Cronkite annonce la mort de JFK : http://youtu.be/6vOUUTetk6s
La rhétorique fait du corps un support pour la persuasion. « Donner un corps aux idées pour les jeter vivantes dans l’esprit du lecteur », affirmait Joseph-Antoine Cerutti [9], jésuite passé à la Révolution française et proche de Mirabeau dont il écrivait les discours. Prolongeant ce précepte, le dispositif du JT contemporain place le corps du présentateur au centre de la relation entre l’institution TV et le téléspectateur : « Mettre un visage sur la présentation des informations, c’est peut-être la rendre plus crédible», expliquait Christian Bernadac, rédacteur en chef à TF1, deux ans après l’installation de Yves Mourousi au 13h et Roger Gicquel au 20h que les sondages d’audience créditaient de 10 à 12 millions de téléspectateurs chaque soir [10].
Roger Gicquel – Tour de France 1978 : http://youtu.be/RGI4NH7qtAI
Visages et informations sont définitivement scellés. La position frontale du présentateur amorce le contact direct avec le téléspectateur. Son regard l’apostrophe, il lui parle[11]. Cette posture du présentateur rappelle l’affiche du général Kitchener parue à l’automne 1914, le visage en gros plan, les yeux dans les yeux, l’index tendu, sollicitant chaque Britannique à défendre sa patrie : « Join Your Country’s Army! » était-il écrit. Ce fut par la suite les affiches de l’Oncle Sam, de Trotski, dans la même posture, appelant à la mobilisation. Ces images ont en commun d’être des « figures frontales d’omnivoyants » selon Carlo Ginzburg [12] pour qui elles s’inscrivent dans une filiation avec les affiches publicitaires. Représentations du pouvoir et de la marchandise, elles enjoignent de faire quelque chose : ici, rejoindre l’armée ou encore acheter, là, regarder les nouvelles. Ce sont des images d’injonction.
Le visage, une production culturelle
Plus que des informations, ce type d’images véhicule des ordres. Comme le suggèrent Deleuze et Guattari, « Il est absurde de croire que le langage en tant que tel puisse véhiculer un message. Une langue est toujours prise dans des visages qui en annoncent les énoncés, qui les lestent par rapport aux signifiants en cours et aux sujets concernés. C’est sur les visages que les choix se guident et que les éléments s’organisent : jamais la grammaire commune n’est séparable d’une éducation des visages. Le visage est un véritable porte-voix. » [13] Ce qui compte au JT, ce n’est pas tant l’individualité du visage du présentateur que l’efficacité du chiffrage-déchiffrage qu’il permet d’opérer. A cette fin, le plan buste facilite au mieux la lecture du visage par le téléspectateur, celui-ci est placé à la bonne distance par le dispositif télévisuel. L’événement se joue d’abord dans les traits et les mimiques de celui qui l’annonce comme autant de signes à interpréter. Ceux-ci font sens avant tout mot prononcé par le présentateur. Le JT se fait fabrique de visages expressifs.
Avec le visage, le dispositif contemporain du JT scelle définitivement aussi personne et informations. Alors que sa réalisation est collective, le JT se donne comme celui d’une seule personne, celle que l’on voit à l’écran, le présentateur, qui par ailleurs cumule parfois la responsabilité éditoriale et la présentation de l’édition (Ockrent, PPDA, Chazal). Il reconstitue la figure de l’auteur omniscient et le mythe de l’unicité de la création pourtant tombés en désuétude depuis que la littérature, le cinéma ou la vidéo ont développé des fonctions créatrices qui ne passent plus par une hypertrophie de la personne [14]. En fait, c’est l’ensemble du journalisme qui, dès les années 1960, se réapproprie l’auteur et les formes de l’individualité et du moi qui lui sont attachées. Éditorialistes, chroniqueurs, grands reporters, spécialistes apparaissent d’abord dans la presse et à la radio, ils ont un nom. La télévision y ajoute un visage. Doté d’un nom propre, d’un nom d’auteur, d’un visage identifiable promu au rang de marque et support à la fidélisation (le visage fait vendre), le JT se distingue ainsi de la parole ordinaire anonyme pour mieux s’affirmer comme un discours d’autorité qui doit être reçu avec attention, respect, confiance [15].
« Nous croyons que le visage est un produit, et que toutes les sociétés ne produisent pas du visage, mais que certaines ont besoin d’en produire. Dans quel cas et pourquoi ? » [16] Selon Deleuze et Guattari, le visage n’est pas un universel. Dans les sociétés primitives nombre de pratiques culturelles passent par le corps tout entier. Dans les sociétés occidentales, elles passent par le visage, notamment la pratique d’informer. Les deux auteurs nous invitent à considérer le présentateur du JT dans une longue tradition culturelle de visages qui nous regardent (qui sont construits nous regardant), de la figuration du christ à la photographie d’identité, du portrait à l’anthropométrie, autant d’images qui ont partie liée avec la problématique du voir et du croire, de la représentation et du pouvoir.
Le JT démonté
Art et parodie contribuent également à l’institutionnalisation du JT. L’un et l’autre reprennent le cadre, les personnages, le style et l’agencement du JT pour dire autre chose que ce qu’il dit tous les jours. L’un et l’autre jouent de l’exagération, de l’inversion, du détournement, de l’écart, de la discordance toujours en référence au 13h ou au 20h. Cela suppose un même travail de démontage-remontage du dispositif, d’analyse de son fonctionnement. Ainsi, participent-t-ils du et au déchiffrement du JT au même titre que les universitaires et les critiques « télé », complétant le corps de conservateurs des vies et des œuvres télévisuelles.
L’artiste actioniste autrichien Peter Weibel oriente son travail vers les médias dès 1969. Il produit notamment une série de performances et d’installations qu’il baptise Télé actions qui font ressortir d’une manière critique les clichés de la télévision. L’une d’entre elles, TV-News [TV-Death II] [17] reprend le dispositif du JT : un présentateur expose les nouvelles en tirant des bouffées de son cigare dont la fumée remplit progressivement la boîte dans laquelle il est comme dans un poste de télévision jusqu’à la suffocation. Dans ce geste transgressif l’on peut voir une critique du médium : le présentateur est intoxiqué par la fumée, le spectateur par le JT, ou encore le JT nous « enfume ».
Depuis 2009, le photographe slovène, Jure Kastelic, saisit par captures d’écran les visages des présentateurs de JT du monde entier qui annoncent un drame : « Plus je regardais les JT et les chaînes d’information, plus je jugeais l’attitude des présentateurs inappropriée. A l’opposé, le plus souvent, de la façon dont, me semble-t-il, ils devaient annoncer des nouvelles aussi tragiques », explique-t-il (http://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2016/03/28/au-jt-la-tete-de-l-emoi_4891241_4500055.html).
Par un montage de présentateurs en train de dire leur texte, Thierry Guibert [18] met en évidence le souffle, un composant important de la parole à la télévision. Apparaît dans la juxtaposition de ces visages qui parlent l’aspect formaté de la diction télévisuelle :
Thierry Guibert « Short TV news – En bref – remixage de journaux télévisés » – art vidéo
La parodie de la télévision à la télévision est devenue un genre en soi plébiscité au fil des ans. Ainsi se sont frottés au JT les humoristes Francis Blanche présentant les « actualités télérévisées » lors d’une édition spéciale le 1er avril 1964, Jacques Martin Le Petit rapporteur et La Lorgnette (1975-1978), Coluche Coluche I faux (1985-86), Jules-Édouard Moustic Groland (depuis 1992), Canteloup Après le 20h c’est Canteloup (depuis 2011). Avec Le JTN, Les Nuls revisitent en 1987-88 l’émission emblématique : depuis 1981, le duo Marie-Laure Augry et Yves Mourousi présente le 13h de TF1…
Les Nuls – L’édition [La dernière] : http://youtu.be/KIXB0s3ObLg
Mais ici, l’irrévérence ne participe pas tant à la démystification du JT qu’à sa légitimation via la mise en abyme (la télévision dans la télévision), véritable hommage rendu à sa forme devenue canonique. Le JT en sort confirmé.
Francis James est enseignant-chercheur en Sciences de l’information et de la communication à l’université de Paris Ouest Nanterre La Défense. Il est l’auteur (avec Hervé Brusini) de Voir la vérité. Le journalisme de télévision, PUF, 1982.
Notes
[1] Pierre Bourdieu, « Quelques propriétés des champs », Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984, p. 116-117.
[2] Le premier journal télévisé débute à 21h le 29 juin 1949 pour une durée de 15mn. A l’automne, il est diffusé 3 puis 5 fois par semaine (de 20 à 30mn) pour devenir biquotidien en novembre (rediffusé à 12h 30). Le dimanche 9 octobre 1949 débute la première émission catholique télévisée hebdomadaire, d’une durée de 90 minutes, et comprenant la Messe. Elle est baptisée « Le Jour du Seigneur » à partir de décembre 1954.
[3] Si le JT débute en juin 1949, le premier journaliste n’apparaît à l’écran qu’en novembre 1954. De 1949 à 1954, le JT se compose d’une succession de sujets en images annoncés par des cartons à la manière des actualités cinématographiques.
[4] Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 287.
[5] Les Deux corps du roi. Essai sur la théologie politique du Moyen Age, Paris, Gallimard, 1989 (Princeton, 1957).
[6] Pierre Legendre est l’auteur notamment de L’amour du censeur, Essai sur l’ordre dogmatique, Paris, Seuil, 1974, et Jouir du pouvoir, Traité de la bureaucratie patriote, Paris, Minuit, 1976.
[7] Brian Williams, présentateur sur NBC News, Libération, 18 juillet 2009.
[8] Don Hewitt (1922-2009), ancien responsable éditorial de CBS et créateur de l’émission « 60 Minutes » en 1968, Le Monde, 18 juillet 2009.
[9] J-A. Cerutti (1738-1792) « a été l’un des maîtres à penser de l’époque lorsqu’il lance en septembre 1790 un périodique pour l’éducation civique des masses rurales : La Feuille villageoise, qui aura jusqu’à 15 000 abonnés ! » (Albert Soboul, Dictionnaire historique de La Révolution française, Paris, PUF, 1989, p. 199).
[10] Le Monde, mai 1977.
[11] Eliséo Véron, « Il est là, je le vois, il me parle », Communications, n°38, Enonciation et cinéma, Paris, Seuil, 1983, p. 98-120.
[12] « Lord Kitchener vous regarde », Le Monde, 13 janvier 2001. Pour Carlo Ginzburg, l’affiche « présupposait deux traditions picturales partiellement superposées, impliquant l’une des figures frontales d’omnivoyants, l’autre des figures pointant leur doigt en raccourci, [cependant] ces procédés picturaux, seuls, n’auraient pas suffi à faire surgir l’affiche de Lord Kitchener. Il faut chercher son lieu de naissance dans un autre milieu visuel, la langue vulgaire de la publicité ».
[13] Mille Plateaux (Capitalisme et schizophrénie 2), Paris, Minuit, 1980, p. 220.
[14] Sur la fonction auteur, consulter Michel Foucault : L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1970, et « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), Dits et écrits, p. 817-837, Paris, Quarto Gallimard, 2001. Sur la restauration de la fonction auteur dans le journalisme, Gilles Deleuze, « A propos des nouveaux philosophes », Deux régimes de fous, textes et entretiens 1975-1995, Paris, Minuit, 2003, p. 127-134.
[15] Jean-Marie Cavada, directeur de l’information à TF1, présente ainsi la nouvelle formule du JT le 16 février 1981 : « […] quelques mots pour vous dire que, dans le monde agité que nous vivons, nous allons mettre à profit la confiance que vous nous accordez pour approfondir notre propos […] Qu’il s’agisse de membres nouveaux de notre équipe dont vous allez voir les visages et avec lesquels vous allez vous familiariser, ou bien de ceux qui ont su jusqu’à présent capter votre confiance […] » (cité par E. Véron, op. cit.).
[16] Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 40.
[17] Peter Weibel, Depiction is a crime, Video Works 1969-1975, INDEX/DVD Edition, 2007. [18] T. Guibert est artiste-enseignant-chercheur en arts visuels et nouveaux médias : http://www.thierryguibert.fr/
JAMES Francis, « Ces visages qui nous regardent et nous parlent », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2012, mis en ligne le 10 octobre 2012. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/ces-visages-qui-nous-regardent-et-nous-parlent-par-francis-james/
Enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication, spécialiste de l’audiovisuel et notamment de la télévision,
Université Paris Ouest Nanterre La Défense