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L’intérêt de la forme anthologie
En 2019, il y avait 532 séries diffusées à la télévision américaine contre 210 en 2009, ce qui représente une augmentation de 153 %. C’est ce que certains appellent la « peak TV » (point culminant) ; même les professionnels reconnaissent qu’ils ne peuvent plus tout suivre (1). Selon Ryan Murphy, producteur de plusieurs séries néo-anthologiques (American Horror Story, American Crime Story, Scream Queens), ce format apporte une solution : « Il y a trop de contenus en ce moment, et, en ce qui me concerne, je ne me vois pas avoir autant de temps qu’avant pour me soumettre au visionnage d’une série de sept saisons. Ce que j’aime dans cette idée, c’est qu’il n’y a que 10 ou 12 épisodes, et après l’on est bon pour une autre histoire. Cette histoire a un début, un milieu et une fin, et cette forme de storytelling reflète de plus en plus le monde dans lequel on vit. On vit dans un monde ADD (attention deficit disorder) (2). »
Le format a donc de nombreux avantages : le récit est plus facilement maîtrisable (« Comment allons-nous étirer une telle histoire ? Pourquoi ne pas en faire une anthologie, et tuer tout le monde à la fin ? » dit également Murphy). On pourrait ajouter que dans le laps de temps entre la fin d’une saison et le début d’une nouvelle, le spectateur risque d’oublier l’intrigue d’un feuilleton, ce qui ne pose pas de problème avec une série d’anthologie. Par contre, il faut réinventer de nouveaux personnages et de nouvelles intrigues à chaque épisode ou à chaque saison, ce qui est nécessairement périlleux pour les auteurs ; chaque série anthologique a ainsi ses hauts et ses bas.
Le plus important, c’est la possibilité pour le spectateur de ne regarder qu’un épisode qui l’intéresse, sans se préoccuper des autres. Ces anthologies impliquent donc un moindre engagement pour le public. Le retour de la série anthologique relève alors d’une économie de l’attention. Jay Duplass, auteur de Room 104 (HBO), a décrit le format comme « le Tinder de la télévision » (3). Le spectateur choisit un épisode sans avoir la contrainte de revenir, comme il le ferait avec un ou une partenaire Tinder. C’est une logique tout à fait différente que celle qui cherche à fidéliser les téléspectateurs. Des « tops des meilleurs épisodes » (et parfois même des flops) fournis par la presse en ligne et par les internautes, accompagnent d’ailleurs chaque anthologie ayant connu le succès, et aident le spectateur à s’orienter parmi ses « matchs » potentiels. Le retour du format anthologique est déterminé par la nécessité d’obtenir l’attention du spectateur dans un contexte de « peak TV », alors qu’il y a déjà beaucoup trop de séries en circulation. On lui demande moins d’attention, mais par là on se donne plus de chances de l’obtenir quand même ; en termes de capacité d’attention, le feuilleton « illimité » est devenu trop cher pour le spectateur, le format anthologique est pour lui plus économique. Obtenir l’attention dans un marché saturé est sans doute aujourd’hui ce qui préoccupe le plus les industries culturelles. Dans cette économie de l’attention, la ressource rare n’est pas le matériau, mais le temps d’attention du récepteur.
D’après l’universitaire Dominique Boullier, la fidélisation est le régime d’attention qui prédominait auparavant ; elle apportait des garanties, des certitudes. Mais dans des « mondes d’incertitudes », où l’environnement urbain est marqué par une plus grande mobilité, où les sollicitations médiatiques sont de plus en plus nombreuses, ce régime d’attention laisse la place à celui de l’alerte, génératrice de stress. Bouillier soutient que l’émergence de ce « régime de l’alerte » est à mettre en relation avec la financiarisation de l’économie, comme si les logiques suivies par les acteurs sur les marchés financiers s’étaient étendues à toute la société, sans toutefois clarifier véritablement ce lien : « La finance, totalement couplée aux réseaux numérisés, est porteuse d’un nouveau régime d’attention – que nous examinerons plus en détail, mais qui a pénétré toutes nos vies quotidiennes – celui de l’alerte, de la veille, qui doit générer la réactivité maximale ». D’une part, parce que la préférence d’un investisseur dépend des indications dont il dispose en ce qui concerne le choix des autres investisseurs, et d’autre part, parce que la vitesse de transformation des états des marchés financiers ne peut plus être suivie que par des algorithmes (4).
L’économie financière est, d’après Boullier, une « économie de l’opinion », un monde ou ce qui est grand n’est pas ce qui est vendu ou efficace, mais ce qui est connu. Dès lors, comment obtenir cet état d’alerte ? Bernard Stiegler rappelle que l’attention plonge ses racines dans la libido, on ne fait attention à un objet que s’il est investi par le désir, de près ou de loin. Il précise qu’il peut s’agir d’un contre-désir, c’est-à-dire qu’on peut y faire attention sous la forme de la répulsion, et que l’objet du désir n’est pas nécessairement l’objet de la pulsion sexuelle (5). Si on pense à l’émergence de toute une « culture du clash » télévisuelle (télé-réalité, émissions de débats, dérapage des polémistes et commentateurs politiques, etc.), on constate que dans l’économie de l’attention actuelle, il s’agit effectivement moins de détendre le spectateur que de l’alerter, quitte à le choquer ou à le provoquer. L’analyse des contenus audiovisuels ne peut plus passer à côté de cet aspect (6).
Du point de vue économique, il y aurait, suivant Yves Citton (7), deux principales stratégies d’extraction de l’attention : la première est de devenir le propriétaire des icônes et des images qui attirent l’attention (Disney acquérant Marvel et avec, Star Wars), et la seconde est de détenir le contrôle des plateformes qui la mesurent et la quantifient (Google, Facebook). À ce titre, Netflix possède un dispositif algorithmique capable de recenser ces données (ce qui a été le plus vu, à quel moment le spectateur a-t-il décidé de mettre tel épisode en pause, etc.) et dispose de l’anthologie Black Mirror depuis 2016. Du point de vue de la programmation, en théorie, pour une plateforme en ligne comme Netflix, il y a principalement deux stratégies possibles : d’abord l’offre de contenus distinctifs, sur le modèle de HBO, ou bien celle d’une consommation illimitée, du plus large choix possible, du plus grand nombre de contenus disponibles.
Il semble que Netflix ait choisi de viser entre les deux, en lançant un très grand nombre de programmes originaux : « Je ne tiens pas à ce que l’une de nos séries définisse notre marque », assure Ted Sarandos, l’actuel directeur des programmes, « et je ne tiens pas non plus à ce que notre marque définisse nos séries. La “série Netflix”, ça n’existe pas. Un tel concept risquerait de cloisonner notre public. Notre marque de fabrique, c’est la personnalisation. Il y en a pour tous les gouts, qui que vous soyez, il y a forcément un contenu pour vous sur Netflix (8). » N’y a-t-il pas là une concordance avec la logique formelle de l’anthologie Black Mirror ? Il en a, là aussi, pour tous les goûts : le genre de fiction varie pratiquement à chaque épisode, il y a du policier, de la science-fiction, de l’horreur (zombies, chasse à l’homme, maison hantée), du film romantique. La série cherche visiblement aussi à diversifier ses publics, Miley Cyrus fait par exemple partie du casting de la saison 5. Le futur de Netflix dépend de ses contenus, si on en croit son PDG, Reed Hastings. Est-ce parce que, à mesure que la concurrence se développe, il devient plus avantageux de miser sur les contenus originaux ? L’argument de la quantité de films ou de séries disponibles n’est pas viable partout, notamment pour des questions de droit : aux États-Unis, l’abonné a un choix beaucoup plus large que dans d’autres pays. Pour finir, Netflix s’est rendu compte que les contenus locaux (non Américains) pouvaient parfois obtenir des succès inattendus dans d’autres pays (Dark est une série allemande, Black Mirror est britannique). Autre trait saillant de l’économie de l’attention, ce qui prévaut n’est pas nécessairement ce qui se vend le plus, mais ce qui est le plus connu, voire ce qui est le plus commenté, même au sein d’un public de niche.
« Sur Netflix, dit Annabel Jones (cofondatrice de Black Mirror), vous n’êtes pas jugé sur le nombre de personnes qui regardent la série, vous êtes jugés sur combien de personnes l’ont aimé, sur est-ce que ça a crée un débat. […] Ça n’a pas d’importance que les gens aient beaucoup aimé [une série], ou qu’on en ait beaucoup parlé : les coûts élevés et les baisses d’audience, ce n’est pas un combo très apprécié des diffuseurs. […] Soudain, ces séries qui fonctionnent plus sur le bouche-à-oreille, et dont on parle entre amis ou en ligne, plus que parce qu’elles créent un énorme évènement lors de leur diffusion, peuvent prospérer (9). »
Dans cette interview, Jones explique les problèmes liés à l’anthologie pour un diffuseur traditionnel : elles sont chères, car elles exigent un plateau différent pour chaque épisode (c’est pourquoi chaque saison ne compte que trois à six épisodes), les audiences tendent à décliner, car le format manque de quoi maintenir l’intérêt du public (cliffhangers), absence de casting régulier. Ce sont les raisons qui ont poussé Channel 4 à déprogrammer la série après deux saisons. Jones la croyait finie, mais Netflix, qui la possédait déjà dans son catalogue, a assuré sa survie. Dans la même interview, Jones et l’autre cofondateur Charlie Brooker admettent que le ton, le genre et la longueur des épisodes (on passe de 50 minutes à plus d’une heure) ont changé après l’arrivée de la série sur Netflix en 2016. Dans la mesure où, cette fois, les six épisodes sont mis en ligne simultanément, la décision de varier plus largement les styles s’imposait. S’ils finissaient tous de façon aussi « morne et nihiliste », disent-ils, ils auraient été trop prévisibles, ennuyeux, et déprimants.
Outre le fait que la série fonctionne plus sur sa notoriété que sur ses chiffres d’audience véritables, la forme de Black Mirror semble refléter assez bien les stratégies de captation (commerciales) de Netflix dans un contexte de peak TV (et les tendances globalement à l’œuvre dans l’économie de l’attention) : c’est une anthologie, le spectateur n’est pas contraint d’être fidèle, on passe d’un genre à l’autre à chaque épisode (la personnalisation est la stratégie éditoriale de Netflix), et surtout les épisodes sont choquants (régime de l’alerte), voire repoussants. Un journaliste de LCI (France) a par exemple écrit que « la marque de fabrique de la série, c’est l’acrasie, ou l’attraction que l’on ressent à regarder quelque chose qui nous révulse ». Comme le dit Charlie Brooker : « En dehors de l’humour, la meilleure façon de garantir une réaction est de provoquer les autres – ou bien ils seront d’accord, ou bien non. Plutôt que de nous réunir, ça semble parfaitement destiné à encourager la polarisation. À la fin, le résultat, ce sont des réseaux diamétralement opposés de gens encouragés et doucement amenés à claqueter ensemble en harmonie lorsqu’ils sont d’accord, et à se clasher très bruyamment lorsqu’ils tombent en désaccord (10). »
La forme anthologie dans Black Mirror
L’écriture de chaque épisode se fonde sur une expérience de pensée (« Que se passerait-il si… ? »), fondée sur une nouvelle technologie déjà existante ; de là, elle développe le récit du « pire scénario possible ». C’est ce qu’on appelle dans l’industrie le high-concept, qui permet de simplifier les personnages au profit d’une idée, et qui a l’avantage d’être facile à proposer (pitch) et à résumer. Dans chaque épisode, il faut poser une nouvelle expérience de pensée, créer de nouveaux personnages, mais aussi de nouveaux mondes servant de cadres. Le choix de la forme dystopique paraît évident. On peut déjà avancer que la crainte fondamentale de la série (et de son public) réside dans l’idée que les nouvelles technologies numériques incarnent et impliquent la possibilité d’un basculement vers des normes pathologiques : voyeurisme, narcissisme, paranoïa, sadisme. Cette possibilité, la série la pousse à bout ; au fond, chaque scénario ou presque est fondé sur la même opération fondamentale : technologie + tendance humaine à réagir de façon pathologique = violence. Cette logique conduit la série souvent à se rapprocher du film d’horreur. Paradoxalement, la technologie la plus pointue fait remonter toutes les pulsions les plus archaïques et les plus violentes ; c’est donc moins la technologie que la nature humaine qui est en cause. Le récit est toujours structuré en quatre actes ; le dernier est un dénouement inattendu sur lequel on ne peut faire aucune généralité (le méchant n’est pas toujours puni, le personnage n’abandonne pas toujours la technologie, etc.). Il doit être imprévisible, pour exprimer l’incertitude concernant les nouvelles technologies.
1) Situation initiale : la technologie est déjà accessible et parfois massivement utilisée, mais on n’a pas fait la démonstration de sa nuisance, un personnage a un problème. 2) « Amélioration paradoxale » : le personnage utilise la technologie dans le but de résoudre son problème, et crée un nouveau problème. 3) Détérioration horrifiante de la situation due au nouveau problème, le personnage est totalement dépassé par la situation, les choses s’accélèrent, la catastrophe s’amplifie. 4) Dénouement : le twist est imprévisible, il n’y a pas nécessairement de retour à la stabilité. En général, la fin n’est pas très heureuse (cela dit, il y a eu plus de happy ends depuis le passage de la série sur Netflix).
Quelques exemples :
« Retour sur image » (« The Entire History of You »). Que se passerait-il si vous aviez accès à toutes vos données personnelles dans la vraie vie ?
1) Un jeune juriste dîne chez des amis de sa femme ; elle se comporte étrangement avec le maître d’hôte, il la soupçonne de la tromper. 2) Grâce à sa puce, il revoit des scènes du dîner, il était mal à l’aise et dans le doute, maintenant il sait qu’il n’hallucine pas (« amélioration » due à l’usage de la technologie). 3) Il en vient à harceler sa femme et à frapper son ex-copain (détérioration liée à la technologie), il perd le contrôle de lui-même. 4) Le twist : il retire la puce.
« Chute libre » (« Nose dive »). Que se passerait-il si notre existence sociale dépendait de noter et d’être noté sur Internet ?
1) Une jeune femme, Lacey, peut obtenir un meilleur logement si ses notes sociales augmentent. 2) Elle se lance dans la recherche de bonnes notes, se fait inviter au mariage d’une riche amie bien notée, même si elle doit pour cela se disputer avec son frère. 3) Là commence le calvaire : sa note baisse continuellement, on l’empêche de prendre son avion pour aller au mariage, elle se dispute avec l’hôtesse d’accueil, son ex-amie ne veut plus d’elle. Arrivée finalement au mariage en stop, Lacey craque totalement. Elle finit par être notée en dessous de 1/5. 4) Le twist : en cellule, elle tombe face à face avec son type d’homme, là pour les mêmes raisons qu’elle. Ils s’insultent joyeusement et tombent probablement amoureux l’un de l’autre.
« Arkangel ». Que se passerait-il si une technologie de géolocalisation ultra-poussée permettait de surveiller ses proches ?
1) Sara, 3 ans, disparait un après-midi, sa mère se fait logiquement du souci, elle est finalement retrouvée. 2) Sa mère décide de lui implanter une puce dans le cerveau. De la sorte, elle peut voir sur une tablette ce que sa fille voie, en temps réel. De plus, les images « violentes » ou « anxiogènes » sont censurées, floutées, pour l’enfant qui porte la puce. Un drame se produit lorsque Sara ne peut même pas voir son grand-père faire une attaque, et après constatation des désordres psychologiques, sa mère renonce au contrôle parental et à l’espionnage. 3) Après avoir constaté que sa fille, désormais âgée de 15 ans lui avait menti, elle reprend la tablette : elle découvre qu’elle prend de la drogue et couche avec un garçon plus âgé, elle force le garçon à la quitter, au prix du bonheur de sa fille. 4) Sa fille découvre qu’elle était surveillée et frappe sa mère à coups de tablette, elle se débarrasse de la technologie, puis quitte le foyer.
Les personnages sont pris dans des situations qu’ils ne maîtrisent pas. Ce sont des personnages ordinaires, peu héroïques, parfois ce sont même des méchants (pédophiles, tueurs d’enfants). On ne peut pas s’éloigner plus de la série classique. On serait ici plus proche de Game Of Thrones, saga-feuilleton qui rabaissait son public en contrant ses attentes, et en liquidant ses personnages préférés. Black Mirror pousse à s’identifier au coupable, parfois des pires crimes, sans le dire au départ (« White Bear » nous met dans la peau d’une femme persécutée qui se trouve être la tueuse d’un enfant, « White Christmas » dans celle d’un homme dont on apprend à la fin qu’il a laissé une petite fille mourir dans le froid). Dans l’épisode « Arkangel » (voir plus haut), Sara a 15 ans, mais donne l’impression d’en avoir 18 et d’être responsable, mature ; il est difficile de dire si la mère est excessive ou logiquement inquiète. La série cherche à déstabiliser, les situations simples sont complexifiées, le sens de la moralité est mis à l’épreuve. Le seul repère, c’est que ça va probablement mal se finir.
Charlie Brooker reconnaît très volontiers être lui-même accro aux nouvelles technologies. Il était au départ journaliste indépendant pour un magazine consacré au jeux vidéo, PC Zone. Il y tenait une rubrique (« Sick Notes ») où il sollicitait des messages de haine, et y répondait en partie. Plus tard, il bénéficia d’une rubrique sur un site humoristique, cette fois-ci parodiant les guides de programmes télévisés. Il s’y moquait de la perversité des émissions de télé-réalité qui dominaient l’antenne au début des années 2000. Sur son faux programme (qui reprenait l’interface des vrais sites de guides de télévision), on pouvait par exemple lire : « 15h30 : « Attaché à ton Père » : Des adolescents à problèmes sont attachés bras, hanches et dos à leur père de sorte qu’ils puissent sentir son érection se durcir contre eux, alors qu’il est filmé en train de regarder du porno hardcore à la télévision ».
L’idée est déjà là que les émissions de télé-réalité infligent à leurs candidats ce qu’un psychopathe infligerait à ses victimes dans un film d’horreur, toutes proportions gardées. À titre d’anecdote, Tom Six, l’auteur néerlandais de Human Centipede, dans lequel un chirurgien kidnappe des victimes qu’il fixe ensuite ensemble de manière à former un millepatte humain était l’un des réalisateurs de Big Brother, mère de la télé-réalité. Annabel Jones a commencé sa carrière chez Endemol, créateur de la franchise Big Brother. En 2008, Brooker écrit sa première (mini-) série pour Channel 4, Dead Set, dans laquelle les habitants des maisons de l’émission Big Brother, justement, sont les derniers à apprendre que les zombies sont en train de faire des ravages partout dans le monde ; ironie du sort, puisque tout le monde est mort, personne ne peut regarder le programme (11).
Le « miroir noir » du titre renvoie aux divers écrans, réfléchissant les usages et pratiques des nouvelles technologies. Les expériences de pensée de la série partent d’inquiétudes ou d’incertitudes que chacun peut reconnaître, dans son rapport à l’objet (il est indispensable), à l’autre (derrière l’écran, on a l’impression que ses actions n’ont pas de conséquences), et à ses actions (on ne se comporte pas de la même façon dans une simulation ou dans les jeux vidéos). Brooker dit de l’un de ses personnages qu’il torture la copie virtuelle d’un de ses clients ; copie virtuelle néanmoins bien consciente d’elle-même, « parce que ça l’amuse, un peu comme un joueur qui fait exprès de renverser un piéton dans GTA » (12)), à ses actions passées (mon patron, voire le grand public ne risque-t-il pas de découvrir cette facette peu avantageuse de moi en ligne ?). La série est une extrapolation de ces tendances où tous les motifs d’inquiétude sont poussées jusqu’au désastre, où tous les comportements évoqués deviennent pathologiques (addiction, voyeurisme, sadisme, paranoïa).
Sadomasochisme et Paranoïa
La série explore également la dimension pathologique de l’usage des nouvelles technologies à un niveau collectif. Dans Black Mirror, la foule aime ricaner, elle prend plaisir à regarder des divertissements débiles, à regarder, voire à participer à l’humiliation, elle est moutonnière, quand elle ne devient pas carrément barbare : dans l’épisode « La Chasse », une jeune femme noire a été reconnue coupable, avec son compagnon, d’avoir enlevé, torturé, puis incinéré une fillette appelée Jemima, et d’avoir filmé les faits à l’aide d’un téléphone portable. L’ours en peluche blanc de la petite fille est devenu le symbole de cette affaire. Après avoir été poursuivie dans une forêt par des hommes armés de fusil et devant des inconnus qui la filment à l’aide de leur téléphone portable, la jeune femme est jugée sur une scène de théâtre, par un animateur, devant une foule anonyme extrêmement remontée. Certains portent des torches enflammées, d’autres lui balanceront des poches de sang. « 15 millions de mérites » met en scène un monde dans lequel pratiquement tous les individus sont des ouvriers qui doivent pédaler toute la journée pour faire fonctionner les écrans et alimenter le système en énergie. La seule échappatoire est de dépenser une forte somme pour participer à une émission de télé-réalité où l’on recrute de nouveaux talents. Une très belle jeune femme, droguée à son arrivée sur le plateau, et de ce fait mal à l’aise, est humiliée par le jury qui veut voir ses « nichons », ce qui fait rire tout le public. Malgré cela, sa prestation est réussie, le public l’acclame, mais il s’exalte lorsque le jury suggère à la jeune femme d’abandonner ses rêves et de devenir actrice pornographique à la place, « ce qu’on a vraiment envie de voir ». L’alternative est entre une carrière dans la pornographie (avec l’aide de médicaments, précise le jury) et le vélo. Le public s’écrie en choeur : « Faites-le ! Faites-le ! Faites-le ! »
Dans l’épisode « Tuer sans états d’âme », les soldats ont besoin de réalité virtuelle pour tuer les « cafards », qui apparaissent sous leurs yeux sous la forme de zombies. Mais les villageois n’en ont pas besoin pour accepter, voire souhaiter leur mort, ils voient les « cafards » tels qu’ils sont, des humains. Qui sont les « cafards » ? L’épisode ne fait aucune référence significative à un groupe identifiable. Néanmoins, en interview, Charlie Brooker déclare : « Je cherchais un terme qu’on puisse employer comme insulte raciste ou déshumanisante » (13). Il mentionne à cet égard Katie Hopkins, polémiste réactionnaire connue au départ pour avoir participé à une émission de télé-réalité (la version britannique de The Apprentice de Donald Trump), qui a déjà fait le buzz en comparant les migrants à des cafards (ainsi qu’en évoquant sur Tweeter une « solution finale » pour les musulmans après l’attentat à Manchester en 2017).
Que faire du sadomasochisme et de la paranoïa dans une dystopie horrifique comme Black Mirror, si on doit les prendre en tant qu’expressions d’un « imaginaire » historique ? D’après David Buxton (14), dans la série policière classique, le héros impose une violence punitive (et légitime) aux autres, mais subit parfois la leur. Ce qu’on retrouve derrière ce scénario est la structure d’un fantasme sadomasochiste ; le héros peut donc soit être « actif », celui qui punit (le versant sadique), soit « passif », celui qui subit (le versant masochiste). Dans la série policière classique, l’activité l’emporte, mais dans la série feuilletonnante, qui domine depuis les années 1990, le héros est relativement impuissant, « passif », pris dans une situation qu’il ne maîtrise pas, ce qui tient aux impasses du projet idéologique qu’il personnifie. C’est ce que Buxton appelle « passivité structurelle », qui s’exprime dans les séries policières par des attitudes empreintes de masochisme moral (Freud) ; être victime soulage l’agent d’un sentiment de culpabilité inconsciente.
Dans les séries policières, l’impuissance du projet idéologique s’exprime par des attitudes empreintes de masochisme moral. Les séries contemporaines donnent souvent l’impression que les seuls à pouvoir s’en sortir sont des sociopathes (soit des personnages qui deviennent un peu sadiques). Cependant, au contraire de ces séries policières, dans Black Mirror, on ne peut pas dire des personnages qu’ils incarnent un projet idéologique, ils n’ont pas de mission, ce sont des individus lambda. Néanmoins, il n’en reste pas moins que sous diverses formes, il y a dans presque chaque épisode de Black Mirror une victime ordinaire battue, suppliciée, humiliée par un bourreau sadique, parfois sous les yeux d’un public. Cette séquence est proche du fantasme « un enfant est battu » analysé par Freud (15). Du point de vue de l’analyste, ce fantasme apparaît tout d’abord chez le sujet, de façon consciente, 1. « Un enfant est battu(e) » (fantasme érotique et sadique, celui qui « bat » étant toujours un substitut du père). Puis, le sujet se remémore avoir eu dans l’enfance ce même fantasme, plus précisément, 2. « Mon père bat l’enfant (petite sœur ou frère) que je haïs » (vengeance face à celui qui tire à lui la tendresse qui m’est réservé(e)). Ensuite, Freud déduit une phrase refoulée de transition manquante (passage de l’actif au passif), 3. « Je suis battu(e) par le père » (retournement masochiste, le bénéfice étant une expiation de la culpabilité, de son expression anxiogène).
Dans l’épisode « The National Anthem », le Premier ministre britannique est contraint de pénétrer un cochon en direct à la télévision afin de permettre la libération d’une princesse. Dans une des scènes les plus mémorables de la série, il n’y a pas un chat dans les rues, toute l’Angleterre est devant le poste, mines réjouies, attendant avec impatience et excitation la scène en un grand moment de rassemblement populaire. Puis, l’amusement fait place à la stupéfaction et au dégout à l’instant de la pénétration. N’a-t-on pas là les deux moments du fantasme ? 1. – un sujet que je n’apprécie guère, et qui d’après moi ne l’a pas volé, est humilié (le Premier ministre anglais), puis 2. – le renversement masochiste ou l’on s’identifie à la victime, ce qui permet d’expier la culpabilité découlant des désirs sadiques, l’audience honteuse. Comme on l’a vu plus haut, la passivité masochiste correspond à une situation subie, où l’on n’a aucun contrôle ou de capacité d’action véritable. Le sadisme peut être une manière détournée de retrouver cette capacité d’action. Dans « L’hymne national », ce qui réunit vraiment les gens, c’est la schadenfreude, jouissance perverse prise dans la punition de l’autre (16). Le « substitut du père », c’est ici l’opinion publique qui, à travers les sondages et les réseaux sociaux, va déclencher l’acte zoophile par le Premier ministre. On voit qu’il est question de rabaisser son statut. Dans la série, le sadisme peut souvent être vu comme une « vindicte populaire » (17).
Pour ce qui est de la paranoïa, dans Black Mirror, elle n’a aucune limite : le conjoint, la mère, le collègue de travail, des gens a priori normaux, parfois même vos enfants peuvent, poussés par leur usage des nouvelles technologies, devenir votre bourreau ou en venir à vous persécuter. Il n’y a plus de respect pour la dignité humaine. D’ailleurs, une tendance paranoïaque n’est-elle pas inhérente à la forme dystopique – on ne fait pas du tout confiance à la tournure des choses, elles vont tourner au cauchemar ? De plus, Charlie Brooker avoue souvent être un brin paranoïaque, il raconte par exemple qu’enfant, il était persuadé qu’il mourrait lors d’une apocalypse nucléaire.
Ce qui reste commun dans Black Mirror, c’est la perte de confiance en l’autre, et souvent la peur d’être humilié. Dans une interview, Charlie Brooker déclare : « Les gens deviennent démagogues. Il n’y a plus de nuance, les gens ont des avis tranchés. Tout le monde est dans son camp en train de crier sur les autres. Je pense que c’est en partie une conséquence de cet écosystème qui éclôt. Ce qui se passera après, je ne sais pas, j’aimerais le savoir ». Puisque, d’après Brooker, il faut provoquer pour être visible, et qu’une telle logique, combinée au réseaux sociaux « encourage la polarisation », la distance entre les autres communautés peut s’accroître, les différences peuvent sembler plus grandes, le doute envers ce que veut l’autre, l’hostilité envers la différence semble également s’accentuer. Dans le « pire scénario possible », les autres nous veulent le pire.
Dans Black Mirror, les protagonistes utilisent souvent la technologie pour se satisfaire au détriment des autres, elle y joue le même rôle que les pouvoirs surnaturels qui étaient échoués aux personnages dans Twilight Zone, et qui leur conféraient une position de pouvoir inhabituel. Le point commun entre les anthologies Twilight Zone et Black Mirror, c’est d’imaginer comment des individus ordinaires réagiraient dans une situation extraordinaire, et d’en tirer des conclusions pessimistes. On peut remarquer que là où Twilight Zone insistait sur les réactions et conduites orgueilleuses, égoïstes, avides, grégaires, donc sur l’immoralité de la nature humaine au bout du compte, Black Mirror met souvent le doigt sur la perversion, au sens sexuel (le Premier ministre contraint à la zoophilie, la chanteuse à qui on propose de devenir actrice porno, le coach voyeur, le médecin masochiste érogène). Twilight Zone appartenait à une époque conformiste, dominée par les valeurs familiales. Black Mirror prend place dans une société bien plus libérale (en principe). Dans Black Mirror, il n’y a pratiquement jamais de sexualité autre que perverse.
Dystopie et Utopie
De même que les individus sont dans la grande majorité incapables d’un usage bénéfique ou d’une pratique équilibrée des nouvelles technologies, ils ont été, sauf exception, incapables de construire une société plus libre. Les nouvelles technologies sont un outil de contrôle social. L’épisode « Chute Libre » imagine une société régie par la côte personnelle des individus : ou bien on a de bonnes notes, et on a accès à des privilèges, ou bien on reste dans la strate inférieure, avec les pauvres, des gens moins attirants, moins « cool » (18). Néanmoins, en échange de leur docilité, les individus peuvent tirer une importante satisfaction narcissique du fait d’obtenir de bonnes notes. De même, dans « 15 millions de mérites », les ouvriers qui pédalent toute la journée peuvent espérer financer leur place à une émission qui fera potentiellement d’eux une vedette, ou au moins se payer la tête de célébrités ou de personnes obèses. Réciproquement, pour s’assurer de leur obéissance, le système garantit à ses sujets un espoir d’amélioration et la possibilité de satisfaire des pulsions perverses. On est loin ici d’une dystopie à la 1984 ; « Pas besoin d’un flic dans le dos, il suffit d’un écran devant les yeux » pourrait être la devise de Black Mirror. Dans tous ces épisodes, un personnage va tomber dans l’indiscipline, mais le monde réel n’offre aucune réelle porte de sortie.
La série imagine donc le pire monde possible, mais que se passe-t-il quand elle tente d’imaginer le meilleur ? Dans l’épisode « San Junipero », la technologie offre la possibilité de vivre dans une simulation du San Francisco des années 1980. Dans « USS Callister », des doubles numériques peuvent explorer à leur guise l’univers d’un jeu vidéo, pastiche de Star Trek (années 1960), faire des courses avec d’autres vaisseaux, et dans « Striking Vipers » (également un jeu vidéo, inspiré de Tekken, années 1990), les personnages peuvent incarner les héros de leur enfance, faire l’expérience d’un nouveau corps et vivre des passions secrètes. Chaque fois que l’usage des technologies permet une amélioration des relations humaines, ou une société plus libre, cette amélioration a lieu dans une simulation, une échappatoire. Aucun espoir ne semble permis dans le monde réel (un progrès y serait d’ailleurs incompatible avec une vision aussi pessimiste). Surtout, on constate que ces mondes virtuels ne prennent pas place dans le futur mais dans le passé.
Lors d’une conférence (« The Slow Cancellation of the Future »), l’essayiste anglais Mark Fisher remarquait que si on pouvait, grâce à une machine à remonter le temps, apporter à un auditeur de 1994 la musique de 2014, celui-ci ne serait certainement pas aussi surpris que le serait un auditeur de 1974 à qui on apporterait la musique de 1994. L’auditeur de 1994 pourrait même penser que la musique de 2014 a été faite en 1974. La même chose vaudrait aussi pour le fan de science-fiction de 1994, qui se pourrait se demander pourquoi nous concevons encore le futur comme si nous étions en 1974. Dans Black Mirror, les choses se passent comme si la seule façon d’imaginer autre chose que la future fin du monde était de mettre le passé à sa place.
La SF post-moderne ne conçoit pas un futur radicalement différent de notre présent. Fredric Jameson explique à ce titre que la conscience historique n’est vraiment possible que dans un monde « en transition », comme celui de la première modernité, dans laquelle on peut constater la coexistence de deux modes de production différents, l’effacement de l’un au profit de l’autre devenant perceptible dans la vie quotidienne même, lorsque l’on voyageait de la ville à la campagne par exemple (19). Ce n’est qu’à condition de pouvoir observer ce chevauchement qu’on acquiert un sens du présent, et qu’on peut du même coup imaginer un futur différent. L’omniprésence du capitalisme tardif a eu raison de la capacité à pouvoir imaginer autre chose. Jameson pense aussi que la comparaison entre deux styles d’art appartenant à des époques différentes est au bout du compte une comparaison entre deux modes de production –- on peut en déduire que le gout pour tel ou tel courant passé serait une nostalgie pour le mode de production conjoint à son époque. Peut-on expliquer la nostalgie pour ces univers futuristes passés de cette façon ? Et pourquoi ces fictions sont-elles si souvent liées aux années 1980 ?
Ces mondes fictionnels expriment sans doute un « fantasme originaire », en tant que scène dans laquelle on imagine d’où on vient. Pour les années 1980, le temps des origines, c’était les années 1950. Aujourd’hui, le fantasme originaire nous renvoie aux années 1980. L’exploration de cette décennie peut être un moyen d’y débusquer les racines du mal ; « qu’est-ce qui a mal tourné ? », ou bien le signe d’une recherche nostalgique d’un passé connu, rassurant, idéalisé, d’une époque encore innocente et optimiste. Ce sont les fondements de la série Stranger Things, également diffusée sur Netflix. Comme dans beaucoup de films qui ont inspiré cette série (chez Spielberg par exemple), les héros sont d’ailleurs des enfants. Les pratiques accompagnant la consommation de la série correspondent assez bien à ce retour en enfance (le binge watching, le pyjama, les bonbons, etc.). Jameson a montré que l’un des traits caractéristiques de la fiction postmoderne n’était pas de reconstituer une époque passée, mais de la connoter. Ainsi, de grandes marques se sont associées à la série, comme H&M, qui a recréé des vêtements typiques de l’époque, tout en retouchant légèrement les coupes ou les couleurs, car certaines pièces sont aujourd’hui tout simplement ringardes. La culture de consommation et ses avatars sont omniprésents dans série, qui condense la pop culture de l’époque. Dans la saison 3 de Stranger Things, on compte plus de 75 accords avec des marques différentes. Certains commentateurs se sont demandé si le vintage ne servait pas à replacer dans leur âge d’or des produits ou des marques qui ont été discréditées avec le temps (20). L’épisode interactif « Bandersnatch » de Black Mirror, où le spectateur décide des choix du personnage (également situé dans les années 1980), fut attaqué pour des raisons similaires par beaucoup d’internautes : la nostalgie allait de pair avec des placements produits trop grossiers, on demandait à un moment aux internautes quelle marque de céréales ils préféraient, le film interactif a été vu par beaucoup d’internautes comme un simple prétexte pour récolter les préférences des utilisateurs de Netflix. Plus généralement, beaucoup de fans se demandent si, avec le passage sur Netflix, la dimension critique de la série ne s’est pas effacée au profit d’épisodes de genre beaucoup plus classiques.
Néanmoins, dans l’épisode « San Junipero », ville inspirée de San Francisco, les années 1980 pourraient aussi être vues comme le résultat d’une forme de régression au narcissisme, mécanisme caractéristique de la paranoïa, dont on a vu qu’elle était fortement présente dans la série (21). La libido du paranoïaque est désinvestie du monde réel, devenu intolérable, et emprunte de ce fait le chemin de la régression pour revenir vers le « moment » de l’enfance où le moi était tout puissant (narcissisme). San Junipero est un monde où l’on peut tout faire. C’est un avatar de notre conscience qui y vit, qui ne connaît pas le besoin physique ou la douleur. On ne peut pas s’y blesser physiquement, si on donne un coup de poing dans un miroir, il se reforme, et l’entaille disparaît quasi instantanément. On peut y faire apparaître des objets par la pensée. On y possède un nouveau corps (une retraitée peut redevenir une très belle jeune femme), on y découvre une autre sexualité (plus libre). On n’a pas besoin de travailler. C’est un endroit où « rien ne compte », dit Kelly, l’un des personnages. San Junipero est le lieu de l’hédonisme, des vacances et des weekends illimités, des discothèques et des plages à perte de vue. Les consciences de Kelly et Yorkie, deux femmes âgées souffrant de graves problèmes de santé s’y rencontrent, tombent amoureuses, et décident finalement d’y vivre après leur mort. Le monde réel se réduit surtout à des chambres et à des couloirs d’hôpitaux, dans lesquels les personnages attendent de mourir. Il n’y a pas de futur, à part dans la simulation, et il n’y a que le passé qui permet de surmonter cette situation, surtout quand on a oublié ce passé, suggère le personnage de Kelly, et qu’il est facile de l’idéaliser :
L’infirmier : « Ça rend fou si on reste trop longtemps [dans la simulation]. Vous êtes immobiles, votre corps est dissocié de votre esprit.
Kelly : […] Le système est là pour des raisons thérapeutiques. Une thérapie de nostalgie immersive, un monde de souvenirs. Ça aide avec un Alzheimer comme ils disent…
L’infirmier : De petits soulagements… »
Vivant, on ne peut exister à San Junipero sans prendre le risque d’y laisser sa santé mentale, comme c’est le cas avec tant d’autres technologies dans Black Mirror. On ne peut vivre heureux dans la simulation qu’à condition d’être mort dans le monde réel. On peut aussi voir ce paradis hédoniste comme une tentative d’accomplir le souhait d’un monde post-capitaliste (on ne travaille pas !), et pourtant, dans ses discothèques, il y a des serveurs, autrement dit il faut toujours des travailleurs salariés. San Junipero est une utopie, concevable et impossible à la fois.
Conclusion
Pour conclure, retenons que d’un point de vue économique, le format anthologie répond à une crise de surproduction de contenus, donc à une limitation de la capacité d’attention du spectateur. Dans ces conditions, la stratégie ne consiste plus à fidéliser une audience, mais à l’alerter, il faut ainsi « créer le buzz », quitte à choquer ou provoquer le spectateur, afin de l’inciter à regarder un épisode particulier, sachant qu’il n’est pas obligé de regarder l’intégralité de la série. Ces stratégies commerciales se retrouvent dans la forme provocatrice, inconfortable (et satirique) de Black Mirror. La forme est violente, car il faut alerter, mais aussi parce que l’idéologie pessimiste de la série le justifie. Loin de la routine associée aux séries classiques et à leurs dénouements prévisibles, dans l’anthologie, les intrigues sont imprévisibles, prenant à revers les attentes du spectateur. Le pessimisme de la série quant aux rapports pathologiques des individus aux nouvelles technologies place les personnages face à la dégradation de leur condition et à des situations de calvaire dans lesquelles ils sont de plus en plus impuissants à faire ; la forme des intrigues correspond à un imaginaire historique qui nous situe dans un monde incertain.
Le format est également justifié par la stratégie de personnalisation de Netflix (« il y en a pour tous les gouts ») et en même temps, il rend possible une variation de genres, de tons, de situations, d’expériences de pensée, de dangers, ce qui permet de nuancer le propos, et d’éviter d’être trop régulièrement catastrophiste. D’autre part, l’anthologie offre la possibilité d’éliminer les personnages à la fin. Si c’était le même policier qui devait lutter dans chaque épisode contre les mêmes tendances néfastes, une série pourrait en effet vite devenir moralisant. Mais si la tendance est contenue dans le personnage principal, il n’est pas obligé d’être le mauvais. On place un individu lambda, n’ayant ni talent ni grande force morale, dans une situation extraordinaire, ce qui a valeur de test. Contrairement à Twilight Zone, ce n’est pas la morale, mais les « désirs » qui sont mis en jeu, ce qui débouche sur une catastrophe incontrôlable. Le format anthologie autorise la critique des dérives d’une société perverse sans tomber dans la moralisation, et de plus, permet aux auteurs de ne pas avoir à expliquer pourquoi et comment on en est arrivé là, ce qui serait plus problématique dans un feuilleton. Généralement, dans un épisode, une simple réplique sur les origines du mal suffit. L’anthologie permet de formuler un constat de méconnaissance et d’incertitude qui fait l’objet d’une « reconnaissance idéologique » entre les créateurs et le public : « on en est déjà là, on ne sait pas trop pourquoi, ça va très vite ».
Notes
1. John Koblin, « Peak TV Hits a New Peak, with 532 Scripted Shows », 09/01/2020, en ligne : https://www.nytimes.com/2020/01/09/business/media/tv-shows-2020.html
2. Josef Adalian, « How Ryan Murphy Pioneered the Anthology Series », 02/02/2016, en ligne : https://www.vulture.com/2016/02/ryan-murphy-pioneered-the-anthology-series.html
3. Stuart Heritage, « Spoilt for choice : how anthologies became the « Tinder of television », 29/11/2018, en ligne : https://www.theguardian.com/tv-and-radio/2018/nov/29/spoilt-for-choice-how-anthologies-became-the-tinder-of-television
4. « À vrai dire, la finance elle-même n’a que faire des consommateurs réels (ou des usines, comme le disait Tchuruk, alors PDG d’Alcatel), car la valeur des titres n’est plus indexée sur ces indicateurs, mais sur les attentes des autres investisseurs et sur des écarts de cours de produits très dérivés que l’on peut manipuler. C’est ici que l’attention devient décisive, non plus celle des clients, mais bien celle des actionnaires, car actionnaires comme dirigeants ont désormais les yeux plus souvent fixés sur ces résultats financiers que sur les résultats commerciaux traditionnels ». Dominique Boullier, « Médiologie des régimes d’attention ». in L’Économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, La Découverte, 2014, p. 84-108.
5. Stiegler écrit aussi : « Ce que nous, gens du XXIe siècle, avons tendance à oublier, c’est qu’au XVIIIe siècle les gens parlaient très peu, avaient très peu de sollicitations de l’extérieur : entendre de la musique ou voir de la peinture leur arrivait dans des conditions relativement exceptionnelles. (…) dans les campagne, où vivait la majorité des populations, de larges plages de temps se passaient dans le silence ou dans la conversation interpersonnelle familiale, qui ne devait d’ailleurs pas être extrêmement animée. Ils ne voyaient que peu d’images, sans parler du fait que leur mobilier et leurs vêtements ne changeaient guère. Du point de vue des sollicitations attentionnelles, c’était donc un monde absolument différent du nôtre. » (p. 128). Bernard Stiegler, « L’attention, entre économie restreinte et individuation collective » in ibid., p. 123-35.
6. La télévision commerciale relève depuis toujours d’une économie de l’attention, mais cela ne signifie pas que rien n’a changé. On pourrait trouver dans la fameuse remarque de Patrick Le Lay (des esprits disponibles pour Coca Cola) un indice du basculement ; selon lui, le consommateur attentif était avant tout un spectateur détendu, qui se divertit. Selon Patrick Le Lay : « Dans une perspective « business », soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or, pour qu’un message soit perçu, il faut que le cerveau du spectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages ». Cité in ibid., p. 82.
Mais suffit-il encore de divertir et de détendre le spectateur, si l’on cherche à obtenir son attention ? Les grandes chaines ont beaucoup souffert de la concurrence d’ internet (Youtube, Netflix, réseaux sociaux, etc.), on lit par exemple dans le L’ Économie des industries culturelles :
« Aux États-Unis, où Netflix a recruté plus de 20 % des foyers, l’audience de Netflix conjuguée à celle de YouTube a fait baisser l’audience de la télévision dès 2014, notamment chez les plus jeunes téléspectateurs, provoquant une stagnation, puis une baisse des recettes publicitaires et des abonnements aux chaînes payantes. [Hors propos] Et, de fait, le groupe leader de la télévision commerciale allemande, Prosiebensat 1, a perdu plus de la moitié de sa valeur entre 2016 et 2018, tout comme TF1 ». Philippe Chantepie, Alain Le Diberder, Économie des industries culturelles, La Découverte, Paris, 2019, p. 102.
Il semblerait que la logique de fidélisation de l’audience (elle reste essentielle pour les grandes chaines, car elle permet de sécuriser les revenus publicitaires dans un marché très concurrentiel) entre en contradiction avec celle de l’alerte, plus à même de faire face à la concurrence d’internet.
7. Voir Jason Read, « Distracted by Attention », The New Inquiry, 18/12/2014, en ligne : https://thenewinquiry.com/distracted-by-attention/
8. Benjamin Campion, « Plateformes de SVOD : les nouveaux networks de la télévision américaine ? », Télévision, 2019/1 (n°10), p. 53-69.
9. Sam Wollaston, « Charlie Brooker : « Happy ? I have my moments » », 01/06/2019, en ligne : https://www.theguardian.com/tv-and-radio/2019/jun/01/charlie-brooker-interview-annabel-jones-black-mirror
10. Charlie Brooker, « Time for the emperors-in-waiting who run Facebook to just admit they’re evil », 30/04/2014, en ligne : https://www.theguardian.com/commentisfree/2014/jun/30/facebook-evil-emotional-study-charlie-brooker
(je traduis) « Aside from humour, the best way to guarantee a reaction is to provoke others – either in agreement or disagreement. Rather than bringing us together, it seems almost perfectly designed to encourage polarisation. The end result: diametrically opposed networks of nudged and prodded pebble people gently rattling together in agreement, clashing loudly when they encounter dissent ».
11. Giles Harvey, « The speculative dread of Black Mirror », 21/11/2016, en ligne : https://www.newyorker.com/magazine/2016/11/28/the-speculative-dread-of-black-mirror#
12. Charlie Brooker, Annabel Jones, Black Mirror Inside, Kero, 2019, p. 121.
13. Black Mirror Inside, p.194
14. David Buxton, « Une lecture adornienne des séries télévisées », Variations [En ligne], 22 | 2019, URL : http://journals.openedition.org/variations/1149
15. Sigmund Freud, « « Un enfant est battu ». Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles (1919) », Du Masochisme, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2011, p. 117-162.
16. Dans un séminaire consacré au sadomasochisme, le psychanalyste lacanien Lucien Israël décrivait cette jouissance perverse prise dans la punition d’autrui : « Voir exécuter quelqu’un par la torture, quelle plus pure jouissance ? Ça s’appelle : Schadenfreude (…) On se contente en général des petits malheurs du voisin parce qu’on n’a pas mieux à se mettre sous la dent ; mais si on pouvait aller voir ce voisin se faire découper en dix mille morceaux, là ce serait vraiment une jouissance dont on pourrait peut-être bien crever (…) pourquoi on lapidait les gens : pour qu’on ne sache pas quelle pierre avait été mortelle. Pourquoi un peloton d’exécution de plusieurs hommes alors qu’on a des armes qui ne manquent pas de précision pour abattre quelqu’un à vingt-cinq mètres ? Pour qu’on ne sache pas lequel a tué. Jouir, d’accord, mais ne pas encourir le danger lié à cette jouissance ». Voir Lucien Israël, Pulsions de mort (séminaire 1977-1978), Arcanes, Strasbourg, 1998, p. 33.
17. Les créateurs de la série à propos de ces scènes : Annabel Jones, (p.16, Black Mirror Inside), « « L’hymne national » traitait de l’humiliation et de l’avidité du public pour elle. Les téléspectateurs raffolent de ceux qui sont prêts à s’humilier pour les divertir. Les célébrités l’ont compris : certaines participent à I’m a Celebrity pour se racheter aux yeux du public, d’autres pour essayer de relancer leur carrière ». Autrement dit, la télévision a bien compris que capter l’attention par des moyens « repoussants », c’était capter les pulsions sadomasochistes du public. En échange de son attention, elle se propose de devenir l’« agent humiliateur » dans le scénario du fantasme sadomasochiste.
Charlie Brooker (p.81), à propos de l’épisode « La Chasse » : « Si on ressuscitait des gens qui avaient commis des crimes odieux (…), des tas de gens seraient ravis de leur infliger ce traitement. Il ne restait qu’à en faire une entreprise commerciale ». À propos du même épisode, Annabel Jones déclare (p.78) : « On percevait aussi un changement de comportement au sein de la société, avec tous ces cas de crimes et d’agressions que les gens filmaient avec leurs smartphones. Il y a eu aussi cette affaire épouvantable à Londres, avec des jeunes qui ont tué un homme à coups de pieds et filmé leur crime. Le sujet de notre histoire (…) une personne fuyant des poursuivants pendant tout le monde autour d’elle prend son pied à observer la scène »
18. James Foster (premier assistant-décorateur sur cet épisode) indique de quelle façon la direction artistique de cet épisode a pour fonction d’accentuer visuellement les traits du projet idéologique, un usage à la fois conformiste et individualiste des nouvelles technologies : « Le thème de la conformité imposée par la société m’a évoqué les années 1950 […] Je revoyais les sourires artificiels des personnages sur les vielles publicités pour les habitations modernes affirmant que c’était l’avenir et qu’il fallait s’y conformer – « Vivez avec votre temps, ne vous laissez pas distancer ». Joe (le réalisateur) aimait aussi un certain design moderne de la fin des années 80, qui me rappelait l’apologie éhontée de l’individualisme triomphant et de l’ascension sociale. L’idée de mélanger les deux me plaisait beaucoup ». (Black Mirror Inside, p. 137).
19. Fredric Jameson, Le Postmodernisme, ou la logique culturelle du Capitalisme tardif, ENSBA, Paris, 2007, surtout la conclusion de l’ouvrage (p. 415-574) et les sous-parties « Notes sur une théorie du moderne » et « Historiographie spatiale ».
20. Delphine Rivet, Marion Olité, « Comment « Stranger Things » surfe sur le marketing de la nostalgie », 29/07/2019, en ligne : https://biiinge.konbini.com/reviews/stranger-things-marketing-nostalgie/
21. Voir Sigmund Freud, « Le président Schreber », Cinq psychanalyses, Presses universitaires de France, Coll. Bibliothèque de Psychanalyse, Paris, 1970, p. 263-324.
GUETTACHE Youssef, « « Black Mirror » : la forme anthologie et l’économie de l’attention – Youssef GUETTACHE », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2020, mis en ligne le 1er mai 2020. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/black-mirror-la-forme-anthologie-et-leconomie-de-lattention-youssef-guettache/
Youssef Guettache est doctorant en information-communication à l’université de Paris Nanterre. Sa thèse, dirigée par David Buxton, porte sur les séries d’anthologie feuilletonnantes.