Baudelaire (1821-1867) est contemporain de la construction du Paris haussmannien et de la transformation économique et sociale qui lui est attachée. « Le premier il parla de Paris en damné quotidien de la capitale » selon le poète Jules Laforgue. Il est aussi contemporain de l’essor de la presse industrielle en tant que lecteur et rédacteur. Il publie des chroniques, des critiques d’art, des poèmes. Sa poésie comme le journalisme participe d’une même forme, l’enquête. Celle-ci place au cœur de son organisation la chose vue et la monstration. Elle fait tableau. Elle est aussi une composante du développement du capitalisme industriel.
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« Dans les plis sinueux des vieilles capitales… je guette des êtres singuliers, et lorsque j’entrevois un fantôme débile traversant de Paris le fourmillant tableau… Moi qui de loin tendrement vous surveille » écrit Baudelaire à propos des Petites vieilles dans ses « Tableaux parisiens », section créée avec la deuxième édition des Fleurs du Mal en 1861. Guetter, entrevoir, surveiller, ces verbes expriment la position que le poète occupe par rapport à la ville et ceux qui la peuplent. Le regard est au cœur de sa pratique de la ville et de sa pratique de la poésie. Depuis 1853, Baudelaire assiste à la transformation de Paris sous l’autorité du préfet Haussmann. Il marche dans les rues et sur les boulevards, et son regard se porte sur les êtres et les choses : une mendiante, un cygne, un vieillard, des aveugles, une passante, des fenêtres, des cafés, des baraques, des becs de gaz. La marche participe aussi de sa pratique urbaine et poétique : « Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime, flairant dans tous les coins les hasards de la rime, trébuchant sur les mots comme sur les pavés heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés ». Paris offre au poète les lieux et la matière de son art, un art dont la difficulté s’apparente à celle de la marche quand la chaussée vient à se dérober sous ses pieds.
La chose vue
L’art poétique de Baudelaire repose sur la chose vue. Dans Les petites vieilles, son regard est attiré par ces « êtres singuliers » mobilisant alors toute son attention pour mieux les décrire : « Ils rampent, flagellés par les bises iniques, frémissant au fracas roulant des omnibus, et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques, un petit sac brodé de fleurs ou de rébus. » Le poète passe du voir à l’observer. Mais surtout le poème est construit sur l’affirmation « j’ai vu » (même si elle n’est pas énoncée) qui agrafe la présence de Baudelaire sur les lieux à ce qu’il décrit, l’ici à maintenant et le vécu au vrai.
Dans ces années la chose vue s’installe comme un genre littéraire et journalistique qui se donne pour visée de peindre le présent. Théodore de Banville, poète, mais aussi chroniqueur, entend présenter dans ses Esquisses parisiennes, scènes de la vie (1859) des « Parisiennes arrachées toutes palpitantes à la vie actuelle ». Déjà Victor Hugo, dans Choses vues, disait commencer « ces notes, feuilles volantes où l’histoire trouvera des morceaux quelconques du temps présent » et mêler « les petites choses aux grandes. L’ensemble peint » (1848). Pour le journalisme, Jules Vallès fait de la chose vue et entendue un impératif professionnel que soutiennent le déplacement sur le terrain, l’attestation oculaire et la restitution du fait par sa description : « Le fait-divers, j’y vais le lendemain ; j’irais au moins sur les lieux mêmes écoutant les cris de désespoir et de malheur, je n’aurai donc qu’à bien regarder et à tout dire », écrit-il en 1865 quand il collabore avec L’Événement. Par les situations qu’ils présentent Le Spleen de Paris et les Tableaux Parisiens s’inscrivent dans cette volonté de décrire la vie actuelle jusque dans ses choses les plus petites (un joujou), ses moments les plus fugitifs (une rencontre) et ses gens les plus modestes (un chiffonnier).
La rue
La rue chez Baudelaire est plus que le décor de sa poésie, elle est partie prenante de son économie. Elle le pousse à sortir de sa chambre et à flâner en même temps qu’elle lui offre le matériau pour ses textes : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ». Balzac disait avant lui : « Comment ne pas dépenser quelques minutes devant les drames, les désastres, les figures, les pittoresques accidents qui vous assaillent au milieu de cette mouvante reine des cités, vêtue d’affiches » (1). Pour lui le flâneur n’erre pas sans but comme le promeneur, il est actif, attentif. Baudelaire prolonge cette attitude pour transcrire les métamorphoses de Paris (« le vieux Paris n’est plus »), et se faire l’observateur minutieux de la ville à travers les événements qui apparaissent, brefs et vifs (il écrit dans les cafés et dans la rue).
La rue est le lieu de la multitude, de la circulation, de la cohue : « Tout à l’heure, comme je traversais le boulevard et que je sautillais dans la boue, à travers ce chaos où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois », écrit-il dans Perte d’auréole ; ou encore dans Fusées 22 : « Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules ». L’homme de la rue, et plus largement l’homme de la ville, est pris dans le tourbillon de la circulation affrontant une énergie développée par de nouvelles forces productives, celles du capitalisme industriel. Des « innombrables rapports » des hommes entre eux et des hommes avec les marchandises qui en découlent et qui composent les villes devenues, en ce milieu du XIXe siècle, « énormes » selon l’expression du poète, émerge une expérience du temps qui se manifeste à travers le fugace. Dans la rue, Baudelaire l’éprouve au hasard des heurts : « Un éclair… puis la nuit. Fugitive beauté dont le regard m’a fait soudainement renaître ». La grande ville produit non seulement un espace nouveau, mais aussi une temporalité nouvelle. Le fugace, « le fugitif, le transitoire » dit Baudelaire, en sont les formes prédominantes. Celles-ci se révèlent à celui qui flâne à travers un choc, une surprise quand un événement vient à surgir : une passante dans une rue assourdissante, un cygne évadé de sa cage qui se baigne dans la poussière. Le choc est la forme majeure du régime de sensations propre à la ville nouvelle. Cette expérience vécue du choc est au cœur du travail poétique de Baudelaire, le lien qu’il établit entre rue, foule et surprise traversant ses poèmes urbains.
Le fait divers
Dans le journalisme, au cours de ces années, sont inventés simultanément le fait divers et le reportage. Confrontée à un contrôle rigoureux avec l’instauration du Second Empire en 1852, la presse est contrainte d’estomper fortement le caractère politique de son contenu. Elle reprend alors une tradition de faits colportés oralement dans les bourgs, lors des foires et des marchés, appelés « nouvelles curieuses, singulières, extraordinaires », ou encore « fait Paris » et « canards » dans les villes à l’époque de Balzac. En passant de l’oral à l’imprimé, le fait divers devient une rubrique à part entière de la presse d’information en pleine croissance. Le terme s’institutionnalise en 1863 avec Le Petit Journal, quotidien vendu à bas prix favorisant ainsi des tirages toujours plus grands selon l’actualité. Dans le classement des faits opéré par le journalisme, le fait divers en est le rebut au regard de l’actualité politique, financière, internationale, littéraire. Ces faits hétéroclites regroupés au sein d’une même rubrique ont en commun de révéler un accroc dans l’ordre social, d’éveiller la curiosité, de faire choc. Ce sont généralement des catastrophes naturelles, des accidents, des crimes.
La presse d’information est urbaine et s’inscrit dans la ville moderne et sa temporalité. Elle trouve dans le fait divers son événement type. Le fait divers est fugace : il disparaît de la une aussi vite qu’il y est apparu. Le fait divers fait choc : il produit des émotions chez les lecteurs. Le fait divers est lié à la multitude : le public se fait toujours plus nombreux pour acheter les journaux ou se rendre sur le lieu de l’événement. Le fait divers se démultiplie : un fait divers ressemble à un autre fait divers, sa fabrication standardisée relève de la production de masse des événements comme n’importe quelle autre marchandise. Le fait divers est fragmentaire : la vie urbaine apparaît comme un chaos, les faits qui y surviennent semblent sans lien les uns avec les autres, la ville est un kaléidoscope.
Le fait divers est attaché à la rue, il faut aller le chercher dans les coins et recoins de la ville. Le journaliste se fait flâneur. Il crotte ses chaussures dans la boue. Le fait-diversier est un saute-ruisseau. Avec le développement du reportage se met en place le protocole de sa fabrication : aller sur les lieux, mentionner ce que l’on voit. Ses outils et sa méthode : « Il faut acheter un calepin, un gros crayon pour noter le fait, marquer l’accident, arrêter au vol la sensation comme un oiseau dont on prend les ailes », explique Vallès [2].
Le fait divers avec le reportage ouvrent au journalisme une voie vers le banal, le trivial, l’infime, quand la presse donne encore le primat au politique, aux institutions et à la chronique, le genre rédactionnel noble. Les tableaux que Baudelaire fait de Paris mettent en scène des vies minuscules, des quotidiens mornes, mais aussi des gestes extrêmes. Ils auraient pu figurer dans la rubrique fait-Paris des journaux populaires. Le poète projetait d’écrire un mélodrame à partir d’un fait divers paru dans la Gazette des tribunaux, L’Ivrogne, qui devait présenter le meurtre de sa femme par un scieur aviné. Il traitait déjà du crime sous l’emprise du vin dans le poème Le vin de l’assassin.
La presse
S’il partage avec la presse le même matériau, « ce monde (qui) sue le crime » selon sa formulation, Baudelaire ne la rejette pas moins au prétexte « que le journal, de la première à la dernière ligne, n’est qu’un tissu d’horreurs » [3]. La critique se fait même plus sévère : « Les journaux à grand format me rendent la vie insupportable ! » [4]. Il entretient avec la presse une relation ambivalente. Il a publié poèmes, traductions, critiques d‘art dans divers périodiques. Pour Alain Vaillant, il est « le parfait exemple de l’écrivain-journaliste du milieu du XIXe siècle : plus exactement de ces professionnels de la petite presse culturelle qui, entre poésie, critique littéraire ou artistique, fiction et chronique, sont les polygraphes de la modernité » [5].
Une proximité entre l‘univers de la presse et celui de la littérature s’est installée au cours de la première moitié du XIXe siècle. Comme l’explique Vaillant, « la presse est le support éditorial le plus naturel et le plus légitime pour la littérature (et) reste réservée à une élite de lecteurs » [6]. Journalistes et écrivains entretiennent des liens étroits entre coopération et conflit comme Baudelaire avec Arsène Houssaye, directeur de La Presse, et Gustave Bourdin, journaliste au Figaro, autour de la publication de poèmes préparatoires au Spleen de Paris dans leurs journaux respectifs. Cette interpénétration des deux univers favorise aussi l’émergence d’une forme littéraire : le poème en prose. Parler du présent (l’actualité) au présent (de l’indicatif) tel que le fait le journalisme gagne l’esprit poétique. Les sujets et le style se rapprochent. Le poème puise dans la prose sa manière à lui de mettre en scène le quotidien. Baudelaire y trouve son langage pour restituer le mouvement perpétuel de la ville, son rythme, ses saccades, ses heurts. « Les Fleurs du Mal sont le premier livre à avoir utilisé des mots de provenance non seulement prosaïque, mais urbaine dans la poésie lyrique », affirme Walter Benjamin [7]. Le Spleen de Paris, renonçant au vers, réalise plus encore la volonté de rendre compte de la modernité de son temps à travers la vie urbaine.
Si Baudelaire use de mots familiers (on dit qu’il écrit « dans le mauvais argot des gazettes » [8]), il se démarque malgré tout très nettement du langage journalistique. À l’industrialisation et la standardisation de ce langage dans une visée d’information de masse tournée vers la recherche du nouveau et du sensationnel, il oppose une prose dont l’allégorie est le fondement : « Palais neufs, échafaudages, blocs, vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie ». Ses flâneries dans Paris font surgir des correspondances entre les situations et son ressenti, l’allégorie capturant ce que ces rencontres imprévues ont d’éternel dans leur fugacité ou d’antique dans leur modernité. « L’allégorie est l’armature de la modernité », écrit Benjamin [9].
Le reportage
Sa pratique poétique est portée par une idée du beau qu’il définit (il est aussi critique d’art) comme « toujours, inévitablement, d’une composition double, bien que l’impression qu’il produit soit une (…) Le beau est fait d’un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion » [10]. Constantin Guys, dessinateur attaché à des journaux, réalise à ses yeux cette idée du beau : « Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire », poursuit-il [11]. Baudelaire emploie les mots flâneur ou observateur pour le qualifier, mais Guys est un peintre envoyé par l’Illustrated London News, puis le Monde Illustré et le Temps Illustrateur Universel pour relater à travers des dessins pris sur le vif l’actualité sociale ou mondaine aussi bien que la révolution de 1848 ou la guerre de Crimée : « Je puis affirmer que nul journal, nul récit écrit, nul livre, n’exprime aussi bien, dans tous ses détails douloureux et dans sa sinistre ampleur, cette grande épopée de la guerre de Crimée », déclare le poète [12].
La bataille de Balaklava, l’arrivée de la Reine Victoria, trois femmes à un balcon de théâtre, son art consiste à saisir ce qui passe sous son regard au moyen d’une technique légère et rapide (encre, crayon, lavis, aquarelle) comme autant d’instantanés qui figent des sensations.
Avec Guys apparaît un mode de représentation dominé par l’observation, la capture de l’instant, l’expression de la sensation, la vélocité du geste d’exécution. Baudelaire trouve chez lui une conception de la beauté proche de son esthétique de la flânerie, le verbe peindre faisant le pont entre la peinture et la littérature. Dans le poème Désir de peindre, s’il dit brûler « de peindre celle qui (lui) est apparue si rarement et qui a fui si vite, comme une belle chose regrettable derrière le voyageur emporté dans la nuit », il dit surtout à travers cette passante son désir de saisir l’événement dans sa fugacité et l’isoler ainsi un instant du chaos de la ville. Evénement minuscule, infime, intime mais événement malgré tout en ce que quelque chose arrive au poète sous la forme de cette rencontre fulgurante qu’il restitue par les mots. C’est la reconnaissance par Baudelaire du reportage naissant en tant qu’art à même de rendre compte de la circonstance et de la vie moderne. Pour Jean-Pierre Montier « ce que fait Baudelaire — qui est capital —, c’est poser cet « art moyen » comme cette forme esthétique privilégiée, qui permet, justement parce qu’elle est marginale au regard des genres institués (on pense en particulier à la peinture d’histoire), de discerner les linéaments de ce qu’il nomme « modernité », et qui est en fait une mutation, en germe de longue date, du système classique de la représentation. Or il apparaît que, dans cette mutation, l’art le plus novateur se rapproche du reportage (…) Dès lors, il recherche une solution, la modernité, en direction du reportage, lequel, sans être dénommé ainsi, n’en joue pas moins effectivement un rôle stratégique » [13].
Baudelaire est aussi l’un des premiers à s’intéresser à un autre genre mineur lié à la presse, la caricature, en particulier à travers Daumier dont il dit « qu’il a poussé son art très loin, qu’il en a fait un art sérieux » [14]. Ses dessins sont consacrés à l’examen des types humains tels qu’il les rencontre dans Paris (ici « Vue prise dans la nouvelle rue de Rivoli », parue dans Le Charivari du 24 décembre 1852), les foyers bourgeois, les tribunaux, les théâtres : « Il a dépeint ce qu’il a vu, et le résultat c’est produit » [15]. En portant son attention sur Guys et Daumier, Baudelaire place l’image au cœur de la modernité, plus largement le visuel selon l’expression de Fanny Bérart-Esquier, dont la chose vue et la poétique de monstration sont les fondements [16].
La forme-enquête
Ce que Baudelaire appelle modernité prend forme dans un moment historique qui noue connaissance et observation, monde et visible, favorisant ainsi la production industrielle d’images comme le dessin de presse et la photographie. « Un discours qui constate, décrit et établit les faits », c’est ainsi que Michel Foucault caractérise la forme à travers laquelle la connaissance empirique recense les êtres et les choses depuis la Renaissance, et à laquelle il donne le nom d’enquête [17]. L’enquête se présente comme un véritable mode de production de savoirs qui vise à rendre intelligible le monde par l’observation, la collecte et l’archivage de données. Des savoirs empiriques l’histoire est exemplaire, historia signifiant enquête, observation, voir pour savoir. L’accumulation d’informations propre à l’enquête est, avec l’accumulation de capitaux et l’accumulation des hommes, une composante de l’essor du capitalisme industriel.
En ce milieu du XIXe siècle, le fait-diversier, le « reporter-graphique », le caricaturiste pour la presse mais aussi l’historien, l‘enquêteur social, le détective ont une manière proche de faire et de dire. Ils se déplacent et décrivent ce qu’ils voient. Baudelaire s’y inscrit en rôdeur (18) avec une expression nouvelle qu’il élabore pour le projet du Spleen de Paris : « une prose poétique, musicale, sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme ». Cette écriture, libérée entre autres du vers et de la strophe encore présents dans Les Fleurs du Mal, s’avère un outil fait pour rendre compte au plus près des sensations des mouvements matériels de la rue et, plus largement, des bouleversements de Paris dont il est le témoin, Baudelaire prenant place alors parmi les peintres de la vie moderne qu’il appelle de ses voeux (19). Poétiques, ses textes n’en sont pas moins des documents qui disent quelque chose de la vie quotidienne dans une grande ville en chantier sous le Second Empire, même s’ils transcendent le réel (ils n’en sont pas le simple reflet). Ils dépeignent les transformations de l’expérience sociale dans la métropole, le rapport espace-temps et la sensibilité qui lui sont attachés, autant d’aspects que formalisera le sociologue allemand Georg Simmel quarante ans plus tard à partir de Berlin (20), et que décrira Siegfried Kracauer lors de ses flâneries dans les rues de Francfort ou de Berlin pour le quotidien Frankfurter Zeitung pendant la période de Weimar. Les chroniques du journaliste allemand, selon Benjamin, sont autant de tableaux qui captent la vie éphémère à travers lieux, moments, choses, gens, renvoyant ainsi aux tableaux parisiens de Baudelaire (21).
Baudelaire fait du personnage du chiffonnier son double : « On voit un chiffonnier qui vient (…) se cognant au mur comme un poëte« . Tous deux marchent dans la ville, en fouillent les sinuosités et collectent ses déchets : pour le poète, une charogne, un jouet répugnant, des êtres dédaignés; pour le chiffonnier, « un tas de débris, vomissement confus de l’énorme Paris ». Si chez le chiffonnier amasser ce que les rues laissent derrière elles est une question de survie, il n’en est pas moins un archéologue de cette modernité que Baudelaire héroïse et dénonce à la fois. Prolongeant ce travail d’enquête entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, Eugène Atget (1857-1927) prend le cliché de l’homme à la charette un matin de 1899 avenue des Gobelins. Le photographe se fait archiviste de Paris en se livrant à un recensement systématique de son patrimoine. En vingt ans, il réalise 8500 épreuves qu’il classe par thème : « Le Paris pittoresque », « Le Vieux Paris », les « Petits Métiers », « Métiers, boutiques et étalages », « La voiture » ou encore les « Maisons closes ». « Ce ne sont que des documents, des documents que je fais », prétend-t-il, se défendant d’être un artiste.
À la fin du XXe siècle, Francis Alÿs (1959) transforme la marche en un geste artistique à la fois poétique et critique parcourant des villes, notamment Mexico où il vit. Il conçoit, dans le cadre d’actions portant sur la collecte, des outils d’exploration (jouet d’enfant magnétique sur roulettes qu’il traîne derrière lui, chaussures magnétiques)
pour ramasser sur son passage les déchets métalliques comme autant de traces laissées par la vie quotidienne qu’il porte au jour. Le fruit de ces marches matérialise une forme d’enquête qui fait l’archéologie de notre modernité sous l’empire de la production et de la marchandisation rejetant êtres et choses toujours en plus grand nombre dans les rues des villes devenues mégapoles.
Notes
1. Ferragus, chef des Dévorants, p. 49, La Bibliothèque Gallimard, 1998. Balzac fait paraître en 1833 Théorie de la démarche, article dans lequel il déclare : « N’est-il pas réellement bien extraordinaire de voir, que, depuis le temps où l’homme marche, personne ne se soit demandé pourquoi il marche, comment il marche, s’il marche, s’il peut mieux marcher, ce qu’il fait en marchant, s’il n’y aurait pas moyen d’imposer, de changer, d’analyser sa marche (…) », p. 10, Mille et une nuits, 2015. Balzac fait le pont entre le promeneur solitaire à la Rousseau et le flâneur baudelairien.
2. L’Époque, « Causerie », 2 août 1865.
3. Mon cœur mis à nu, feuillet 80, p. 119, Folio classique, 1986.
4. Rapporté par Philippe Berthelot, «Louis Ménard », La Revue de Paris, 1er juin 1901, cité par André Guyaux, Baudelaire, un demi-siècle de lecture des Fleurs du mal, 1855-1905, Presse Paris Sorbonne, 2007.
5. Baudelaire journaliste, Articles et chroniques, p. 7, GF Flammarion, 2011.
6. Ibidem, p. 11.
7. Walter Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, p. 143, Payot, 1979.
8. Edmond Scherer, Le Temps, 20 juillet 1869.
9. Op. cit., p. 240.
10. Baudelaire, Au-delà du romantisme, Écrits sur l’art, Le peintre de la vie moderne (1863-69), p. 205, GF Flammarion, 1998.
11. Ibidem, p. 215.
12. Ibidem, p. 222-223.
13. « Constantin Guys selon Baudelaire : reportage et modernité », Littérature et Reportage, dir. M. Boucharenc et J. Deluche, p. 187-203, Limoges, PULIM, 2000.
14. « Quelques caricaturistes français », in Curiosités esthétiques : L’art romantique et autres œuvres critiques, Salon de 1846, http://gallica.bnf.fr/
15. Ibidem.
16. Les origines journalistiques du poème en prose ou le siècle de Baudelaire, Université Charles de Gaulle – Lille 3, p. 223-231, 2006.
17. Surveiller et punir, Naissance de la prison, p. 227, Gallimard, 1975. Ailleurs, Foucault explique : » Tout le grand mouvement culturel qui, après le XIIe siècle, commence à préparer la Renaissance peut être défini en grande partie comme celui du développement, du fleurissement, de l’enquête comme forme générale de savoir. » Une accumulation de connaissances liée à une accumulation de biens qui s’appuie notamment sur la technique du voyage tournée vers la découverte de continents nouveaux. (Dits et écrits 1, 1954-1975, « La vérité et les formes juridiques », p. 1454, Quarto Gallimard).
18. « Le rôdeur parisien » est un des titres envisagés par Baudelaire pour ces poèmes en prose avant qu’il ne choisisse « Le Spleen de Paris ».
19. Depuis les salons de 1845 et 1846, Baudelaire, critique d’art, cherche un peintre capable de prendre la relève d’Ingres et Delacroix, sentant ainsi la nécessité d’une nouvelle esthétique avec sa vision propre de la beauté en phase avec le monde en train d’advenir qu’il définit dans Le peintre de la vie moderne en 1863 (réf. la partie intitulée Le reportage).
20. Notamment la conférence Métropoles et mentalité, 1903.
21. « au fil de tant de tableaux de votre main« , extrait d’une lettre à S. Kracauer du 20.04.1926 in Siegfried Kracauer, Rues de Berlin et d’ailleurs, p. 9, Les Belles Lettres, 2013.
Lire les autres articles de Francis JAMES
JAMES Francis, « Baudelaire enquêteur – Francis JAMES », Articles [en ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2015, mis en ligne le 1er janvier 2015. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/baudelaire-chiffonnier-francis-james/
Enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication, spécialiste de l’audiovisuel et notamment de la télévision,
Université Paris Ouest Nanterre La Défense