La Web-revue : de la Kulturindustrie d’hier aux industries culturelles, créatives et numériques d’aujourd’hui, s’est ouvert un champ interdisciplinaire pour tous ceux dont les recherches interrogent la culture populaire industrialisée et les médias. Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et numériques du côté des acteurs professionnels, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de la Web-revue.
Interdit à la reproduction payante.
Contenu
Cette année devrait voir décoller la réalité virtuelle (VR)
Après l’ouverture des précommandes fin février pour la dernière version du casque VR Oculus Rift (Facebook), et du Vive, conçu par le fabricant taïwanais HTC, Sony a suivi fin mars pour sa PlayStation VR (lancement prévu en octobre). Les géants du high-tech veulent démocratiser dès cette année la réalité virtuelle, et effacer le fiasco des années 1990, lorsque la faible résolution d’écran, et le coût élevé des casques de Nintendo et d’Atari avaient rebuté les consommateurs.
Ce qui a changé depuis, c’est non seulement l’amélioration de la qualité grâce aux avancées en informatique, mais aussi la jonction faite avec les appareils mobiles comme les smartphones qui n’existaient pas à l’époque. Désormais plusieurs stratégies commerciales sont possibles en fonction de la qualité proposée, chaque société se positionnant par apport au marché visé (grand public, professionnel, son, image). Les produits haut de gamme comme Oculus Rift et HTC Vive afficheront des prix élevés (699 euros et 899 euros respectivement). La PlayStation VR de Sony sera à 399,99 euros. Homido, une startup lilloise créée il y a 18 mois, propose un casque plus abordable pour smartphone à 69,99 euros (100 000 exemplaires déjà vendus). Samsung a également opté pour ce positionnement 100% mobile avec la commercialisation de son Gear VR à 99,99 euros.
La qualité technique et le prix ne sont pas les seuls facteurs, l’essentiel se jouera sur les contenus. YouTube a ouvert en mars 2015 une section 360 degrés pour les vidéos en VR, suivi par Facebook en septembre 2015. Plus de 200 jeux et applications sont désormais disponibles sur l’Oculus Store ; plus d’un million d’heures de vidéos ont été visionnées via le Gear VR sur Facebook.
L’essor de la VR tiendra aussi aux usages professionnels : « Cette technologie était déjà utilisée depuis vingt ans par les grands groupes dans l’industrie pour la conception de voitures, d’avions ou de bateaux, mais elle coûtait très cher. Désormais plus abordable, elle va créer et généraliser de nouveaux usages pour les professionnels dans tous les secteurs », dit Laurent Chrétien, directeur du Salon Laval Virtual. Tous les secteurs sont concernés : la formation des chirurgiens, le tourisme, l’immobilier, la pédagogie, sans oublier la pornographie, qui a joué un rôle déterminant dans le développement de l’Internet.
Le producteur français chevronné en la matière, Marc Dorcel, mis à mal par la prolifération de vidéos pornographiques en ligne, a sorti deux films en VR en octobre 2015, en anticipation d’un nouveau marché juteux. La plateforme Pornhub, lancée en 2007, vient d’annoncer la mise en place d’un espace dédié aux vidéos à 360°. Son vice-président y annonce : « La réalité virtuelle représente la prochaine étape à franchir dans l’univers du divertissement pour adultes. Elle procurera aux utilisateurs une expérience révolutionnaire comparativement à tout ce qu’ils ont pu voir auparavant. Maintenant nos interlocuteurs seront non seulement en mesure de lire nos contenus vidéo, mais ils pourront aussi devenir des protagonistes et interagir avec leurs stars préférées. […] Avez-vous déjà pensé à quelque chose comme « Je rêve de [me] faire… » ? » On n’arrête pas le progrès, et des périphériques haptiques (sensibles au toucher) sous la forme de gants et de manettes sont attendues avec impatience.
Les grandes chaînes de télévision s’intéressent également aux possibilités de la VR, qui permettra au téléspectateur d’être complètement immergé dans un environnement, et de s’y mouvoir. « Face à la concurrence de Netflix, nous avons besoin de proposer un produit innovant », dit Olivier Daube, responsable du transmédia à France Ô. Le groupe Canal+ a annoncé le lancement en mars de ses premières vidéos à 360° sur l’application myCANAL, qui permettra aux abonnés de s’immerger dans les coulisses ou sur le terrain d’un match de football, à la table des invités d’une émission en plateau, sur scène avec un chanteur, ou à la montée des marches lors du Festival de Cannes. Fascinant… L’usage de la 360° se conçoit comme un projet d’entreprise à Canal+, et non pas comme un gadget pour geeks. On pourra accéder à l’effet immersif avec un casque VR, un cardboard (casque en carton à partir de 5 euros) ou sur un simple téléphone. Lors du match de football entre le Paris Saint-Germain et Montpellier le 5 mars, la chaîne a réalisé des tests. « On cherche encore à définir une position que l’abonné n’a jamais vue pour qu’il ait l’impression d’être un coéquipier ou un membre du staff », dit Nicolas Ancelin, responsable des contenus en 360° à Canal+.
Si c’est le sport qui devrait permettre l’essor de la 360° (football, rugby, boxe), le reportage n’est pas en reste. Le 6 avril, France Ô propose le webdocumentaire Embarqué en Guyane 360° : « L’intérêt de l’immersion, c’est d’être le journaliste embarqué dans l’action. S’il n’y a pas ce sentiment-là, c’est comme si vous étiez invité à une fête sans connaître personne, vous risquez de vite vous ennuyer », prétend Raphaël Beaugrand, le réalisateur. On se souvient que la notion de « journaliste embarqué » (voir le blog d’Alain Garrigou sur le site du Monde diplomatique, 2012) date de la Seconde Guerre du Golfe (2003), quand les journalistes transportés au front étaient placés directement sous l’autorité de l’armée américaine.
« Ce ne sont pas encore que les balbutiements et il est difficile de dire si n’est qu’un effet de mode ou si cela s’installera dans la durée. Il faut trouver des cas d’usage où la 360° est vraiment utile », dit Alain Le Diberder, directeur de programmes d’Arte.
« C’est une nouvelle façon de filmer et de raconter des histoires », dit Pierre Zandrowicz, cofondateur de la société spécialisée Okio. Mais le prix de ces programmes reste très onéreux : I, Philip (Okio/Arte), une fiction immersive d’une quinzaine de minutes sur le grand écrivain de science-fiction Philip K. Dick (porté à l’écran dans Blade Runner, Total Recall, Minority Report, et dernièrement la minisérie L’homme du haut château sur Amazon, Actualités #28, février 2015), a coûté 500 000 euros, soit presque la moitié d’un téléfilm français de 90 minutes.
Pour Alain Le Diberder (précédemment dans la web-revue), il n’est pas question, pour l’instant du moins, de généraliser la 360°. « Tous les sujets ne s’y prêtent pas, ça peut être dangereux [ou] inintéressant. Sur l’information, il y a une question morale qui se pose. Quand on fait un reportage, on fait un choix. Or, avec cette technologie, il n’y a plus de hors-champ, et le réalisateur ne contrôle plus ce que l’utilisateur va regarder. Comment préserver l’éthique du journaliste ? » Vaste débat qui n’est encore (lui aussi) qu’à ses balbutiements…
Sources : « La réalité virtuelle à la portée de tous » (Zeliha Chaffin); « Télévisions et sociétés de production créent des contenus à 360 degrés » (Zeliha Chaffin), Le Monde, 16 mars 2016, supplément Économie et Entreprise, p. 2 ; « De plain-pied dans l’écran avec la 360° » (Mustapha Kessous), Le Monde, 27-28 mars 2016, p. 22 ; « Pornhub et la réalité virtuelle font des étincelles« , Begeek.fr, 24 mars 2016 (attention : l’article est truffé de fautes et contient une vidéo promotionnelle vulgaire, mais à sa manière éloquente).
Voir précédemment dans la web-revue sur la réalité virtuelle, Actualités #24, octobre 2014. Sur les jeux vidéo en VR traitant l’exploration spatiale, voir le post du 18 mars 2016 (« Making Centauri Dreams Reality, Virtually« ) sur le site Centauri Dreams (Paul Gilster), en anglais. Voir aussi : « Canal lance des émissions en réalité virtuelle et 360°« , Business, 29 février, 2016.
Les startups de la Silicon Valley revoient leurs ambitions en baisse
Dans la Silicon Valley, l’euphorie est passée : licenciements, réductions de coûts, valorisations en chute libre, difficultés à lever des fonds, sans oublier la crainte d’un éclatement de la bulle financière. « De nombreuses licornes [startups valorisées à au moins un milliard de dollars] devraient disparaître. Ces valorisations ne valent que sur le papier. À un moment, toutes ces entreprises vont devoir rendre des comptes », dit Bill Gurley, investisseur chez Benchmark Capital. En 2015, les startups américaines ont levé 72,4 milliards de dollars, selon le cabinet CB Insights, la plus forte collecte depuis 2000. L’agence Dow Jones a recensé 88 licornes aux États-Unis, soit trois fois plus qu’il y a deux ans.
De nombreuses startups ont dû réduire leur train de vie (salaires, recrutements, avantages, etc.), et les plans sociaux se multiplient (entre 12% et 20% des employés). Les investisseurs se montrent plus regardants, imposant des clauses protectrices au détriment des autres actionnaires et des salariés, d’autant que des occasions de réaliser des plus-values se font rares. Le nombre d’introductions en Bourse de sociétés high-tech est tombé en 2015 à son plus bas niveau depuis 2009. En outre, les grandes entreprises comme Google et Yahoo ont ralenti le rythme des acquisitions. D’après Chamath Palihapitiya, fondateur de Social Capital (fonds d’investissement) : « L’idée selon laquelle des pertes massives sont le chemin vers des profits massifs est erronée ».
Dans le même numéro du Monde, on trouve une interview avec Peter Thiel, cofondateur de PayPal, cocréateur de SpaceX et de Linkedin, qui ne croit pas à une deuxième bulle Internet : « Rien qu’en 1999, on comptait 300 introductions en bourse de sociétés technologiques aux États-Unis. En 2015, il n’y en a pas plus qu’une vingtaine… S’il y a une bulle aujourd’hui, c’est sur l’émission de monnaie par les gouvernements ou sur les taux d’intérêt négatifs dans de nombreux pays. Elle serait donc plutôt monétaire, ce qui fait que tout est surévalué.
Le monopole naturel de Google. « Il y a une différence entre un monopole naturel dynamique qui crée du neuf et un monopole statique qui se contente d’extraire de la rente, comme avant dans le courrier ou la téléphonie. Google est un monopole naturel dans la recherche. Facebook n’est pas un vrai monopole, car il y a beaucoup de concurrence dans les réseaux sociaux.
La quatrième révolution industrielle ? « Je suis sceptique. On a fait des progrès grâce au logiciel ou au mobile. Mais cela n’a rien à voir avec les précédentes révolutions. La vie a plus changé entre 1870 et 1930, avec l’arrivée de l’automobile, de l’aéronautique, que dans les quarante dernières années. Le smartphone, ça distrait plus qu’autre chose. On ne voit pas de gains de productivité, de croissance. […] Je rejoins les thèses de l’économiste Robert J. Gordon qui parle de grande stagnation, c’est un problème sérieux.
Quelle issue ? « Il y a de l’innovation dans l’informatique, mais pas assez dans l’énergie, le transport, l’espace, ou la révolution verte, autant de mutations dont on parlait déjà dans les années 1950. Pourquoi ? J’ai une réponse libertarienne [libertaire de droite] à ce problème. Je pense que c’est à cause de la régulation, qui n’a cessé de se renforcer ces dernières années, et du système éducatif, devenu trop conformiste. Tout cela entrave l’innovation ».
Sources : « Dans la Silicon Valley, de nombreuses start-up réduisent leur train de vie » (Jérôme Martin) et « Peter Thiel : « La régulation entrave l’innovation » », Le Monde, supplément Économie et Entreprise, 28-29 février 2016, p. 8 ; « L’homme qui ne croit pas à la troisième révolution industrielle » (Julien Damon), Les Échos, 11-12 mars 2016, p. 11 ; « Peter Thiel, « l’Europe et les États-Unis n’ont plus de vision claire de leur futur » » (entretien), Les Échos, 18-19 mars 2016, p. 13.
Il n’y aura pas de deuxième bulle Internet pour la simple raison que les startups de la Silicon Valley ne sont pas astreintes par les obligations légales d’une société cotée en bourse (publication d’un bilan trimestriel, etc.). L’essor rapide des fameuses licornes fait partie de l’émergence d’un domaine financier spéculatif au-delà de la bourse, c’est-à-dire à très haut risque. Un éclatement de la bulle financière de la Silicon Valley représentera à sa manière une évaporation de la richesse sociale, mais sans entraîner tout le monde dans sa chute. Que les grandes sociétés aient autant de capitaux à investir dans l’économie purement spéculative, sans la possibilité de récupérer leur mise en liquidités, démontre la réticence à investir dans l’économie « réelle », jugée peu rentable. D’après Peter Thiel dans un entretien publié dans Les Échos (18-19 mars) : « Les technologies de l’information créent des modèles monopolistiques qui récompensent les créateurs, les inventeurs. Dans les autres secteurs, les « business models » et les schémas macroéconomiques fonctionnent plutôt mal ».
L’économiste Robert Gordon, cité positivement par Thiel, prétend que la révolution numérique ne concerne qu’au premier chef la communication et le divertissement, soit 7% du PIB américain [1]. Selon lui, les robots et l’impression 3D ne révolutionneront pas la production de masse, pas plus que le Big Data plutôt utilisé dans le marketing. Il reste pessimiste à propos de la croissance, et s’inquiète de l’exacerbation des inégalités, l’érosion de la classe moyenne et le poids de l’endettement, sans oublier le vieillissement démographique. Les préconisations de Gordon sont clairement néo-keynésiennes : taxer davantage les riches, augmenter le salaire minimum, renforcer l’éducation. Comment alors un « libertarien » comme Thiel, qui s’affiche contre « la régulation » (fidèle en cela à l’idéologie « californienne » (Actualités # 23), et à sa pratique « d’optimisation fiscale ») peut-il s’aligner sur l’analyse de Gordon ?
Il se peut que Thiel, lucide comme d’autres entrepreneurs de la Silicon Valley (Actualités #38), s’inquiète du moins en partie pour la survie pérenne du capitalisme, miné par la montée des inégalités à un niveau pathologique. Il semble qu’il accepte le diagnostic de grande stagnation avancé par Gordon sans endosser ses préconisations politiques, d’autant qu’il voit la solution du côté de « l’innovation » technologique. Dans l’interview donnée aux Échos, Thiel met l’économiste social-démocrate Thomas Piketty dans le même sac que le populiste Donald Trump, tous deux étant symptômes d’une société en « très mauvaise santé » en raison d’un « pessimisme envahissant ». Il est significatif que Thiel défende « le monopole naturel » de Google dans le domaine de la recherche en ligne. Il est encore plus significatif qu’il voie l’avenir du capitalisme dans des domaines comme le transport, l’espace, l’infrastructure et surtout l’éducation, historiquement des « monopoles naturels » de l’État. L’analyse de Gordon prédit la création destructrice d’emplois (soit des pertes nettes importantes), plutôt que la destruction créatrice schumpétérienne (soit un déplacement des emplois) ; en cela, elle est rejointe par la prospective de la très orthodoxe Banque mondiale (Actualités #40). Comment alors maintenir la création de la plus-value en l’absence du travail « productif » ? La stratégie de la Silicon Valley se dessine en creux à travers la voix de Thiel : s’assurer d’une rente de situation (le modèle de Microsoft), en prenant la place de l’État (« monopole statique ») dans la provision de services vitaux, perspectif alarmant. Dans une dénégation sous forme d’attaque préventive, c’est l’ancien monopole public (postes, téléphonie) qui se retrouve accusé d’avoir extrait une rente. À ce titre, l’éducation publique, stigmatisée par Thiel pour son conformisme qui entrave l’innovation, et par Gordon pour sa dévaluation du niveau scolaire, sera un terrain de combat idéologique déterminant. Les contours du (pseudo-) débat à venir se devinent : monopole dynamique (privé) contre monopole statique (publique).
[1] Robert Gordon, The Rise and Fall of American Growth, Princeton University Press, 2016. Sur le « capital fictif » (ou spéculatif) et la Silicon Valley, voir Actualités #32. Pour une critique de la théorie schumpétérienne appliquée aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, voir dans la web-revue l’analyse de Philippe Bouquillion.
La publicité numérique est en grande difficulté
Le succès des logiciels bloqueurs de publicité (ad-blockers) depuis trois ans a été fulgurant. Une enquête récente (mars 2016) de l’Interactive Advertising Bureau (IAB) France avec Ipsos révèle que 30% des internautes français sont équipés de ce logiciel, pourcentage qui grimpe chez les moins de 24 ans, et chez ceux qui fréquentent les sites de jeu. « Ce chiffre confirme nos craintes et nous oblige à nous poser les bonnes questions pour faire face à ce fléau », dit David Lacombled, président de l’IAB France.
Les dernières études sur la publicité (Avis à la pub, publié par le Conseil de l’éthique publicitaire, Le Cherche-Midi, 2015) indiquent une forte montée des craintes d’intrusion de la publicité numérique (ou e-publicité) dans la vie privée, même si c’est le réseau social Facebook, dont la popularité ne se dément pas, qui est accusé par la justice d’avoir enfreint la loi quant à la protection de données personnelles. Avec du recul, on se rend compte de l’effet désastreux produit par l’énoncé cynique en 2004 du président de TF1, Patrick Le Lay, trop sûr de lui, concernant la vente du « temps de cerveau disponible ». Avoue Valérie Planchez, vice-présidente de l’agence Havas Paris, « On a mal fait notre boulot, qui consiste à informer, donner envie, jamais forcer ». Elle fait écho au mea culpa du vice-président de l’IAB américain Scott Cunningham, « nous avons perdu de vue l’expérience des utilisateurs ».
Justement, les techniques de captation des esprits se sont surautomatisées, transformées en algorithmes. « Comme dans la finance, on achète à présent de l’attention à partir d’un « trading desk », cela permet de gérer des milliers d’emplacements publicitaires à la fois, et à pousser une pub en quelques nanosecondes. Ajoutez à cela une offre d’espaces publicitaires largement supérieure… Le résultat est qu’on est bombardé ! », dit Benoît Tézenas du Montcel, fondateur de l’agence de webmarketing 360° Fahrenheit. La publicité déjà insupportable sur l’ordinateur l’est encore plus sur le mobile, où elle ralentit le chargement des pages et pompe le forfait de données.
Afin de sauver l’écosystème publicitaire en ligne, Google, leader mondial de la publicité numérique, a commencé à faire la chasse à la fraude : 780 millions de « mauvaises » publicités (mensonges, virus, phishing, etc.) ont été éliminées en 2015. La société PageFair estime que le manque à gagner, en raison des bloqueurs de publicités, se montait en 2015 à 21,8 milliards de dollars dans le monde. En France, malgré la perte de valeur liée aux bloqueurs (au moins 20%), le marché de la publicité numérique devrait progresser de 6% cette année à 3,4 milliards d’euros (selon le cabinet d’études PwC France).
Il y a tout de même péril en la demeure. Selon Benjamin Faes (Google), « si l’on arrive à des taux de blocage de 50%, il y a un vrai risque pour la survie des éditeurs, qui ne pourront plus financer des contenus et des services mis gratuitement à disposition des utilisateurs sur Internet ». Face à la pression de l’industrie publicitaire, les bloqueurs semblent avoir compris qu’un minimum de souplesse s’impose, dans leur propre intérêt. L’allemand Eyeo, éditeur du logiciel Adblock Plus, téléchargé plus de 500 millions de fois depuis son développement en 2002, laisse passer 700 sociétés figurant sur sa liste blanche, dont 10% sont des partenaires payants. Ces 70 sociétés privilégiées, qui affichent plus de 10 millions d’impressions (vues) publicitaires par mois, sont invitées à reverser jusqu’à 30% des revenus supplémentaires générés par l’inscription sur la liste blanche. Instauration d’un système à deux vitesses (racket ?) entre annonceurs qui acceptent de payer pour contourner le blocage, et les autres ? Pour le sociologue Dominique Wolton, président du Conseil de l’éthique publicitaire, et à ce titre défenseur (en faisant la morale à l’occasion) de l’industrie, l’affaire est entendue : « Les ad-blockers, tels qu’ils existent, sont une vraie arnaque et une fausse bonne autorégulation du marché de la pub ». Google ne dit pas le contraire, tant s’en faut : « Toute l’industrie a besoin de se regrouper autour d’une nouvelle norme, qui définira ce qui constitue une bonne expérience publicitaire en ligne ». En même temps, la recherche de solutions de neutralisation des ad-blockers attire de plus en plus de startups. L’industrie publicitaire hésite entre adaptation et contournement, avec des stratégies intermédiaires qui tendent vers l’un ou l’autre pôle.
Lors d’une rencontre récente avec l’Association des journalistes économiques et financiers, Maurice Lévy, grand publicitaire historique, a proposé que le consommateur puisse cocher les cases de la publicité qui l’intéresse, et bénéficier d’une compensation financière pour l’utilisation de ses données personnelles.
Pour le sociologue Dominique Cardon, professeur de l’université de Marne-la-Vallée, « la personnalisation publicitaire est peu efficace, car les données issues des régies publicitaires sont polluées. Les algorithmes ont beaucoup de mal à calculer les trajectoires et les goûts des internautes. La technique du reciblage, grâce aux cookies tiers, qui domine actuellement le marché publicitaire, donne des résultats souvent idiots. […] Malgré toutes les données qu’il possède sur les individus, [Facebook] ne fait pas mieux que Google, qui s’appuie sur un mot-clé de l’internaute qui, lui, tape un futur, un désir, une question. […] On doit absolument aller vers une individualisation du consentement du traçage. Chaque internaute doit pouvoir dire s’il accepte des règles du jeu qui, pour l’instant, lui sont imposées ».
Sources : « Internet Haro sur la publicité » (Nadine Bayle et Alexandre Piquard) ; « La pub numérique est comme un sparadrap collé au doigt » (Nadine Bayle), Le Monde, supplément Économie et Entreprise, 1er mars 2016, p. 6-7.
Voir aussi sur cette question, Actualités #36, novembre 2015.
Lire les autres articles de la rubrique.
Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)